INTERVIEW

OMBLINE

© ZED

OMBLINE


Stéphane Cazes

réalisateur et auteur


A propos de son parcours…

J'ai commencé à être passionné de cinéma au lycée, notamment quand j'ai vu deux films, « Brazil » et « 2001, L'odyssée de l'espace », à quelques mois d'intervalle. Je me suis dit que si je ne faisais pas de cinéma, je le regretterai toute ma vie. Après le Bac, j'ai fais l'ESRA (une école de cinéma, en 3 ans), et j'ai eu l'idée de faire un film sur des femmes en prison avec leur bébé au début de ma 2° année d'école, en 2002, il y a 10 ans. Je me suis tout de suite dit que ce serait mon premier long métrage. Il y avait trop de choses à dire pour un court-métrage, et beaucoup de choses à apprendre. Dès que j'ai eu un peu de temps entre deux films, je me suis documenté sur le sujet, j'ai rencontré des anciennes détenues, je suis allé à des colloques sur les prisons, j’ai contacté des associations, etc.

Parallèlement, j'ai réalisé un premier court-métrage, « L'Echange des regards », une première expérience qui m'a énormément appris. J'ai passé un an à trouver l'argent, un an à le faire, et un an à le diffuser. J'ai trouvé la moitié du budget en subventions, et c'est trois ans de petits boulots que j'ai mis dans le budget du film. Le film a eu trois prix en festivals, une trentaine de sélections, donc une belle carrière. J'ai enchaîné avec un deuxième film beaucoup plus ambitieux, « Le Chant de la sirène », qui là aussi m'a pris trois ans de ma vie, de petits boulots et de subventions. C'est un film qui m'a beaucoup appris. Avec le recul, j'en suis beaucoup moins fier que le premier, il a plus de défauts, mais j'ai découvert toute la post-production avec quasiment 200 plans truqués, j'y ai passé un an et demi, et j'ai découvert les effets spéciaux. Ma démarche était la suivante : je pensais déjà à « Ombline » quand j'ai fais « l'Echange des regards ». Je voulais faire un court maîtrisé qui aurait des prix en festivals, je voulais qu'il soit simple, en pellicule, en super 16. Après l’avoir fait, je n'ai pas ressenti le besoin d'en faire un deuxième pour les festivals, mais je voulais faire un film encore plus ambitieux que le long-métrage, et faire tout ce que j'ai jamais fait dans un film, pour apprendre. Ce serait une comédie, il y aurait beaucoup de comédiens, ça allait être un film fantastique, chanté, avec des scènes sous l'eau... « Le Chant de la sirène ». Quand je le faisais lire à des producteurs, tous me disaient que c'était infaisable, que ça coûterait 1 million d'euros. Or je l'ai fait tout seul pour 10000 €. Avec le recul, il n'y avait pas besoin de plus d'argent. Le tournage a en revanche été très dur pour plein de raisons.
Suite à cela, j'ai fais un film en tant qu'assistant qui m'a pris un an aussi, qui s'appelle « L'Aller retour » de Judith Havas. Je voulais connaître ce métier, car j'ai appris après le tournage sur « le Chant de la Sirène » que plein de choses s'étaient passées dans mon dos, et qu'on ne dit jamais tout à un réalisateur. Je voulais, pour avoir une vraie connaissance d'un tournage, occuper ce poste au moins une fois dans ma vie.

Une fois que ce projet a été réalisé, je me suis senti capable de réaliser un long métrage. Par contre je ne me sentais pas encore scénariste, et je voulais avoir mon propre point de vue sur le sujet des mères en prison, car j'avais entendu tout et son contraire, et j'en avais marre de répéter des choses qu'on me disait. Pendant deux ans, j'ai coupé tous les ponts avec le cinéma et j'ai fais une fac de sociologie pour aborder le sujet des prisons avec un autre regard, ce qui m'a énormément apporté, parce que ça m'a permis de mieux comprendre toutes les personnes que j'ai rencontrées en prison. Ca a donné une deuxième lecture au scénario, et toute la réflexion sur la prison. Parallèlement, j'allais en prison une à deux fois par semaine, avec une association, pour rencontrer des personnes détenues. A l'origine, je m'intéressais vraiment aux bébés, et aux conséquences de l'incarcération sur les enfants des personnes détenues, puis je me suis penché sur les mères. Au tout début je voulais faire un film sur la maternité, et ce n'est qu'après que j'ai appris qu'il y avait des bébés en prison. En découvrant le parcours de ces mères, je me suis pris une grosse claque, et c'est là que j'ai vraiment eu envie de faire ce film. J'ai pris conscience de l'importance du sujet, même si cela peut paraître prétentieux. J'y ai vu énormément de souffrance, et j'ai eu l'espoir un peu fou d'atténuer cela avec mon film.

