INTERVIEW

OTHER SIDE (THE)

© Shellac

THE OTHER SIDE


Roberto Minervini

réalisateur


Un territoire en marge de la société américaine, un cinéma en marge de la norme actuelle : le réalisateur Roberto Minervini peut se prévaloir de proposer avec "The Other Side" une proposition de cinéma peu commune. Mais comme un tel film se révèle surtout déroutant au-delà de ce qu’il propose en termes d’intrigue et de contenu, il était indispensable de creuser davantage le sujet en sa compagnie, à l’occasion de sa visite-éclair au cinéma Comoedia de Lyon (où le film était présenté en avant-première).

Journaliste : Quels ont été les origines de ce projet, qui prend donc place cette fois-ci en Louisiane et qui suit votre trilogie située au Texas ?

Roberto Minervini : Le lien entre mes films réside avant tout dans les liens familiaux entre ceux que je filme. Le personnage de Lisa, qui joue dans "The Other Side", est en fait la sœur de Todd, qui était le père du joueur de rodéo dans "Le Cœur battant". La connexion est venue de là parce que la famille de Todd est originaire de Louisiane et que Todd avait eu un passé de criminel. En me rendant à West Monroe, j’ai découvert cette communauté de gens défavorisés et j’ai très vite eu envie de faire un film sur eux, afin de témoigner de leur quotidien.

Journaliste : Vous avez construit votre film selon les conventions d’un documentaire, mais sa structure appartient clairement au registre fictionnel. Comment avez-vous géré cet équilibre ?

Roberto Minervini : Je considère que, pour exprimer le fond d’une histoire, il est plus facile de s’exprimer par la fiction. Cela permet, entre autres, de recourir à des symboles ou à des allégories. Comme pour les autres films que j’avais faits, il me semblait évident que j’allais devoir puiser dans la fiction pour faire ce film-là. Au final, tout s’est construit à partir d’observations que j’ai faites auprès de ces personnes. Mon but est donc de traduire en fiction ce que j’observe, en comptant au maximum sur des effets de transitions, de mouvements et de déplacements pour créer des liens entre les scènes. De cette façon, on finit par aboutir à une histoire qui va d’un point A vers un point B.

Journaliste : La narration est très étrange : vous commencez par un très court préambule où apparaissent les miliciens, on découvre ensuite l’histoire de Mark et Lisa pendant une large partie du film, et on les abandonne à un moment donné pour retrouver les miliciens jusqu’à la fin du film. Quel était votre objectif avec ce parti pris ?

Roberto Minervini : Le film a été conçu dès le départ pour être formé de deux parties seulement. J’ai fait ce préambule au début du film avant tout pour montrer cette milice, mais aussi pour introduire en quelque sorte l’histoire avec Mark et Lisa. L’idée était de créer une énigme géographique et idéologique dès les premiers plans, un peu à la manière d’un jeu que l’apparition du titre contribue à entretenir. Il faut savoir que « the other side » est un terme qui vient de l’argot, il ne s’agit en rien d’une forme de séparation géographique. Aux Etats-Unis, cette expression désigne les personnes à exclure, celles qui sont considérées comme faisant partie « de l’autre côté », d’une zone que l’on a tendance à oublier ou à laisser à l’abandon. D’où le fait de commencer le film avec cette idée du chasseur et de la proie, pour mieux donner ce sentiment d’agressivité. Lorsque l’on revient soudainement sur la milice dans la dernière demi-heure du film, c’était avant tout pour relier la frustration de cette communauté du Sud des Etats-Unis à sa propre racine, qui est avant tout de l’ordre du politique. Ces gens-là sont fondamentalement contre le système, ils ont des penchants anarchistes très évidents, ils tiennent coûte que coûte à leurs libertés fondamentales (dont celle du port d’arme) et ils détestent viscéralement la politique de santé d’Obama. Cette milice paramilitaire rejoint à mon sens l’histoire de Mark et Lisa : dans les deux cas, il s’agit d’une communauté de gens qui cherchent à protéger leurs familles et leurs libertés. Le point de convergence de ces deux systèmes narratifs tient dans cette idée.

