INTERVIEW

AMER

© Zootrope Films

AMER


Hélène Cattet et Bruno Forza

réalisateurs


Nés en 1976, Hélène Cattet et Bruno Forzani se sont rencontrés à l’âge de 24 ans, unis par leur passion du cinéma de genre italien. Après une poignée de courts-métrages autoproduits, remarqués dans plusieurs festivals, ils continuent d’explorer leur obsession du giallo en passant au long. Poétique, audacieux, ”Amer” expose un univers personnel où la recherche des sens fait loi. Rencontre avec un duo définitivement pas comme les autres.

Journaliste :
Comment vous est venue l’idée de ce film, que l’on pourrait qualifier de « giallo expérimental » ?

HELENE CATTET :
Excellente définition ! (Rires.)

BRUNO FORZANI :
En fait, à la base, la thématique de notre film était la découverte de la sensualité, du désir, d’une femme à trois moments de sa vie. Et comme pour nous le giallo est un genre qui parle du désir extrême, dans les deux sens, avec la tension érotique et la tension « suspense », on s’est dit que son langage cinématographique, son iconographie, était le langage idéal pour aborder notre sujet.

Journaliste :
Vous pensez que le sujet pouvait être abordé d’une autre façon ? Vous l’aviez envisagé ?

HELENE CATTET :
En fait, ”Amer” est vraiment la continuité de nos courts-métrages, dans lesquels on essayait de développer un langage cinématographique, pas du tout basé sur la parole, l’explicatif, mais plutôt un langage plus ouvert…

BRUNO FORZANI :
Et qui tournait uniquement autour du giallo.

HELENE CATTET :
Le langage du giallo, un langage sensoriel, nous a surtout permis de traiter cette thématique de la sensualité, des sens…

BRUNO FORZANI :
Le giallo est un truc qui nous a vraiment uni. On a deux univers qui sont assez différents, et c’est ce genre qui nous a fait nous mettre d’accord. Ce mélange de divertissement et d’expérimental… Et du coup, la réalisation, on n’arrive pas à la dissocier du giallo. C’est un truc qui, moi, m’a toujours fait… je vais pas dire « kiffer » parce que j’aime pas ce mot-là… qui m’a toujours fait tripper. Et c’est ça qui m’a donné envie de faire des films, cette manière de réaliser. Les Lucio Fulci, les Dario Argento, les Castellari (réalisateur du ”Inglorious Bastards” original), même si là c’est plus dans l’action… Je n’arrive pas à envisager le cinéma d’une autre manière que par ce prisme-là.

Journaliste :
Justement, l’aspect très sensitif du film était-il établit dès l’écriture du scénario ?

HELENE CATTET :
Oui, dès le scénario.

BRUNO FORZANI :
Tu vois, pour nous, le sujet de la sensualité, de la découverte du corps et des sens, devait être traité de manière non pas psychologisante, mais sensorielle, parce que c’est comme ça qu’on le vit dans la vie de tous les jours. Bon, après ça se passe dans nos têtes, on n’a pas besoin d’en parler, mais ce sont ces sensations-là qu’on a voulu reconstituer.

Journaliste :
J’ai eu l’impression, en regardant le film, que chacune des trois parties possédait son unité propre. La première ressemble a un film de sorcière, la seconde m’a fait pensé à “la Longue nuit de l’exorcisme” de Fulci et à ces films qui se passent dans le sud de l’Italie, la troisième à un giallo pur et dur… Comment avez-vous travaillé ça exactement, au niveau des changements d’ambiance, de style ?

HELENE CATTET :
Et bien, on voulait des cassures, comme ça, hyper forte. Pour dynamiser le film…

BRUNO FORZANI :
À la base, l’idée du film est venue de la seconde partie. Et en dehors de l’aspect « dallamanesque » (en référence à Massimo Dallamano, réalisateur de “Mais qu’avez-vous fait à Solange ?”) du sujet, on pensait à un petit “pinku” (film érotique japonais), aves les motards qui regardent la nana, le plaisir d’être regardé, ces choses-là… Et puis, on s’est dit qu’on ne pourrait pas l’étendre, cette seconde partie. Ça pouvait durer un quart d’heure, pas beaucoup plus. Donc on allait raconter la quête de sensualité de ce personnage adolescent, d’abord dans l’enfance, puis à l’âge adulte. Hélène a alors pensé au cinéma gothique italien, des contes pour enfants mais en version adulte, et on s’est dit qu’on allait faire une version « free-jazz » de “la Goutte d’eau” de Mario Bava, où l’apparition du fantastique devait venir de l’inconscient de la petite fille. Et pour la dernière partie, avec cette femme qui est au stade final de sa névrose, ça correspondait à fond à un certain type de personnage féminin du giallo, comme dans “Una lucertolla con la pelle di donna” (“le Venin de la peur” de Lucio Fulci) ou “Il coltello di ghiaccio” de Umberto Lenzi… En terme de ce que ça racontait, ça collait parfaitement avec ce que nous voulions. Et c’est vrai qu’il y a ainsi trois univers bien distincts.

