DOSSIER

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A L’HONNEUR : STANLEY KUBRICK


Souvenirs, émotions, les rédacteurs d’Abus de ciné évoquent leur rapport avec le réalisateur Stanley Kubrick, du temps où les vendeuses proposaient des chocolats glacés dans les salles de cinémas et que la VHS était la reine du salon.


Kubrick
par Thomas Bourgeois


Voir et surtout revoir le cinéma de Stanley Kubrick, c’est se confronter à une filmographie monstre, ouvrant sur un territoire esthétique, théorique et sensoriel sans équivalent. 13 films où le plan, dénominateur commun de la toute puissance du regard kubrickien, excède systématiquement sa fonction primaire pour révéler une seconde lecture, un cinéma métaphysique seul capable de traduire formellement des concepts abstraits.

Qu’il s’agisse des travellings obliques de "Full Metal Jacket", de la construction symétrique de "Eyes Wide Shut" et "Shining", des clairs obscurs méticuleux de "L’ultime razzia" ou des lumières impressionnistes de "Barry Lyndon" ; le cinéma de Kubrick parvient par sa seule puissance formelle à excéder la nature humaine, pour en dépeindre ses anomalies, ses défaillances et son incapacité à échapper à l’inéluctable.

Cette logique programmatique qui façonne la narration de chacun de ses films ne fait pas pour autant de Kubrick ce cinéaste froid et calculateur qu’on a parfois tenté de nous décrire. C’est cette même rigueur impassible qui rend d’autant plus tragiques, émouvants et prodigieux le destin des personnages de ses films, condamnés d’avance face à un univers dont les méandres et le systématisme n’auront de cesse de les écraser. Un espace qui, comme celui de "2001", semble difficile à appréhender mais dans lequel on ne cesse de replonger, tant il invite à l’émerveillement et à la réflexion.

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"Barry Lyndon", au top de mon top
par Rémi Geoffroy


Un des symptômes aggravés du cinéphile obsessionnel est de vouloir à tout prix faire des classements de ses préférences, et ce par thème : top 10 cinéastes (Tarkovski !), top 10 actrices (Audrey !), top 10 acteurs (Marlon !) etc. En haut de cette pyramide de listes se tient, majestueuse, impérieuse, toisant ses inférieures avec majesté, celle qui détient la vérité suprême, écrasante, absolue... J'ai nommé : le top 10 des meilleurs films de tous les temps ! (Comment ça il y a trop de superlatif dans cette phrase ?)

Au sommet de ma liste se trouve justement un chef-d'œuvre de Stanley Kubrick : "Barry Lyndon". C'est d'ailleurs une drôle d'histoire que j'ai entretenue avec ce film puisqu'on n'a pas commencé sur de bonnes bases, tous les deux. En effet, avant de le rencontrer, on ne me dit que du bien de lui : « Tu verras, il est génial ! » Le premier rendez-vous ne se passe pourtant pas comme prévu... Il commence à me raconter sa vie, et à la troisième personne, voyez-vous ça ! Bon, alors d'accord il lui est arrivé plein de trucs, c'est pas le problème, mais à un moment j'en pouvais plus, pendant trois heures il a pas arrêté ! Juste une vague pause au milieu pour reprendre son souffle... Heureusement que la musique diffusée était sympa, au moins quelque chose auquel me raccrocher, parce qu'à part ça c'était juste trois heures d'ennui ferme... Et puis antipathique le mec ! Il me raconte toutes ses merdes, un coup il se fait braquer, un coup il fait la guerre, il veut se taper toutes les nanas, il flambe son fric comme un mafieux russe et il voudrait qu'on le plaigne quand il s'écorche le genou, nan mais allô, quoi... Bref, je quitte le rendez-vous dépité et fait part de ma déception à mes amis. Forts surpris, ils s'insurgent : « C'est pas possible, tu ne l'as pas bien regardé ! Chaque plan est comme un tableau, magnifique... » Acceptant l'idée que mon jugement ait pu être un peu hâtif, je me résigne sans conviction, quelques mois plus tard, à lui donner une seconde chance.

Et là, le deuxième rendez-vous est une révélation. Les trois heures qu'il repasse alors à me raconter sa vie (que je connais donc déjà) me font un tout autre effet. N'ayant plus de surprise à attendre dans la suite des événements, je prends le temps d'observer le cadre de son histoire, d'écouter plus attentivement chaque ligne de dialogue, chaque note de musique, d'assumer les silences chargés d'émotions et les regards chargés de mots. La pitié précédemment inspirée par ses peines est devenue de la bienveillance. Alors que ses victoires me rendaient indifférent, je partage sa joie tout en lui montrant du doigt la prudence qui aurait dû les accompagner. Enfin, je ris de l'ironie de son sort et je pleure du plus profond de ses malheurs.

