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réalisateur, co-scénariste et acteur
Journaliste :
C’est une prise de risque de faire un film sur un tel sujet ?
Mathieu Kassovitz :
Il y a deux prises de risques. Il y a celle de se dire que l’on veut faire ce film et que des gens en face vous répondent : « oui, mais peut-être dans dix ans ». Les voyages que l’on fait pour aller leur parler, les convaincre, apprendre, et le fait de partir avec une équipe pour voir comment on peut faire ce film et revenir en se disant que finalement, il n’y a pas de film possible, c’est déjà une grosse prise de risque financière. Au bout d’un moment, on se retrouve avec beaucoup d’argent dehors et même pas de préparation de film. J’ai tenu pendant cinq/six ans avec ma boîte, puis quand j’ai fini par la couler et que je n’en pouvais vraiment plus, je suis allé voir Nord-Ouest (Christophe Rossignon et Philip Boëffard), qui m’a aidé en prenant ce risque accumulé. Ils ont bien vu que je ne lâcherais pas, que, sans eux, je ne pourrais pas le faire et que c’était un risque à prendre parce que c’était un film à faire, tout simplement. L’autre prise de risque, celle par rapport au film en lui-même, était de ne pas rendre justice aux victimes de cette affaire, les Kanaks, et de ne pas les rendre humains. Leur unique demande, lorsque je suis allé les voir pour faire ce film, était de faire entendre la légitimité de leur combat, et pour cela il fallait les sortir de la qualification de terroristes qu’on leur colle sur le dos depuis trente ans. On a fait ce film pour les humaniser, puisqu’ils ont été déshumanisés pendant trente ans. On retrouve le même phénomène avec ces jeunes de banlieues qui ne sont pas respectés et qui ont des problèmes d’appartenance à notre société. On continue à leurs taper dessus en leur disant : « Adaptez-vous, adaptez-vous ! ». Ça ne se passe pas comme cela. Il faut respecter les gens pour qu’ils vous respectent en retour, et les Kanaks sont vraiment pro français, curieusement. Quand vous parlez avec les anciens, ils vous disent : «Mais nous on connaît la Marseillaise de A à Z, pas juste de A à B comme vous le faites au football, et on la chantait plus fort que tout le monde parce qu’on était fier d’être français ». Cette fierté, elle s’est retournée contre eux et ils sont deux fois plus malheureux. Il faut du respect et les choses avancent sans problème. Mais il faut que la France respecte le fait qu’on est chez des gens qui sont là depuis des millénaires et qui ont une façon de fonctionner qui marche. Leur société tient debout et on n’a pas le droit de mélanger l’aide humanitaire avec de la possession de lieux, et de changer d’attitude en leurs disant d’arrêter de se comporter en sauvage et d’accepter les lois de la République. Ça ne passe pas.
Journaliste :
Justement, au cœur du film il y a la question de l’intégrité. D’abord du côté du personnage principal qui souhaite rester intègre, mais les circonstances vont l’obliger à agir contre sa contre conscience, et aussi de votre côté, en tant que cinéaste, pour être le plus juste possible face aux événements. Etait-ce cela l’enjeu de votre jeu d’acteur et de metteur en scène ?
Mathieu Kassovitz :
Oui. En fait, en discutant avec Philippe (Legorjus NDLR), je me suis rendu compte qu’il ne s’était pas désengagé de ses responsabilités, il est allé jusqu’au bout. Alors, lorsqu’on survole ce qui s’est passé, on se dit que ce qu’il a fait est terrible. Il a trompé, il a trahi ses propres convictions et il a participé à la mort d’hommes. Donc c’est quelque chose. En tant que civil, je regarde cela comme une tragédie énorme et j’imagine un personnage qui a suivi cette tragédie avec beaucoup de conflits, de souffrances, etc. En fait, quand je rencontre Philippe, j’ai plutôt à faire à un professionnel. Un capitaine du GIGN capable de garder la tête froide, qui ne se laisse pas emporter par ses émotions. Donc Philippe, dans son approche, est allé au bout de sa démarche, il a tout essayé et pris ses responsabilités. Et ce dont je me suis rendu compte en faisant ce film, c’est qu’il fallait endosser toutes les responsabilités. C’est pour cela que j’ai choisi de jouer le rôle. Ça a rassuré les Kanaks et au final, il y a un film que je peux défendre face à vous, que vous aimiez ou non, parce que je l’ai complétement intégré et que j’en suis le responsable de A à Z. Tout comme Philippe Legorjus peut vous expliquer sans aucun problème sa démarche pendant les dix jours. Ce qui pour moi le sauve, c’est qu’un an plus tard, il est parti du commandement du GIGN car il s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus continuer à travailler comme cela, contre sa morale. C’était pour moi la plus grosse responsabilité sur le projet.