A propos du processus de fabrication…

Humainement, la sociologie a changé ma vie. J'ai découvert que tout ce je savais reposait sur des préjugés. Je ne peux trouver de vérité absolue tout seul avec mon point de vue, donc je suis obligé de sortir de ma sphère pour comprendre ce qu'il se passe. J'ai pris conscience de ça, et du coup j'étais obligé d'aller rencontrer des femmes détenues, des surveillantes, des directeurs, des gens qui vivent ça, et ensuite d’essayer de prendre du recul sur tous ces points de vue qui valent tout autant que le mien. C'est tellement loin de ce que l'on entend dans les médias ! Je vais prendre juste un exemple, qui m'énerve : on entend toujours d'un côté les victimes, et de l'autre les coupables, comme si c'était d'un côté les gentils, de l'autre les méchants, en parlant des êtres humains. Ce qui m'a marqué, avec les femmes rencontrées en prison, c'est de constater que si elles étaient certainement coupables de quelque chose, elles avaient également, en revanche, été battues ou violées depuis qu'elle étaient petites. Même en fiction, il n'est pas possible de les décrire en étant crédible, tellement elles ont eu la poisse. C'est peut-être aussi parce qu'elles ont été victimes qu'elles sont devenues coupables, et la plupart du temps, même chez les hommes, ceux qui battent leur femme ont été battu dans leur enfance, donc c'est une espèce de cercle vicieux, c'est la violence qui se répète. Enormément de gens, je pense au moins la moitié des gens qui sont en prison, ont leurs parents qui ont été aussi en prison. J'y ai découvert qu'on a tous une responsabilité collective à assumer auprès de chaque personne qui est incarcérée. Quand on voit les statistiques des personnes incarcérées, seulement 3% ont le bac, beaucoup sont alcooliques, toxicomanes, au chômage. Ils ont une part de responsabilité claire dans les actes qu'ils commettent, mais il y a aussi une part de responsabilité qui leur échappe, qui est le contexte social dans lequel ils vivent, et on en est tous responsables. J'ai ressenti une vraie culpabilité, en venant d'un milieu favorisé. En me comparant avec ceux qui sont en prison, je me dis que je ne suis un mec génial, mais chanceux.

Tout ce que j'ai vécu pendant ces années correspond à ce que vit « Ombline » dans le film, car c'est un peu le parcours que j'ai eu sur ce film. C'est pour cela que le scénario a mis tant de temps à s'écrire. Et c'est pour cela qu'il y a autant de vécu dans chaque scène. Ce sont des choses que j'ai vécues directement ou indirectement. C'est du concret, et je pense que c'est uniquement comme cela qu'on évite de tomber dans le cliché.

J'ai finis une première version du scénario que j'ai envoyée à une vingtaine de producteurs, sans avoir de réponse, ou en ayant une lettre type de refus... Ca a duré six mois. J'ai un peu perdu espoir, mais heureusement j'ai eu le prix Sopadin, qui a tout changé du jour au lendemain. A la remise des prix, une dizaine de producteurs ont demandé à lire mon scénario, et au final huit d’entre eux voulaient le produire. Du jour au lendemain, ils m'accueillaient dans leur bureau et passaient une demi-heure avec moi pour discuter.