Journaliste :
Il pourrait y avoir trois films différents. Qui dialoguent ensemble, qui se retrouvent… Mais même au niveau des sons, du travail des couleurs, les traitements diffèrent entre les parties… Tu évoquais certains titres du giallo. Est-ce qu’il y en a quelques uns en particulier, voire même issus d’autres genres, qui vous ont influencé ? J’ai beaucoup pensé au cinéma de Giulio Questi (le western “Tire encore si tu peux”), en particulier à “Arcana”.

BRUNO FORZANI :
Dans l’approche, Questi est un réalisateur qu’on adore, car à chaque fois il aborde un genre différent, mais avec une singularité qui lui est propre. “Inferno”, de Dario Argento, nous a aussi beaucoup influencé, par apport à l’écriture. C’est un des films qui m’a fait le plus flippé, même si je n’avais pas tout compris quand je l’ai vu la première fois. J’ai eu la chance de pouvoir rencontrer Dario Argento, et je lui ai demandé comment il avait écrit le film. Il m’avait expliqué qu’il l’avait écrit avec son inconscient, par association d’idées. Du coup, on a écrit “Amer” de cette façon. Il y a également un film d’animation de Satoshi Kon, “Millenium Actress”, qui nous a influencé, parce qu’il possède plusieurs niveaux de lecture, plusieurs couches narratives.

HELENE CATTET :
A chaque foi que tu regardes le film, tu découvres une nouvelle interprétation.

BRUNO FORZANI :
En termes plus stylistiques, il y a les films de Fulci, de Castellari, de Dario bien sûr, mais aussi les films japonais de la même époque, dont le cinéma ressemblait beaucoup à celui de l’Italie. Genre “Baby Cart 2”, les ”Hanzo the Razor”… Des films incroyables.

Journaliste :
Comment avez-vous travaillé avec les actrices, pour les faire entrer dans cet univers-là ? C’était un travail difficile ?

HELENE CATTET :
C’était pas trop difficile. La petite fille et l’adolescente n’avaient jamais fais de film de leur vie, donc c’était plutôt simple. On les avait choisi parce qu’elles avaient un univers intérieur très fort, elles étaient assez charismatiques. Ana adulte est, elle, jouée par une vraie comédiennes, et elle a dû s’adapter plus à notre manière de travailler. Cette fois-ci, c’était à elle de s’adapter aux cadrages un peu compliqués, incarner le personnage dans des dispositions un peu techniques… D’habitude c’est plutôt à la camera de s’adapter aux personnages et aux comédiens. Il y a donc eu de légères difficultés, mais dans l’ensemble ça s’est plutôt bien passé.

Journaliste :
Vous aviez fait un story-board, afin de leur montrer ce que vous vouliez ?

HELENE CATTET :
Pas pour les comédiennes, non.

Journaliste :
Le tournage devait être assez abstrait. Pour elles, comme pour vous…

HELENE CATTET :
Tout est basé sur la confiance. Mais il y avait un découpage vraiment précis. On a travaillé pendant neuf mois intensifs, pour tout régler très précisément, déjà parce qu’on n’avait pas beaucoup d’argent. Il y avait énormément de plans à tourner, il fallait être super efficace pendant le tournage. On ne devait pas improviser, on devait être d’accord tous les deux. Donc neuf mois vraiment intenses de préparation…

BRUNO FORZANI :
Pour trente-neuf jours de tournage.

HELENE CATTET :
On a tourné en France et en Italie. Pile à la frontière italienne, en fait. Et en Belgique.

BRUNO FORZANI :
Pour un seul lieu, dans le film, il y a parfois six décors différents.

HELENE CATTET :
C’est pourquoi il nous fallait une préparation importante. Pour que tout s’accorde bien.

Journaliste :
Ça n’a pas dû être facile de trouver un financement, pour un film aussi original et spécifique.