Journaliste :
Quel travail de recherche avez-vous effectué en amont de la production ?
Mathieu Kassovitz :
La première fois qu’on est allé voir les Kanaks en 2001, ce n’était pas avec un scénario écrit. C’était déjà pour leur demander s’ils nous permettaient d’écrire un scénario. Chose à laquelle ils ont répondu : « Vous faîtes ce que vous voulez ! Ça ne veut pas dire que vous pourrez le faire avec nous et que vous pourrez le faire maintenant.» Donc on est reparti, j’ai écrit un premier jet qui m’a pris environ deux ans. Puis au fil des négociations avec les Kanaks et les politiques, on apprend. On passe de la version deux à la trois, la quatre, la cinq, jusqu’à vingt-cinq au bout de huit ans, des versions qui s’alimentent à chaque coutume, à chaque voyage. Puis les gens, sachant que l’on fait ce film, viennent nous voir, nous écrivent des lettres, témoignent. J’ai eu des informations très importantes par des gens qui sont venus au casting, d’anciens soldats qui m’ont donné des renseignements que personne d’autre ne m’aurait donnés. Informations corroborées ou contredites par les Kanaks et inversement. Certains Kanaks entre eux n’avaient pas la même idée, la même vision de ce qu’il s’est passé, donc on a fait beaucoup de travail là-dessus. On a fait des milliers et des milliers d’heures de coutumes qui sont des moments où les gens racontent leur histoire, disent pourquoi ils sont d’accord ou pas d’accord et pendant tout ce temps-là, on apprend. On fait de la politique pour un film comme celui-ci. On a des gens en face de nous qui sont extrêmement sensibles et à fleur de peau. C’est comme si on faisait un film sur vos parents. On a fait tout un travail de journaliste forcé. Heureusement que ça a pris du temps finalement, car ça nous a permis d’aller au bout de l’histoire et de maîtriser le sujet.
Journaliste :
En passant tellement de temps avec les Kanaks, est-ce que vous n’avez pas eu envie de centrer le film sur Alfonse plutôt que sur Legorjus ?
Mathieu Kassovitz :
Ah si. A chaque fois que je revenais de voyage de Nouvelle Calédonie, je me demandais ce que je foutais à ne pas me concentrer sur les Kanaks. Et les Kanaks eux-mêmes me demandaient pourquoi je mettais autant d’énergie à raconter l’histoire de Philippe Legorjus. Lorsque je leur ai apporté le scénario cinq ans après notre première rencontre et que les cinq premières pages traitaient de Philippe Legorgus avec sa femme, à la maison, ils ont flippé. Ils m’ont dit : « On croyait que tu faisais un film sur notre histoire ». Je leur ai dit : « Oui, mais moi je suis obligé de prendre un axe. Et mon axe, ça ne peut pas être Alfonse Dianou. Je ne peux pas raconter l’histoire du point de vue d’un personnage qui n’est au courant de rien. Par contre, avec Legorjus, j’ai un personnage qui a tout vécu et qui a circulé partout et au centre de l’histoire, nous avons le personnage qui a trahi. On va l’examiner et s’il est vraiment votre traitre, on va l’exposer. Ce n’est pas parce que c’est le personnage principal que l’on va en faire un héros hollywoodien ». J’avais la chance d’avoir un personnage qui était partout, sur le théâtre des opérations et dans les états-majors. J’ai eu aussi la change d’avoir cette personne-là en face de moi et de pouvoir lui poser des questions. Je n’ai pas Alfonse Dianou avec moi. Je ne peux pas le faire parler de ses problèmes avec ses hommes. Ça ne serait pas intéressant et surtout je ne saurais pas le faire. Donc j’ai très vite expliqué aux Kanaks que j’allais suivre ce personnage-là et ils ont compris le point de vue. Et puis à partir du travail que l’on a fait, des discussions que l’on a eues, ils ont rencontré Philippe Legorjus et ils ont vu qu’il avait été trahi. Ils ont très vite compris qu’il n’avait pas réussi à travailler donc la responsabilité n’est pas entièrement sur lui, même si il y a des gens qui voit en sa personne un symbole qu’ils aimeraient mettre à mal. Ils ont assez d’intelligence et de recul pour comprendre que ça venait d’en haut.
