INTERVIEW

SAINT AMOUR

© Le Pacte

SAINT AMOUR


Benoît Delépine & Gustave Kervern

réalisateurs


Rencontrer une partie de la fine équipe du Groland – qui plus est autour d’une table remplie de boustifaille – était en soi la promesse d’un entretien placé sous le signe de l’humour et de l’insolence. Sauf que Benoît Delépine et Gustave Kervern sont à l’image de leurs films, à savoir sensibles et atypiques. Leur nouveau long métrage "Saint Amour" est le signe d’un retour aux fondamentaux, avec deux grands acteurs (Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde), du vin à engloutir et des moments de grâce à embellir. Interview avec deux bons vivants qui aiment autant la gaudriole que le partage.

Journaliste : Par rapport au caractère très minimaliste de "Near Death Experience", y avait-il un choix délibéré de revenir en « terrain connu » avec "Saint Amour" ?

Benoît Delépine : C’est un peu plus compliqué que cela, à vrai dire. Après "Le Grand Soir", on avait envie de revenir vers les origines de notre aventure cinématographique. D’où l’idée de réaliser un film « minimal ». Dans un premier temps, ce film se passait intégralement au Salon de l’Agriculture, et était centré sur l’aventure d’un père et d’un fils qui se rejoignaient dans ce décor. On pensait faire ce film en une dizaine de jours, mais comme l’histoire se terminait par un suicide paysan, cela devenait davantage un film très noir, axé sur le malaise paysan, et forcément, les organisateurs du Salon n’avaient pas trouvé ça intéressant.

Gustave Kervern : On y parlait des pesticides, tout ça… (rire général) C’était un festival d’erreurs !

BD : Du coup, on n’avait pas le droit de tourner durant toute la durée du Salon, et comme le fait d’y tourner avec toute cette ambiance inouïe était une partie très importante du projet, on a finalement renoncé au projet. On a donc fait ensuite "Near Death Experience", qui correspondait alors tout à fait à nos envies de cinéma expérimental, avec Michel Houellebecq qui finissait l’histoire là encore par un suicide… non pas dans le monde paysan, mais plutôt dans celui de la téléphonie, en quelque sorte ! (rires) Pourtant, on était encore très attachés à cette idée de tourner un film au Salon de l’Agriculture, et c’est Gustave qui a lancé l’idée pendant la promotion de "Near Death Experience". Un jour où l’on présentait le film au public, on nous avait demandé quel était notre prochain film, et Gustave avait lâché : « Une route des vins avec Depardieu et Poelvoorde ! ». Evidemment, la salle a explosé de rire ! Et ce qui était au départ une simple blague est finalement devenu une envie de cinéma.

GK : Il faut aussi préciser qu’on avait au départ contacté un acteur qui s’appelle Jean-Roger Milo, qui s’était retiré du métier pour aller vivre dans la montagne, et que Benoît avait réussi à convaincre de revenir au cinéma pour ce projet. C’était lui qui devait à l’origine jouer le rôle de Michel Houellebecq dans "Near Death Experience", mais ça n’a finalement pas collé… Quant au fait de jouer dans le Salon, on s’est rendu compte que faire un film entier là-dedans était impossible d’un point de vue logistique. C’est ce qui fait que la route des vins est entrée dans l’intrigue. Il avait été prévu au départ de la faire à l’intérieur même du Salon, en passant d’un stand de vin à un autre, mais on a finalement choisi de faire sortir les personnages du salon et de partir sur un road-movie.

Journaliste : Cela veut-il dire que les scènes que vous avez malgré tout tournées au Salon sont des scènes « volées » ? Ou s’agit-il au contraire de scènes tournées avec l’autorisation du Salon ?