A propos du travail entre le réalisateur et ses producteurs…

J'ai compris qu'ils recevaient un scénario par jour, et en produisaient un ou deux par an. Leur entourage leur propose également des scripts, donc ils ne vont pas en plus lire les 350 qu'ils reçoivent par an ! C'est extrême frustrant, car cela donne énormément d'importance à ces prix, et si on ne les décroche pas, je ne vois pas comment on peut y arriver.
Je sais que j'ai eu de la chance car les producteurs que j'ai choisis m'ont fait retravailler le scénario en me disant qu'il pouvait être encore mieux, alors que tout le monde me disait qu'il était magnifique. Le scénario avec le prix faisait 124 pages, et celui tourné 83 pages. J'ai condensé le scénario en gardant tout ce qui était important, et ce qui me tenait à coeur a été placé dans d'autres scènes. Parfois leurs indications étaient vagues, parfois précises, mais ensuite ils me laissaient libre. Toutes les coupes de scénario m'ont fait resserrer le film sur Ombline, et c'est bénéfique. Il y aurait eu beaucoup plus de choses qui font vivre la prison, qui enrichissent le sujet, mais ce n'était pas indispensable.

Si j'avais du payer un loyer pendant toutes ces années, je n'aurais jamais fait mon film. Je vivais chez mes parents. Je faisait des petits boulots tout en gardant du temps pour écrire, et c'est un luxe énorme. Je n'ai été payé qu'après coup, 10% à la signature du contrat, ce qui fait vivre deux mois avec un loyer. Le film s'est fait un an et demi après, il y a du boulot tout le temps, et les producteurs étaient dans la même situation, ils ne sont pas payés. Ils n'ont pas pris de salaire sur le film. Normalement ils le font, ils ont pris de gros risques. Il faut que le film marche.
Malgré l'énorme budget qu'ils ont trouvé, cela ne suffisait pas. Un mois avant le tournage j'ai du couper des pages, des personnages, des décors, donc sur le coup ça a été très très dur. Mais avec le recul, c'était nécessaire. Aujourd’hui j'approuve la moitié de ces coupes car je les aurais probablement effectuées au montage. Certes j'ai quelques regrets, mais c'est extraordinaire d'avoir pu déjà tourner tout ça, et le tournage s'est passé dans de bonnes conditions, les producteurs ont fait les choses bien. Au départ je ne voulais pas de musique, mais j'ai changé d'avis en post-production, sachant qu'il n'y avait pas le budget prévu pour ça. Ils ont pris sur les frais généraux. Ils ont également demandé à l'ingénieur du son de prendre des ambiances dans de vraies prisons, et cela a énormément servi au mixage, alors que ce n'était pas une obligation de leur part. J'ai eu beaucoup de chance.

A propos de Mélanie Thierry…

Quand elle a fait les scènes, elle s'est rendue compte qu'elle pouvait y arriver, alors qu'elle n'y croyait pas au départ. C'était très beau, d'autant qu'elle a fait le casting comme tout le monde. Pour d'autres rôles, j'ai des comédiennes avec des noms moins connus qui on refusé de faire le casting, parce que c'était des seconds rôle. C'est la première fois que Mélanie Thierry a un vrai premier rôle.
Je suis persuadé qua la vraie beauté d'une personne se voit quand elle est bien dans sa peau. A contrario, quelqu'un de haineux devient moche. Au début, Ombline a la haine donc elle n'est pas à son avantage, mais à la fin elle est apaisée, sereine, et je la trouve magnifique. Je la trouve beaucoup plus belle comme ça (Ombline n’a pas de maquillage) que dans des magasines de beauté.

A propos du tournage…

La première assistante réalisatrice est hallucinante, elle a un CV énorme, c'est une Rolls Royce. J'étais extrêmement flatté qu'elle accepte de faire le film, et si ce dernier est ce qu'il est, c'est clairement grâce à l'équipe technique. J'étais entouré de pointures, qui apportaient l'expérience qui me manquait. La première assistante n'oubliait jamais rien, et encore mieux, anticipait tout. Il y avait aussi un très bonne ambiance grâce à elle et aussi au directeur de production, en qui tout le monde avait confiance.
J'avais mes intentions pour chaque scène, je savais toujours ce que je voulais et comment l'obtenir. Par exemple dans une scène, il devait y avoir un rapport de force entre deux personnages, qui devait subitement s'inverser. On peut la filmer de plein de manières différentes. Comme la chef opératrice a fait 20 long métrages, c'est une évidence que dans l'exercice du cadre elle est bien meilleure que moi. Idem pour l'ingénieur son, etc. Donc chaque corps de métier devait traduire mes intentions de la meilleure manière possible. Peu importe qui avait la meilleur idée, il fallait qu'elle soit dans le film. Mon but était que chacun s'épanouisse artistiquement dans son domaine, y compris moi dans le mien, d'autant que j'avais en face de moi non seulement des techniciens mais aussi des artistes, et je voulais qu'ils s'éclatent dans leur boulot, qu'ils en soient fiers. Il y a un plan sur deux dans le film qui ne vient pas de moi. Les autres viennent de la chef op, ou de la première assistante. Mais c'est super, et je suis content, c'est dans le film. C'est un travail d'équipe, il faut rendre à César ce qui est à César.