Journaliste :
Je suppose que c’est aussi pour vous une chose intéressante de marier le thriller politique et le film de guerre…
Mathieu Kassovitz :
Lorsque vous lisez le livre dont est tiré le film (« Enquête sur Ouvéa »), je suis persuadé que n’importe quel scénariste ou cinéaste pense qu’il y a matière à faire un film. Malheureusement, c’est le type de livre qui se pose sur une étagère et dont on ne parle plus du fait de la complexité du projet. Comment aller voir les Kanaks etc… Pour ma part, si le film s’est fait, c’est parce que j’ai eu la chance de croiser quelqu’un qui les connaissait et qui m’a permis d’aller les voir. Pour moi, c’était l’histoire parfaite. C’est shakespearien, c’est philosophique, c’est guerrier, c’est politique, c’est tout ce qu’il faut pour faire un bon film. Après, la difficulté était de concentrer ces dix jours en deux heures, pour que tout soit compris : la complexité de la culture kanake, de la politique en France, des relations avec les militaires…
Journaliste :
Votre travail de mise en scène est particulièrement impressionnant. En particulier le plan séquence de la scène de l’assaut final…
Mathieu Kassovitz :
C’est une série d’accidents qui amène à des résultats qui auraient pu être désastreux et qui finalement vous plaisent aujourd’hui. Dix jours avant le tournage, on m’a dit : « il y a un problème. On a dix jours de trop sur le budget ». J’avais deux semaines pour faire l’assaut. J’ai dit : « bon ben on vire l’assaut. On le fera en 3 jours ». Il n’y avait rien d’autre à faire. Je ne pouvais raccourcir nulle part ailleurs. J’avais mon reportage qui était fait. Tout mon travail de journaliste. Si j’enlevais une phrase là ou autre part, je perdais pied. Puis quand on arrive à deux semaines du tournage de l’assaut, on se dit qu’on a tout de même besoin de deux semaines pour filmer la scène. Mais il n’y a que trois jours alors il faut trouver une idée. Alors tu te réunis avec l’équipe et tu trouves une solution au problème. C’est génial, moi, j’adore ! Tu n’as jamais assez de pognon quand tu fais un film, de toutes façons. Et lorsqu’on te dit que t’as moins que prévu, eh bien, il faut trouver des solutions drastiques. Alors parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Mais lorsque ça fonctionne, c’est encore plus fort. Et je vous garantis que la majeure partie des scènes que vous préférez dans vos films préférés sont des accidents. C’est Marlon Brando qui en a marre, qui a un rendez-vous dans vingt minutes, qui veut torcher la scène et en une seule prise et qui se barre. Lorsqu’on voit ce que ça donne on fait « wow ! ». Il ne s’est même pas rendu compte de ce qu’il a donné. Jouer avec l’imprévu peut parfois rendre service à votre film. Pour en revenir à l’assaut, ces contraintes m’ont finalement permis de me recadrer sur le centre de mon propos. Car si j’avais eu ces deux semaines pour filmer l’assaut, j’aurais fait quoi ? Quitter mon personnage principal pour simplement aller filmer des gens se faire tirer dessus ? Raconter ce qu’il se passe avec les otages et Alfonse Dianou dans la grotte ? Cela voulait dire que j’étais obligé de quitter mon point de vue et de passer à quelque chose où, même moi, j’ai du mal comprendre ce qu’il s’est réellement passé puisque beaucoup d’informations se contredisent. Ces contraintes financières vous obligent effectivement à aller à l’essence-même de que l’on veut raconter et c’est généralement ce qui donne les choses les plus belles et les plus intéressantes au cinéma…
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