PORTRAIT

MARIANNE CHAUD

Réalisateur

Portrait

En langue locale, « Angmo » signifie « Celle qui est capable d’agir », un prénom qui est traditionnellement celui des jeunes femmes dans les chansons d’amour. Cette appellation affectueuse est celle que les habitants du Karnak ont choisie pour Marianne Chaud, dont le prénom ne cessait de leur échapper ; elle a aussi, pour l’occasion, dessiné un trait d’union culturel et affectif entre elle et eux, entre la Française aventureuse et ses interlocuteurs du Zanskar. En rejoignant les hauts plateaux himalayens du Cachemir indien, poussée par son imaginaire d’enfance et l’image qu’elle se faisait de ces montagnes, Marianne est donc devenue « Celle qui est capable d’agir », autrement dit celle qui a su se débarrasser des oripeaux du conformisme occidental pour partir en quête d’un réalisme abrupt, et d’une façon de transmettre le témoignage de cette réalité. Il ne lui manquait que le meilleur moyen d’adresser ce message.

Pour cette native des Hautes-Alpes, dont le village rural du Puy-Saint-Vincent a vu sa population d’agriculteurs être progressivement remplacée par des urbains amateurs de ski, le départ pour le Ladakh est une évidence. Des années après sa naissance en 1976, à un âge où la plupart des adolescents seraient incapables de situer l’Himalaya sur une mappemonde, Marianne absorbe avec voracité les récits de ses amis alpinistes partis affronter les hauts sommets asiatiques : « Avec les récits qu’ils me faisaient, je me suis construit un puissant imaginaire autour de l’Himalaya bouddhiste ». Cette spiritualité exotique, tellement différente de la nôtre, tellement plus libre d’esprit, produit sur elle une fascination génératrice de surprises : elle se souvient avec émotion de l’un de ses voyages au Karnak, durant lequel une femme sauva une mouche qui se mourait de froid. « Il fallait aider cette petite vie comme n’importe quelle autre, confie-t-elle. La pratique du bouddhisme implique que Bouddha est en chacun de nous, et qu’il faut le faire grandir en cherchant à s’améliorer. Ce n’est pas un dieu auquel on demande des choses : c’est à nous de faire l’effort. » Cet existentialisme nourrit son geste de cinéaste, elle qui se bat humblement pour enregistrer le réel tel qu’il advient, sans être en quête de l’événement spectaculaire. L’événement, c’est la vie elle-même. Elle pourrait faire sa doctrine du mot d’Henry Miller lorsqu’il écrivait : « Le monde est, nous sommes ».

Ses études d’ethnologie sont un prétexte à l’échappée heureuse vers l’Inde. À partir de 1996, elle commence à effectuer des voyages réguliers dans le Ladakh, auprès des communautés qu’elle apprend doucement à connaître. Elle apprend leur langue – c’est la clé de la communication, soufflée par un autochtone : « Quand les hommes parlent la même langue, ils se rendent compte qu’ils sont faits de la même matière ». L’humain est une « matière », une substance qui se modèle en suivant une logique humaniste. D’où la limite atteinte par la jeune étudiante qui peine à poursuivre son doctorat sur les relations entre les hommes du Ladakh-Zanskar et leur territoire : « Je me suis rendue compte que j’étais plus intéressée par les relations que je tissais avec les habitants. Il m’était difficile d’en tirer un savoir abstrait à coucher sur le papier, de transformer cette empathie en connaissance scientifique. » Et puisqu’une thèse est un mix impossible entre la sécheresse scientifique et la chaleur de la plume, elle abandonne la graphie au profit de l’image, met ses notes de côté et regarde de nouveau vers les gens avec une ambition nouvelle : « La Nuit nomade », son troisième documentaire en tant que réalisatrice, est la matérialisation de ce mémoire brisé, le regard d’une ethnologue qui « n’a jamais réussi à dépasser la limite des relations individuelles ». Peut-on lui en vouloir d’avoir préféré l’humain à la feuille de papier ?

Au hasard du tournage d’un numéro d’Ushuaïa dans la région, Marianne s’invite comme spécialiste de la culture locale. C’est en voyant les rushes qu’elle découvre un moyen d’expression d’une richesse inouïe. « L’équipe de Nicolas Hulot venait tout juste d’arriver, personne ne connaissait la région, et néanmoins, leurs images parvenaient à faire passer plus de choses que je ne pouvais espérer en traduire malgré mes mois de présence. » La caméra s’impose dès lors comme un besoin. Avec un opérateur de l’équipe d’Ushuaïa, Jean-Michel Corillion, ils écrivent un scénario qu’ils soumettent à la société de production ZED puis à France 5 – c’est la naissance de « Devenir femme au Zanskar ». Malgré une équipe réduite de quatre personnes, la cinéaste en herbe n’est pas satisfaite. Leur présence est par trop intrusive et inhibe toute spontanéité. Elle absorbe ce qu’elle peut – durée des plans, montage, fonctionnement de la caméra – et décide de se lancer seule dans l’aventure, d’abord avec « Himalaya, la terre des femmes » en 2007, puis « Himalaya, le chemin du ciel » dans un monastère, l’année suivante ; à force d’abnégation, elle convainc les moines de la laisser filmer leur quotidien. Avec, pour seule compagne, une caméra numérique et des batteries solaires.

Nourrie du meilleur du cinéma documentaire, elle emprunte à Stéphane Breton la subjectivité de sa caméra et à Raymond Depardon l’étendue pointilleuse de ses plans ; elle se donne pour axiome l’honnêteté de la mise en scène et pour enjeu de débusquer l’intensité du quotidien. Le regard ethnique s’est fait technique, l’œil s’est changé en objectif sans pour autant devenir péjorativement subjectif. C’est que la jeune femme ne veut surtout pas juger ceux dont elle capte avec précision le mode de vie : « En aucun cas je ne me permettrais de leur dire de rester sur place ou de partir à la ville ». Même si la disparition de cette grande richesse a décidément quelque chose de tragique.

Ce refus de l’intrusion ne décide pas seulement de son travail de cinéaste : il dicte sa conduite au jour le jour, chaque fois qu’elle quitte la France pour l’une de ses longues visites au Ladakh. Tous les ans, elle y retourne et fait le tour des différents villages qu’elle connaît, de tous les locaux qui ont croisé sa vie. Elle leur organise des projections sauvages de ses films et s’amuse lorsqu’ils s’étonnent de ne pas retrouver sur l’écran les centaines d’heures de rushes qu’elle a accumulées. Même si cette aventurière apprécie de retrouver ses amis et son confort quand elle retrouve ses propres montagnes, six mois par an, elle regrette ce qu’elle laisse derrière elle : « Le plus difficile, c’est de s’extirper de la communauté pour redevenir un individu. Chez eux, tout est ouvert, tout le monde se connaît, chacun dépend des autres de façon matérielle. Chez nous la communauté n’existe plus – il nous reste à peine de minces réseaux. » C’est pourquoi faire un film dans le Ladakh est presque devenu un prétexte ; c’est pourquoi elle y retournera pour son prochain projet, une fiction avec un vrai scénario et de vrais comédiens. « Ma vie là-bas nourrit ma vie en France », glisse-t-il, le regard épanoui. « C’est mon métier, mais c’est aussi ma vie. » Impossible de le comprendre si l’on n’a pas constaté avec quel plaisir son regard-caméra s’attarde sur la pente progressive d’une montagne ou sur l’intérieur modeste d’une habitation. Elle conclut : « J’aimerais qu’à la fin de

Eric Nuevo
Partager cet article sur Facebook Twitter