A propos de l’équipe technique…

La contrainte était géographique, les équipes devait être de Bruxelles et de Toulouse, pour que le gens puissent rentrer chez eux. On a fait des exceptions avec la première assistante, et j'ai du renoncer à certaines personnes, mais j'ai eu le choix entre trois chefs-opérateurs, et celle que j'ai rencontrée, ça ne pouvait être qu'elle, humainement et artistiquement. Je n'imagine pas le film tourné avec quelqu'un d'autre, et il en est de même pour l'ingé son, le chef déco, etc... Il faut que mes intentions leur parlent et qu'ils aient le sentiment d'avoir le besoin de faire ce film et de défendre cette idée via leur art. La moitié de mon travail est de savoir m'entourer. L'autre moitié est de donner toutes mes indications en préparation. Quand le tournage commence, j'ai fait 90% de mon boulot de réalisateur. Il me reste 5% sur le tournage et 5% en post-production.
Le tournage, c’est un oeil et un choix de focales. Derrière chaque plan, il y a des intentions de mise en scène. La chef-op me faisait des propositions de focale, mais on en a beaucoup discuté auparavant, scène par scène, avant d'aller sur le décor et de faire des photos de chaque plan. De cette manière, on ne perdait pas de temps à discuter de la mise en scène. C'est aussi pour cela que, sur le tournage, j'avais l'impression de ne plus avoir grand chose à faire.

Dans la scène où Ombline est mise dans l'ambulance, au début, il y a une bascule de la mise au point qui se fait d'abord sur le fond puis sur Ombline, ce qui renforce l'impression d'être avec elle. C'était simplement physique, ça marchait mieux ainsi d'être avec elle comme cela.
Il y a aussi des plans entre Ombline et sont bébé, qui sont au ralenti. Je pense que personne ne l'a remarqué, mais je voulais que l'on soit avec eux, hors du temps et de l'espace. C'est ce que j'ai appelé « la bulle Ombline-Lucas ». Lors de la séparation, quand les gens viennent chercher Lucas, c'est la première fois qu'il va sortir de cette bulle. C'est la première fois qu'il va être filmé dans un plan séparé de sa mère, alors qu'avant ils étaient toujours filmés dans le même plan, pour que l'on sente la fusion entre les deux. Je suis également très fier du mixage, grâce auquel on a fait un vrai silence. C'est osé, on est dans la tête d'Ombline, qui n'entend plus l'ambiance de la prison. Tout disparaît, il n'y a que Lucas et rien d'autre. Quand il part on entend ses bruits de pas, puis l'ambiance qui revient progressivement. C'est pensé au scénario, mais le silence a été poussé très loin par le mixeur et la monteuse, plus loin que je ne le pensais. C'est l'exemple typique de la façon dont je transmets des intentions et ce qu'en font les techniciens. Le mixeur aussi, Hervé Buriette, était un technicien incroyable avec un CV de 5 pages. J'ai rencontré tous les techniciens pour savoir avec qui j'allais travailler, puis ensuite j'ai passé beaucoup de temps avec eux pour mettre les choses en place. Avec le chef-décorateur on se faisait une demi-heure de skype tous les soirs pour parler de la décoration de chaque scène. Je lui donnais énormément de matière pour qu'il s'en empare. Pour information, les détenues créent des objets dans leur cellules avec les moyens du bord, parce qu'elles n'ont pas d'argent. Des bouts de cartons collés au mur pour mettre dentifrice et brosse à dent par exemple. L'équipe déco s'est du coup amusée à créer plein d'objets qui correspondent à la personnalité des personnages. Par exemple Laurence, qui abandonne sa fille et a une autre fille de 18 ans qui ne lui parle plus, a dessiné une fenêtre en carton derrière laquelle il y a la photo de sa fille. Ombline le remarque. Ca fait tellement mal à la mère de voir la photo de sa fille qu'elle l'a collée derrière une fenêtre.