Comment un film initialement insignifiant est devenu mon film de chevet ? Mystère. Laisser passer du temps et oser porter un regard nouveau sur les choses, prendre du recul, je ne sais pas. Toujours est-il que "Barry" occupe la première place depuis maintenant de nombreuses années et que je lui suis resté fidèle, ignorant les prétendants qui le précédent, pourtant de la trempe d'un voleur de bicyclette, d'un Paris Texas ou d'une Aurore... Si Stanley Kubrick ne fait pas véritablement partie de mes cinéastes préférés, il aura quand même réalisé le film qui résume tout l'amour sans borne que je puisse porter au septième art. Pour cela, Monsieur Kubrick, vous avez ma reconnaissance éternelle.

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Ma perception de la musique de Beethoven a légèrement changé depuis
par Sylvia Grandgirard


Je suis arrivée dans le cinéma de Kubrick par "Orange mécanique", sans doute le film le moins représentatif de son œuvre. J’avais 14 ans, soit deux ans de moins que l’âge autorisé, et je découvrais en salle ce qui allait être l’expérience cinématographique la plus marquante de mon adolescence. Ce n’est pas tant la violence que la chorégraphie de la violence qui me frappa le plus, et le regard révulsé de Malcom MacDowell évidemment.

Autant vous dire que ma perception de la musique de Beethoven a légèrement changé depuis. Je ne peux plus en écouter sans éprouver un certain malaise doublé d’une forme de nostalgie. Un peu sonnée par cette expérience anachronique (à l’époque je ne m’en rendais pas compte, mais le film a tout de même un peu vieilli), je décidais de me lancer dans le rattrapage de sa filmographie. Celle-ci m’a parfois rendue sceptique ("Spartacus", "Lolita"), et d’autres fois littéralement subjuguée ("2001", "Shining"). Jusqu’au coup de massue asséné en 1999 par « Eyes wide shut », film relativement détesté à sa sortie, mais qui reste incroyablement influent encore aujourd’hui.

Rares sont les cinéastes ayant exploré autant de genres différents et, surtout, les ayant réinventés, avec une ambition qui reste, à mon sens, encore inégalée aujourd’hui.

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Chronique Kubrick / Orange Mécanique
par Christophe Hachez


Depuis l’âge de sept ans, bien avant d’avoir la responsabilité du choix de mes films, je suis fasciné par l’affiche et les photos d’"Orange mécanique", attirance mêlée d’effroi qui ne m’a pas quitté jusqu’en 1985, époque où, encore mineur, le directeur du Chatelet-Victoria, cinéma parisien aujourd’hui disparu, m’a laissé rentrer dans sa salle après m’avoir observé, envoûté que j’étais devant les visuels épinglés à l’entrée.

Entre 1977 et 1982, le film de Kubrick ressortait systématiquement pour une soirée dans la plupart des cinémas de la côte Atlantique où, en famille, nous avions l’habitude de passer nos vacances. La veille de chaque projection, je guettais les affiches collées pour le lendemain pour avoir la chance d’apercevoir dans la nuit, ressortant sur fond blanc, les yeux menaçants bordés de faux cils de Malcom McDowell, ce poing levé et armé d’une lame qui semblait s’adresser à ceux qui la regardait. Enfin, cet œil (de verre ?) dont encore aujourd’hui je ne saisis pas totalement la signification.

Mais, surtout, dans chaque ville où nous nous posions (et qui par bonheur, passait le film, objet de toutes les attentes et promesses), il me fallait, sans exception aucune, passer devant le cinéma pour regarder ces photos, vues et revues, qui représentaient des choses sans signification apparente mais si excitantes (le héros qui nous regardait un verre de lait à la main, le même hurlant avec sur la tête un appareil qui lui écarquillait les yeux…).
Celle qui me fascinait le plus représentait une femme faisant de la gymnastique, les jambes en arrière et entourées de chat. J’étais comme hypnotisé durant de longues minutes devant ce visuel hors du commun.

Après avoir enfin pu voir le film, alors introuvable en VHS, j’ai enfin compris ce qui différenciait la banalité des comédies qu’on m’emmenait voir, de l’art cinématographique véritable ce qui, mine de rien, a joué un grand rôle dans mon début de parcours cinéphilique.