BD : Il y a eu malgré tout l’accord du Salon, mais on ne leur a pas dit qu’on allait y tourner des scènes de comédie. On leur a indiqué que c’était plutôt pour tourner des plans d’ambiance, et que les scènes de comédie seraient tournées à part. Or, avec Gustave, on déteste travailler en studio, parce qu’on y perd tellement de vie et de naturel par rapport à un décor réel. Donc, on a tenté le coup en tournant quelques scènes de comédie là-bas et en utilisant pour la première fois une deuxième caméra – ce qui ne nous était jamais arrivés ! Jusqu’à présent, nos films étaient faits avec des plans-séquences, des images fixes et assez léchées, des plans proches de tableaux cinématographiques, ce qui ne nécessitait pas l’usage d’une seconde caméra. Mais ici, les contraintes du tournage dans un lieu pareil nous démontraient bien qu’on devrait parfois « voler » certaines images, en étant parfois pris par le temps, voire même dérangés par le public du Salon. Et c’est finalement ce qui s’est passé : dès que Depardieu et Poelvoorde étaient reconnus par quelqu’un, c’était difficile de gérer quoi que ce soit. D’ailleurs, si vous regardez bien les premières scènes, vous pouvez apercevoir des effets de flash photo sur leurs visages.

GK : On a été parfois obligé de tourner avant l’ouverture, à un moment où les gens n’étaient pas encore là. Cela consistait à slalomer avec les autorisations du Salon, avec les gens, les éleveurs... C’était difficile.

Journaliste : Comment dirige-t-on Depardieu et Poelvoorde, surtout lorsqu’ils doivent se donner la réplique ?

BD : Disons qu’heureusement, on avait déjà travaillé avec les deux, mais séparément… Enfin non, il y avait une scène dans "Mammuth" où ils se donnaient la réplique. Ça avait duré une journée pour la tourner, et je peux vous assurer qu’on s’en souvient encore, Gustave et moi. Ça avait été quelque chose. Leur complicité est assez incroyable lorsqu’ils partent dans le délire. On s’attendait donc à ce que ce soit complexe, mais vu qu’on avait déjà un vécu avec eux, on s’en est bien sortis.

Journaliste : Est-ce qu’ils improvisent par rapport aux directives que vous leur donnez ?

BD : Pas tellement. Bon, déjà, ce n’est plus un secret pour personne vu qu’il en parle dans une interview récente, mais il faut savoir que Gérard travaille désormais avec une oreillette. Le texte, il le respecte au mot près. Quant à Benoît, il cherche plus de liberté dans son jeu. Il peut éventuellement remplacer un mot par un autre, mais le sens général de chaque phrase est toujours là. L’improvisation peut venir chez l’un comme chez l’autre, mais elle ne trahit pas le texte d’origine.

GK : Un jour, on tournait une scène où l’improvisation partait tellement loin dans le délire qu’on ne pouvait plus les contrôler. Mais dans un sens, on n’a jamais été de grands directeurs d’acteurs, ne serait-ce que dans l’idée d’amener un acteur à épouser son rôle. Et des gens comme Benoît ou Gérard n’ont même pas besoin d’être dirigés de cette manière. On se contente juste de les aiguiller, de les ramener dans le droit chemin si nécessaire.

BD : Il s’agit juste de leur faire comprendre leur personnage avant de tourner, mais après, c’est à eux d’en prendre les rênes. D’ailleurs, qu’il joue un punk à chien comme dans "Le Grand Soir" ou un paysan comme dans "Saint Amour", Benoît fait partie de ces acteurs qui restent dans leur personnage du début à la fin du tournage.

GK : Le but est de leur laisser de la liberté. En général, sur d’autres films, ils ont un texte à suivre, des gestes à apprendre, des marques au sol, etc. Nous, on « libère les lions ». Ils sont comme dans un parc animalier, avec beaucoup d’espace, même s’il y a malgré tout des barrières qui sont là pour délimiter. On veut donner de la liberté à des acteurs qui n’ont pas forcément besoin qu’on leur dise quoi faire. C’est aussi pour cette raison-là qu’on travaille aussi souvent avec des non-professionnels, même si dans leur cas, on doit aussi jouer les coachs auprès d’eux pour qu’ils se sentent à l’aise.