On a changé sept fois de bébé sur le tournage et à chaque fois cela devait être pensé au scénario. C'était très compliqué de tourner avec les bébés. La chef-opératrice a été géniale, car elle acceptait de tourner même si la lumière n'était pas prête. Il y a des moments où elle a allumé la caméra sans le dire à personne, pendant que tout le monde se préparait, et a capturé ainsi des instants magiques d'humanité. Pour elle, le plus important était le film et non sa lumière, même s'il y avait un énorme travail, et une intention de lumière derrière chaque plan.

A propos du procédé numérique…

C'est le premier film français tourné en Alexa (caméra utilisée également sur le prochain James Bond et sur « Avengers », NDR). Quand j'ai rencontré la chef op, je lui ai imposé le numérique à cause des bébés, pour pouvoir tourner en non stop. Elle était d'accord et a fait des essais avec la Alexa qui venait d'arriver sur le marché. Je les ai vus et j'ai immédiatement été convaincu.

A propos du réalisme du film…

Tout est inspiré de choses ayant réellement eu lieu, mais il s'agit d'une vraie fiction. J'ai travaillé dans plusieurs prisons et j’ai pioché un peu partout, mais la prison du film ainsi que les personnages n'existent pas. J'ai parfois pris de petites libertés à certains endroits, mais je sais que dans la réalité il se passe souvent des choses qui défient la fiction. Donc c'est une vraie fiction, inspirée du réel. Tous les spécialistes de la prison pourront en discuter, j'espère qu'il y aura débat sur des choses qui ne fonctionnent pas bien. Par contre je ne me permettrai jamais de dire aux gens ce qu'ils doivent penser. Je voudrais que chacun se fasse sa propre opinion en connaissance de cause. On ne peut pas répondre à certains questions sans connaître le sujet, donc je veux donner aux gens la matière et l'envie pour s'intéresser à ces questions, pour qu'ils se fassent leur avis.

A propos de la prison…

Depuis que la prison existe, elle est surpeuplée. Les politiques nous font croire qu'en construisant de nouvelles prisons, on va réduire la sur-population. Or depuis 30 ans, même si on a plus que doublé le nombre de places en prison, on a aussi plus que doublé le nombre de détenus. Le taux d'incarcération n'est pas lié au taux de délinquance, tous les sociologues sont unanimes là-dessus, et ce n'est pas parce qu'on met plus de gens en prison qu'il y aura moins de délinquance dehors. Les vrais problèmes ne sont pas dans la prison, mais dans l'éducation, la santé, la logement, le chômage... La prison est un condensé de tout ce qui ne fonctionne pas dans la société.

Dans la forme il y a beaucoup à faire. Les détenus préfèrent les anciennes prisons car même si les nouvelles sont équipées de douches en cellules, elles sont beaucoup moins humaines. Les surveillants sont remplacés par des caméras de vidéo surveillance, et il y a beaucoup moins de contacts humains. Les conditions de détentions se dégradent et les surveillants aussi s'en plaignent. Les petites prisons fonctionnent toujours mieux que les grandes, mais on continue à faire des grandes.