Mon K particulier
par Raphaël Jullien


Kubrick a souvent été un défi pour moi car il me faut souvent un deuxième visionnage avant de pouvoir apprécier ses films. Pour certains, comme "Lolita" ou "Docteur Folamour", ce deuxième essai n’a pas encore eu lieu et mon avis personnel reste suspendu et incomplet.
Pour quelques rares exceptions, comme "Full Metal Jacket" et "Les Sentiers de la gloire", une seule tentative m’a suffi à me forger une opinion positive. Et il me faut avouer que je n’ai encore jamais eu l’occasion de découvrir les trois premiers longs métrages de Kubrick. En tout cas, je me souviens très précisément de la façon dont j’ai progressivement apprivoisé trois grands chefs-d’œuvre du cinéaste : "Orange mécanique", "Shining" et "2001, l’Odyssée de l’espace".

Tout a commencé avec "2001", dont je m’étais fait offert la VHS alors que j’avais environ 12 ans. Alors que ma cinéphilie était encore très balbutiante (c’est un euphémisme), j’avais conscience qu’il s’agissait d’un monument de la science-fiction mais je m’attendais plus à quelque chose dans la veine de "Star Wars". Vous devinerez aisément ma grande perplexité face aux australopithèques du prologue, à l’utilisation de la musique classique et au rythme étonnamment lent ! Je ne me rappelle pas avoir regardé le film en entier (trop exigeant pour le préado que j’étais) mais seulement d’avoir revendu ma VHS dans un magasin d’occasion (tout comme, le même jour, l’album « War » de U2, preuve s’il en est qu’il y a parfois une question de timing personnel pour apprécier certains chefs-d’œuvre !). Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, à la ressortie du film en mars 2001, que j’ai osé replonger dans ce monument cinématographique. Depuis, ce film trône en tête d’une liste très restreinte de films pour lesquels mon absence de compréhension véritable n’empêche pas ma fascination – aux côtés de "Mulholland Drive", "Stalker" et "Holy Motors".

Entre-temps, outre ma digestion facile de "Spartacus" (sans doute le moins exigeant de Kubrick), j’avais également fait une rencontre avortée avec "Orange mécanique". Je devais avoir 16 ans. Trop tôt pour moi. Au bout d’une vingtaine de minutes, j’avais éteint la télé, bouleversé par tant de violence que je trouvais gratuite, incapable d’en cerner alors l’aspect critique. Il m’a fallu attendre la mort de Kubrick et la diffusion télévisuelle du film en son hommage, au moment où j’étais étudiant en audiovisuel. Seul dans mon appartement, je l’ai pris de plein fouet et l’ai propulsé parmi les films que je considère comme indémodables.

Pour "Shining", ma difficulté lors de mon premier essai (aussi vers 16 ans) reposait sur deux choses : mon aversion personnelle pour « les films qui font peur » (répugnance plus modérée désormais) et l’incapacité à supporter le doublage immonde de Shelley Duvall en français ! Rétrospectivement, ce fut sans doute l’électrochoc qui m’a fait comprendre qu’il était nécessaire de privilégier la VO. Quelques années plus tard, je découvrais "Shining" avec un effroyable plaisir de cinéphile – tout en prenant conscience avec surprise que la voix originale de Duvall était quasiment aussi atroce que son doublage !


Stanley K… et moi
par Frédéric Wullschleger


Jusqu’à la découverte sur grand écran de son film-testament "Eyes Wide Shut", le cinéma de Stanley Kubrick ne consistait pour moi qu’en une poignée d’images volées à la télévision ou dans des magazines : une jeune fille alanguit au soleil, un soldat traversant des tranchées, un singe lançant en l’air un os se transformant en station spatiale, ou bien un cinglé hystérique poursuivant une femme, la sculpture d’un pénis énorme dans les mains !
Et puis il y eu ce monument d’érotisme et de mystère, scrutant d’un œil de sociologue pessimiste les travers du couple moderne. Une symphonie de couleurs, de musique et de sensations, porte ouverte sur l’œuvre d’un cinéaste dont j’allais découvrir le talent.

Depuis la vision de cet "Eyes wide shut" posthume, le cinéma de Stanley Kubrick n’a cessé d’être présent dans mon esprit. Qu’il plonge dans la folie d’un cerveau abîmé, qu’il montre hilare les exactions idiotes des imbéciles régnants sur le monde, qu’il accompagne les jeunes recrues de l’armée à la boucherie vietnamienne ou qu’il prophétise la fin d’une humanité et sa renaissance, Stanley K. a toujours été ce commentateur pointilleux de la société humaine, proposant par sa science du cadre et de la narration un cinéma à nul autre pareil. Et je crois pouvoir dire, sans trop me tromper, qu’on n’a définitivement pas fini de parcourir l’œuvre tentaculaire de celui qui, peut-être, fut un dieu de la pellicule.

>> Plus d'infos sur Stanley Kubrick : notre Dossier "Le K Kubrick"

Mathieu Payan

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