BD : L’une de mes scènes préférées du film est celle où ils sont tous les trois dans la voiture, et qu’ils essaient d’accrocher le regard de Céline Sallette dans le rétroviseur. Il y a un regard hallucinant d’innocence à ce moment-là sur le visage de Gérard. On dirait presque qu’il a douze ans tout à coup ! Arriver à attraper ce genre de moment de grâce nous intéresse davantage que le fait de storyboarder un plan pendant des heures. Nos petites victoires sur un tournage résident là-dedans.

Journaliste : Il y a beaucoup de scènes poétiques dans le film. On peut citer celle avec Andréa Ferréol, mais il y a aussi celle sur la « théorie de l’alcool ». D’où vient cette fameuse théorie ?

BD : En fait, ça n’a jamais été formulé, mais elle a déjà été vécue ! (fou rire général) Eh oui, il y a des années de pratique derrière tout ça !

Journaliste : Quel est votre rapport personnel au monde agricole, et en quoi cela a-t-il influencé votre travail ?

BD : En fait, mon père – qui est aujourd’hui retraité – était agriculteur du côté d’Angoulême, et quelques membres de ma famille sont encore rattachés à cette activité. Donc, oui, je suis très intimement attaché à cet univers… Après, je ne sais pas si ça a vraiment influencé mon travail de cinéaste, mais cela donne malgré tout une base concrète pour le film. Le fait de connaître ce monde, de ne pas être à côté de la plaque quand il s’agit d’en parler et de savoir encore aujourd’hui ce qui s’y passe, c’est un atout évident. Cela dit, on a voulu enlever du film tout ce qui concernait des problèmes agricoles – c’est à peine esquissé au final.

Journaliste : Pour revenir à votre casting, comment vous avez fait pour intégrer quelqu’un comme Vincent Lacoste ?

GK : A l’époque où j’avais sorti la vanne sur la route des vins en pleine promotion de "Near Death Experience", j’avais rajouté un troisième personnage en plus de Depardieu et de Poelvoorde, et c’était au départ Michel Houellebecq qui devait le jouer. Ces trois-là ensemble sur une route des vins, ça nous plaisait énormément ! Hélas, Michel a trouvé que le rôle était trop « grand » pour lui, et il l’a donc refusé. Par ailleurs, on trouvait intéressant qu’il y ait une génération différente pour chacun des trois personnages. Et comme Vincent Lacoste faisait partie des jeunes acteurs qu’on avait repérés, on l’a sollicité pour le rôle. On avait apprécié son talent et sa sympathie après l’avoir rencontré durant des avant-premières.

BD : Vincent avait surtout déjà travaillé avec Gérard, et c’était un atout pour nous. Quand j’ai dit à Gérard qu’on prenait Vincent Lacoste pour jouer le rôle du chauffeur, il était super content. Il disait : « Lui, c’est un vrai acteur, c’est quelqu’un qui a sa propre musique ! ». On ne voulait surtout pas que ça tourne à la guerre entre comédiens.

GK : Il faut dire que Gérard a souvent beaucoup d’aprioris négatifs sur les acteurs. S’il y avait eu quelqu’un sur le tournage qu’il ne pouvait pas blairer, ça aurait été un problème.

Journaliste : Gustave, vous vous mettez vous aussi devant la caméra…

GK : Au départ, je ne voulais pas apparaître dans le film. Je ne bois plus depuis un moment, et cela me faisait chier de jouer un mec bourré en ne buvant pas du vrai vin ! Le problème, c’était de tenir Benoît Poelvoorde, et le fait que je joue ce rôle avec lui était une façon de ne pas le laisser partir en roue libre.

Journaliste : Est-ce que vous aviez dès le départ mis un visage sur les femmes que vous avez choisies pour le film ?