Journaliste : Dans ce territoire laissé à l’abandon, on voit beaucoup la drogue circuler. Est-elle présente là-bas depuis un long moment ?

Roberto Minervini : Oui, tout à fait. Je vis au Texas, et j’ai pu constater cela au fil des années. A l’origine, la drogue est arrivée dans les états de l’Ouest après la crise agricole dans les années 60. Il y avait trop de fertilisants en stock et d’ammoniaque chez les petits agriculteurs, et cela a contribué à faire grimper la courbe du chômage dans cette région. Il est d’ailleurs très facile de fabriquer de la drogue à partir de ce genre de produit. Et à partir du moment où l’Administration Reagan a tenté malgré elle d’entretenir une forme de « sélection naturelle » en plaçant ces personnes défavorisées à l’écart du reste de la société, cela a évidemment aidé cette propagation de la drogue.

Journaliste : Les prises de drogue et les scènes de sexe sont-elles non simulées ?

Roberto Minervini : Eh bien… j’imagine que oui ! (rires) C’est une très bonne question que vous posez là, parce que l’on touche ici à deux sujets qui heurtent ma sensibilité et mes préjugés. Avec la drogue, j’arrivais à encaisser le fait d’être témoin de cela, mais avec le sexe, c’était plus difficile. Lorsque l’on regarde Mark et Lisa dans leur intimité, on peut sentir qu’il y a une lutte de pouvoir entre eux. Je pense qu’ils ont fait cette scène d’amour avec une vraie confiance, même si c’était très intimidant pour moi de les voir faire ça devant une caméra. La drogue est quelque chose que j’avais pris l’habitude de voir, c’est beaucoup moins choquant à l’écran qu’une scène d’amour. Et comme les scènes sont réelles, j’ai donc choisi de filmer ce qui se présentait. Après, contrairement à ce que certains ont pu dire à propos de ces scènes, je ne pense pas que le sexe puisse être vu comme quelque chose d’humiliant. C’est avant tout un mode d’expression. C’est une façon pour les personnages de témoigner, de parler d’eux, d’être mis en lumière, et je comprends tout à fait cela. Il était néanmoins important pour ma part de discuter avec eux pour savoir comment procéder, afin de leur donner une certaine dignité dans la représentation à l’écran. Il est ici question d’éthique, en conséquence, mais certainement pas de jugement moral : si je devais juger mes personnages, le film deviendrait donc une sorte de manifeste personnel pour moi. Or, le film ne « juge » pas.

Journaliste : Les scènes du film sont-elles improvisées par les acteurs, répétées avec eux, ou s’agit-il au contraire de propositions qu’ils vous ont faites durant le processus créatif ?

Roberto Minervini : Je dirais qu’il n’y avait pas d’observation pure, mais ce n’était pas non plus des répétitions. C’était un peu entre les deux : le matin, on discutait de leur vie personnelle et de la journée qu’ils avaient prévu, et à partir de là, je leur disais ce que j’aimerais filmer et capturer à l’écran. La scène du petit déjeuner, par exemple, consistait à partager ce que j’ai vu la veille. J’ai donc des questions et des requêtes, je leur demande si je peux en savoir plus sur certaines histoires, et en fonction de leurs réponses, je décide d’une approche pour le reste de la journée. Il y a donc de l’observation et du jeu, tout cela est combiné. D’une certaine manière, on peut presque dire que les personnages ont eux-mêmes fait le film. Ils en sont la genèse. Je suis juste celui qui organise tout ça, qui met tout en forme, qui en extrait une trame narrative. C’est ma façon à moi de faire du cinéma. Les tranches de vie que je tourne reflètent une approche à la fois « micro » et « macro » de l’Amérique. Je pars du bas pour aller vers le haut, en essayant de faire en sorte que le particulier puisse réussir à atteindre le global. Ce que je montre dans le film est un échantillon de l’Amérique, c’est vrai, mais cela en fait partie et peut donc donner une autre perception sur ce pays.