La prison a deux missions. Punir, celle-là tout le monde connaît, mais aussi réinsérer. Dans la loi, les deux missions sont mises à égalités, mais j'ai constaté à tous les niveaux que ces deux missions sont en opposition totale. Soit on va dans un sens, soit dans l'autre, mais les deux ensemble n'est pas possible. Une personne qui passe un an ou deux en prison ne gère pas son emploi du temps, elle apprend à ne rien faire et à être assistée, mais doit à nouveau se débrouiller toute seule en sortant. Pour qu'une personne se réinserre, il faut qu'elle trouve un travail, un logement et qu'elle ait des bons liens familiaux. Autrement dit, le juge te demande de retrouver précisément ces éléments que la prison t'a enlevé. Il y a du personnel qui travaille à cet objectif de réinsertion, mais c'est impossible. C'est pour moi le vrai problème de fond. Enormément de personnes récidivent à cause de ce côté addictif montré à travers le personnage de Faïza. Il y a une vraie question de société, de choix : la prison doit-elle exister pour aider les victimes à se venger, en parlant d'un acte concret ? Concrètement, nous sommes dans cette optique, mais ce n'est pas constructif et ça ne fera pas un monde meilleur car la violence appelle la violence. Les gens deviennent agressifs envers eux ou les autres. Dans de rares cas, certains arrivent à se reconstruire, comme le personnage d'Ombline. J'ai rencontré des gens comme ça qui militent dans le milieu carcéral et qui finissent par se sortir de cette violence et de cette haine. Il faut avoir une volonté d'acier, car ils sont dans des milieux qui les nivellent par le bas, et ces gens là sont très impressionnants, ils respirent la sagesse, on devrait plus les écouter.

A propos de la difficulté à trouver un distributeur…

Au stade de la production, tout le monde était super emballé par le scénario, les retours étaient dithyrambiques. Les producteurs ont eu d'office des aides importantes, mais on a mis quasiment un an à trouver un distributeur, car personne n'en voulait. C'est Océan qui a voulu le sortir, mais il en a été empêché au dernier moment pour des problèmes financiers. Donc on est partis à la recherche d'un autre distributeur, ce qui a pris au moins six mois, sachant que le film était terminé. Les distributeurs qui le voyaient l'aimaient, mais leur choix ne se portaient pas sur le nôtre. On avait fait des projections test où tout le monde adorait le film, avec des réactions dont je n'avais pas osé rêver. J'ai quelques petits regrets sur le film, mais pas sur les réactions des spectateurs. J'ai eu des lettres de fans, des choses surprenantes ! Et voir que les distributeurs nous boudaient malgré cet enthousiaste était fou. Ce qu'on m'a toujours reproché est que le film est entre le film d'auteur et le film grand public. C'est un sujet de film d'auteur, avec une direction d'acteurs de film d'auteur, mais c'est filmé comme un film grand public. Clairement, tout le monde s'attendait à voir un film comme « Polisse, » ou dans la veine des frères Dardenne. Le fait qu'il y ait une vision grand public et beaucoup d'émotion est catalogué grand public, alors que les films d'auteur sont plutôt froids. Les distributeurs n'arrivaient pas à mettre le film dans une case et donc le refusaient. Le distributeur ZED a eu le courage, la volonté et l'intelligence de vouloir le sortir. Et je suis sûr qu’il ne va pas le regretter. Si le film a eu autant de mal a trouver un distributeur, c'est aussi parce que nous n'avons pas eu de grand festival, comme Cannes ou Toronto. Mais je ne prend pas mal qu'il ne soit pas en festival car le plus important est la réaction des spectateurs.

A propos du public…

Je fais des films pour le public, auquel j'ai toujours pensé de la première ligne de scénario au dernier jour de mixage. J'ai toujours fais passer les goûts du public avant les miens, même si ça a perturbé pas mal de monde dans l'équipe. Si je m'aperçois en projection test qu'une de mes intentions n'est pas comprise par le public, alors je l'enlève, même si ça m’embête. Je me fie à l'avis du plus grand nombre. C'est aussi pour cela que j'ai accepté de changer le titre. Le titre initial, « Le Sens de nos peines », est le mien. Mais le public ne l'aimait pas, donc j'en ai changé, et je suis persuadé que le public me le rendra.
Ce qui m'intéresse n'est pas de savoir si le gens aiment l'intention, car si l'un ne l'aime pas, un autre l'aimera, mais plutôt de savoir s'ils la comprennent. Si ce n'est pas le cas, il faut que je me remette au travail. A partir du moment où je suis sincère, j'ai l'impression que le public est réceptif, qu'il sent que je suis sincère et généreux. Pour cette raison, je suis très positif et persuadé que le film va marcher.

Propos recueillis par Ivan Chaslot
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