© Bac Films
Après plusieurs années de fuite, Luo Hongwu revient enfin à Kaili, sa ville natale, afin d’y retrouver Wan Qiwen, la femme qu’il a toujours aimée et qu’il n’a jamais pu effacer de sa mémoire. Vient alors se mêler le souvenir de son ami Wildcat, dont il revoit souvent la mère. Et soudain, un autre univers chargé de souvenirs et de réminiscences prend place…
Là, c’est le choc. La sensation de découvrir un film qui ne ressemble à aucun autre. Le fait de se surprendre à s’émouvoir de la puissance du langage cinématographique comme si nous étions soudain revenus à l’époque du muet. La croyance totale envers l’importance d’un langage qui, loin des discours prémâchés et des pensums dépourvus de toute réflexion, se veut avant tout la porte ouverte à une expérience de cinéma qui se vit davantage qu’à un film qui se regarde. Sensation maousse de la dernière livraison cannoise (où public et critique furent mis à genoux lors de sa projection à Un Certain Regard), le deuxième film de Bi Gan – à peine 28 ans au compteur ! – est bel et bien ce qu’il est convenu d’appeler une date. On s’était déjà fait une idée du talent de ce jeune réalisateur chinois en découvrant l’excellent "Kaili Blues", sorti en catimini il y a presque deux ans, dans lequel son goût des errances narratives hypnotiques et des plans-séquences étirés à l’infini en faisaient presque le nouvel étendard d’un principe d’immersion cinématographique, axé sur l’imprégnation d’un cadre et d’une atmosphère, quelque part entre Bela Tarr et Wong Kar-waï. À cette liste de références glorieuses, il faudra désormais y rajouter les noms de Gaspar Noé, d’Apichatpong Weerasethakul et surtout de David Lynch, tant "Un Grand voyage vers la nuit" – titre à la promesse tenue de bout en bout – s’incarne en rêve de cinéma, visuellement dément et perpétuellement inspirant.
Commençons déjà par préciser une chose : un film de Bi Gan n’est pas fait pour être compris, mais ressenti. Refusant les scènes explicatives au profit d’un fil narratif qui se veut riche en surprises, le réalisateur s’embarque ici dans une plongée fascinante au cœur de la mémoire qui mise sur la cassure, la rupture et la répétition de motifs dans un environnement tour à tour concret et onirique. On ne sera pas surpris d’apprendre que le récit, conçu au départ comme un pur film noir dans la ligne d’"Assurance sur la mort" de Billy Wilder, aura subi en fin d’écriture une déconstruction totale des repères temporels et de la notion de linéarité. Structuré en deux parties à la manière de très nombreux films bicéphales (de "Mulholland Drive" à "Tropical Malady", la liste est longue…), le film ne tarde pas à dévoiler ce qui le motive : une première partie qui s’échine à mettre en perspective la place du souvenir dans un amas de temporalités éparpillées façon puzzle, et une seconde partie qui cherche à recomposer ces mêmes souvenirs de façon tactile et sensitive dans un espace visualisé en temps réel. D’où l’idée de génie qui aura laissé le public cannois bouche bée : un plan-séquence inouï de soixante minutes, riche d’une force immersive surmultipliée par l’usage du format 3D, où une réminiscence du passé peut soudain trouver une furieuse incarnation tridimensionnelle, tangible et vibrante.
Certes, face à tant de films récents qui utilisent le plan-séquence sous le prétexte fallacieux du principe de « réalité filmée sans trucage ni mensonge », il pourrait y avoir toutes les raisons de conchier ce genre de coquetterie scénographique. Sauf que Bi Gan a l’intelligence de l’utiliser comme une arme de persuasion massive. Portée par une virtuosité sidérante qui donne à chaque début de déviation narrative la logique d’un rêve éveillé, ce plan-séquence ne suscite ni ennui ni néant émotionnel. La douceur planante des travellings ont force de plongée dans un inconnu onirique, le choix d’un filmage à la troisième personne renoue souvent avec le sentiment d’immersion suscité par certains jeux vidéo, et la puissance visuelle mise en commun avec la simplicité du pitch – un homme lancé à la recherche d’une femme – bâtit un pont entre les écrits nostalgiques de Patrick Modiano et les ambiances mémorielles de Wong Kar-waï. À moins que cet effet visuel ne consiste à laisser le protagoniste fuir le passé au profit d’un autre espace mental, dans lequel un nouvel amour peut naître, réel ou fantasmé, conscient ou inconscient ? Quand on vous disait que David Lynch n’était pas loin…
À quel genre appartient "Un Grand voyage vers la nuit" ? Film noir ? Romance ? Fantastique ? Science-fiction ? On ramera à vouloir étiqueter le film dans une seule de ces catégories, puisqu’il réussit à toutes les combiner. Disons simplement que le résultat relève autant de la poésie que de la magie pure : chaque plan, somptueux dans ses couleurs et ses perspectives, chaque intention de montage, riche de mille niveaux de lecture, et chaque choix musical, évanescent au plus haut point jusqu’à nous donner la sensation de flotter (merci à Lim Giong, déjà fortiche sur le "Millennium Mambo" de Hou Hsiao-hsien !), cimentent un geste de cinéma qui nous invite à quitter le plancher des vaches, à se sentir transcendé par la grâce taboue d’un mouvement de caméra impossible, et à ne jamais oublier cette notion de « réalisme magique » qui caractérise plus que jamais notre art préféré. De toute façon, tenter de décrypter l’intégralité de ce film après une seule vision est une gageure que l’on ne se sent pas capable d’accomplir. Il faudra y revenir encore et encore, comme on revient souvent à ce qui nous obsède, comme on peut parfois se surprendre à redécouvrir le cinéma pour la première fois au détour d’un film que l’on n’attendait pas. Oui, c’est un chef-d’œuvre. Et oui, c’est un choc. De ceux qui arrivent une fois tous les vingt ans.
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