Journaliste : A un moment donné, avez-vous perçu que les acteurs jouaient tels qu’ils étaient dans leur vie réelle ou avez-vous senti qu’ils essayaient parfois de « jouer un rôle », d’aller dans une direction sensiblement différente de leur personnalité ?

Roberto Minervini : Les acteurs restent eux-mêmes dans le film, je le pense sincèrement. Mais je peux en effet considérer qu’il peut aussi y avoir un aspect narcissique, proche de la performance, qui peut ressortir du résultat. Cela fait partie de la nature humaine et du rapport que l’on peut avoir à être devant une caméra. J’accepte totalement ce principe si cela permet aux acteurs d’exprimer une partie d’eux-mêmes. Mettre en scène une vérité difficile à traduire peut engendrer chez eux l’envie de jouer, mais je peux très bien m’en accommoder à partir du moment où je sens une justesse dans leur jeu. Parfois ils se sont amusés de cette liberté et ont choisi de réagir en tant qu’acteurs, et je pense qu’on le ressent bien dans le film.

Journaliste : Comment avez-vous bâti votre mise en scène, et plus spécifiquement, quels ont été vos choix photographiques pour aboutir à cette esthétique très soignée et élégante, en cela assez éloignée du naturalisme sale d’un cinéaste comme Larry Clark ?

Roberto Minervini : Je ne filme qu’en lumière naturelle, avec une caméra RED Epic X 5K. Cette caméra portée m’offre une mobilité et une rapidité d’exécution qui convient à mon désir de rester dynamique tout au long du tournage. La photographie doit avant tout donner une dimension intérieure plus importante, elle doit exprimer et refléter celle des personnages. Je précise aussi que je suis quelqu’un de très vigilant et sensible par rapport à la lumière : pour vous en donner une idée, je peux carrément arrêter une partie du tournage si la lumière n’est pas bonne. Cela étant dit, ce n’est pas une question d’esthétique à proprement parler. Je pense simplement que, s’il n’y avait pas une bonne lumière, cela aurait rajouté encore plus de lourdeur et de glauquerie sur les personnages.

Journaliste : Et au vu de ce travail, le processus de montage a-t-il été long ?

Roberto Minervini : Le montage a duré cinq mois, mais, comme vous avez pu le deviner à travers notre discussion, le scénario n’a été écrit qu’une fois le tournage finalisé ! J’ai donc créé le film à partir de ce que j’avais récupéré, à savoir 150 heures de rushes. Il me restait alors à déterminer ce qu’il fallait garder ou pas, et de tout assembler pour aboutir au montage que vous avez vu.

Journaliste : Quelle a été la réaction des acteurs en découvrant le film ?

Roberto Minervini : Certains miliciens étaient venus voir le film à Cannes. Ils l’ont bien aimé parce qu’ils ont trouvé que le film ne les trahissait pas, qu’il les représentait de façon honnête… Bon, bien sûr, certains Français ont grincé des dents par rapport à la question des armes ! (rires) Quant à Mark et Lisa, ils ne peuvent pas voyager à cause de problèmes légaux et juridiques. Ils n’ont donc pas encore vu le film, mais ils ont quand même vu tous les rushes pendant le tournage.

Journaliste : Et avec ce film, voulez-vous entamer une nouvelle trilogie consacrée à la Louisiane ?

Roberto Minervini : Je pense honnêtement qu’avec ce film, j’en ai plus ou moins fini avec le cinéma. Ça constitue une quantité de travail et une charge émotionnelle qui me paraissent si fortes. L’idée n’est pas pour moi d’aller dans un endroit pour simplement y tourner un film, mais plutôt d’y vivre et de m’en imprégner. J’ai donc besoin de faire une pause et de réfléchir sur ce que je pourrais faire après…

Propos recueillis par Guillaume Gas
Partager cet article sur Facebook Twitter