BD : Pas vraiment… Ça faisait longtemps qu’on voulait travailler avec Andréa Ferréol, pas seulement par rapport à "La Grande Bouffe", mais suite à une rencontre hasardeuse qu’on avait eue avec elle. Céline Sallette, on l’avait adorée dans pas mal de films et on était trop contents qu’elle nous dise oui. Pourtant, au départ, ce n’était pas à elle qu’on avait pensé pour le rôle. On souhaitait avoir Tilda Swinton, mais c’était un enfer pour contacter son agent, donc ça n’a pas pu se faire…

GK : Izia Higelin, c’était une évidence aussi. Elle a une énergie incroyable… Ana Girardot, on l’avait adorée dans "Les Revenants", mais aussi dans son tout premier film "Simon Werner a disparu". Elle a un vrai mystère dans le regard…

BD : Même chose pour Céline Rigot, qui nous avait impressionnés dans "Tonnerre". On voulait vraiment travailler avec elle… Et pour Ovidie, c’était pareil. Elle avait été jurée au festival Grolandais à Toulouse, et on se souvient d’une bagarre verbale qu’elle avait eue avec d’autres personnes sur l’historique du punk. Faut dire qu’elle a écrit un bouquin entier sur le sujet, et qu’elle est incollable dessus !

Journaliste : Il y a un partage des tâches entre vous deux sur le tournage, ou est-ce que tout se fait au feeling ?

BD : Franchement, ça fait déjà sept films qu’on fait ensemble… On nous pose souvent cette question, mais on ne sait pas quoi répondre. Tout se fait simplement, de façon complémentaire, dans le sens du film. Celui qui a une idée la propose, on l’essaie, et voilà… Le fait d’être à deux, c’est vraiment un bonheur.

GK : Je pense qu’un cinéaste qui se retrouve tout seul face à Depardieu et Poelvoorde risque d’avoir l’air un peu fragile ! (rires) Il faut être bien chargé pour leur arracher des scènes lorsqu’ils se mettent à déconner sur un plateau. Un tournage avec eux, c’est comme un asile de fous ! Parfois, on a besoin de s’éloigner d’eux pour avoir du silence. Même le jour où Houellebecq est arrivé, c’était la folie furieuse. D’ailleurs, on peut vous raconter une anecdote concernant ce jour-là… On avait loué un petit pavillon à un mec, et on n’avait rien changé dans sa décoration. Poelvoorde est arrivé dans le décor en hurlant, il a aperçu une petite bouteille de cognac sur une étagère et, croyant que c’était un élément de décoration, il l’a engloutie cul sec devant le propriétaire de la maison. Pas de bol : c’était un cadeau de mariage de 30 ans ! (rires) Le mec est donc devenu fou, il s’est mis à hurler sur toute l’équipe en demandant à ce que l’on quitte sa maison, et finalement, Benoît s’est excusé et la situation s’est calmée. Le seul à être calme du début à la fin, c’était Houellebecq. Il se demandait comment on arrivait à tourner dans une ambiance pareille !

Journaliste : Vu son titre et son sujet, doit-on considérer votre film comme un hymne à l’amour ?

BD : Ah oui, complètement ! D’ailleurs, j’ai même gardé un article de journal où il était indiqué qu’être ivre et amoureux, c’était scientifiquement pareil. On y disait que les deux états favorisent la générosité, l’altruisme et l’empathie. On y disait aussi qu’ils contribuent tous les deux à faire tomber plusieurs barrières chez un individu qui devient ainsi plus engageant. L’amour et le vin sont donc liés… Mais bon, c’était une confirmation qu’on a eue après coup ! On n’est pas des scientifiques, nous ! (rires)

Journaliste : Si votre film était un vin, comment le décririez-vous ?

BD : (surpris, il se tourne vers Gustave) Oulà, il est fort, lui !... Euh… difficile à dire, c’est peut-être au spectateur de décider…

GK : Un vin bio, peut-être…

BD : Pas forcément cher… Pas de sulfite… On en garde le souvenir après l’avoir bu…

GK : On espère qu’il rend heureux, aussi…

Journaliste : Un blanc ou un rouge ?

BD & GK : Un rouge !!!

BD : Ah ben oui… Le blanc, c’est la tachycardie assurée ! (rires)

Propos recueillis par Guillaume Gas
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