HELENE CATTET :
C’est sûr ! (Rires.)

BRUNO FORZANI :
Pour certains producteurs qui veulent faire du film de genre, ça signifie cinéma américain. Si tu sors de ce créneau-là, tu n’es pas considéré comme faisant du film de genre. Et comme nous voulions faire un film d’inspiration totalement européenne… Heureusement, on a finit par tomber sur les bonnes personnes.

Journaliste :
Vous êtes deux réalisateurs. Comment s’est passé le tournage, concrètement, pour vous deux ?

HELENE CATTET :
Physiquement, sur le plateau, nous sommes comme une seule et même personne. C’est très fusionnel. Il n’y en en pas un qui s’occupe du cadre, l’autre des comédiens… Tout ce fait ensemble.

Journaliste :
Votre utilisation de la musique est très audacieuse. Vous les aviez choisis à l’écriture ?

HELENE CATTET :
On a écrit en écoutant ces musiques, en fait. On écoute souvent des bandes originales de films italiens des années soixante, soixante-dix. Ça a, du coup, influencer l’écriture, le rythme. Si on enlevait ces musiques, il manquait quelque chose. Elles faisaient parties du scenario.

Journaliste :
De même, concernant les dialogues, il y en a vraiment très peu. Vous en avez enlevés en cours de route, ou tout ça était encore une fois bien établit dès le début ?

HELENE CATTET :
Il y en avait très peu, mais oui, on en a encore enlevé. On n’utilise pas les dialogues de manière didactique, pour expliciter les choses, on les utilise comme des sons.

BRUNO FORZANI :
On utilise les accents, les sonorités, pour leur rythme.

HELENE CATTET :
C’est un son comme un autre.

Journaliste :
J’ai lu que vous alliez réaliser un autre giallo…

BRUNO FORZANI :
On espère ! (Rires.)

HELENE CATTET :
Il faut déjà que le public aille voir “Amer”. Et c’est pas gagné ! (Rires.)

Journaliste :
(Rires.) On retournera le voir quand il sort en salle alors ! Allez-vous rester dans cette veine expérimentale, ou pensez-vous allez vers quelque chose qui ressemble plus à ce qu’on connait du giallo ?

BRUNO FORZANI :
Pour le prochain, qui est encore en écriture, on partirait d’une enquête policière, pour ensuite tendre vers totalement autre chose, plus sensoriel et expérimental, avec une écriture différente. Et il y aura un tout petit peu plus de dialogues ! (Rires.)

Journaliste :
Vous êtes ici à Gérardmer pour présenter le film. Vous avez eu des retours de la projection ?

BRUNO CATTET :
Oui, on est allez voir le générique de fin dans la salle. On a entendu le public réagir, il y a eu des huées, des sifflements.

Journaliste :
Vous vous attendiez à ça ? À cette mauvaise réception ?

BRUNO CATTET :
C’est marrant, parce que jusqu’à maintenant, ça c’était plutôt bien passé à chaque fois. Et c’est la première fois où il y a eu…

HELENE CATTET :
Il y a un truc qui est assez fascinant. Tu as passé tout ce temps à faire ton film, et tout à coup il y a cette réaction qui se passe… C’est vraiment la première fois qu’il y a une division aussi forte.

BRUNO FORZANI :
On est allé en Italie pour présenter le film, et là on avait vraiment très peur de comment ils allaient réagir. On pensait se faire défoncer… Et ils ont été hyper réceptifs. Ils ont beaucoup aimé la manière dont nous rendions hommage à leur cinéma.

Journaliste :
En tous les cas, vous donnez envie de regarder du giallo !

HELENE CATTET :
Merci.

Journaliste :
Le public d’ici s’attendait peut-être à autre chose ?

HELENE CATTET :
Mais je comprends. Et quelque part, je trouve que c’est quand même bien. Il y a eu du débat, mais c’est bien d’être ici, à Gérardmer, pour proposer un cinéma différent. Ça fait partit de la diversité du cinéma de genre.

Journaliste :
Une dernière question… Vous avez pu voir d’autres films du festival ?

HELENE CATTET :
On a vraiment pas eu le temps ! On a vu quelques films de la rétrospective, mais on a raté tous les autres films.

BRUNO FORZANI :
On a vu “Blind Terror” ! (Rires.)

Journaliste :
(Rires.) Merci encore à tous les deux. Et vivement le prochain film !

BRUNO FORZANI :
(Rires.) Merci.

Frédéric Wullschleger et François Rey
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