En ces temps réacs de crispation sur les valeurs morales de l’hypocrisie et de la bien-pensance, il est réjouissant d’observer le parcours d’un cinéaste qui affronte les situations les moins politiquement correctes sans se départir d’un enthousiasme et d’une innocence presque enfantine. Guy Maddin, sous ses dehors de faiseur excentrique d’objets filmiques issus d’un espace-temps incertain, témoigne en effet d’une liberté d’expression inhabituelle dans le cinéma contemporain.
Guy Maddin, artisan du Septième art
Pour commencer par parler de leur forme, on peut dire que Guy Maddin fait précisément tout ce qui ne se fait pas au cinéma : à l’heure de la 3D et de la haute définition, il s’obstine à vouloir travailler majoritairement en noir et blanc, de préférence flou et granuleux. La pellicule est volontairement vieillie (Tales from the Gimli Hospital), le cadre lourdement vignetté (Dracula), le montage épileptique fait abonder les faux raccords (Dracula encore, The Heart of the World...), la mise au point est imprécise, et lorsque l’image est nette, elle ne reste pas assez longtemps à l’écran pour être lisible.
Lorsqu’il utilise la couleur, elle est baveuse comme une vieille VHS NTSC (The Nude Caboose) ou obéit à des standards complètement aberrants comme pour Careful - qui est tantôt en couleurs pseudo naturelles, tantôt teinté de jaune, de rouge ou de vert - ou les passages de The Saddest Music in the World où le noir et blanc devient... bleu et orange !
Associé à un goût pour les histoires intemporelles et un aspect visuel très stylisé, ce traitement de l’image donne aux films de Guy Maddin l’aspect de vieilles bobines issues d’un passé indéfini, que renforce le recours fréquent au muet avec intertitres (Des trous dans la tête).
Corrosif sur la forme et le fond
Maddin pourrait donc passer pour le chantre du rétro et refuser consciencieusement la modernité si ces afféteries purement plastiques ne servaient une ébouriffante volonté d’exploser frontalement tous les tabous possibles.
On se souvient par exemple de Tales of the Gimli Hospital, où deux hommes s'entre-déchirent pour l’amour d’une TRÈS jeune fille de treize ans (dans ce film, toutes les comédiennes sont en réalité des fillettes outrageusement maquillées, ce qui ne les empêche pas de se livrer à des activités étonnamment “matures” pour leur âge !) Pour rajouter une couche de singularité, Maddin donne le rôle d’un des jeunes premiers à Michael Gottli, un comédien obèse, qui forme avec la jeune Angela Heck, dans la scène où ils se dénudent un couple au glamour pour le moins “original”.
Pour rester dans les amours anticonformistes, on rappellera que le frère du héros de Careful se suicide après être tombé amoureux de leur mère, tandis que l’héroïne meurt en embrassant son propre père sur la bouche, dans une apologie de l’inceste assez échevelée. Mais tous les personnages de Guy Maddin ne sont pas amoureux de leur père. En témoigne le personnage principal de The Dead Father qui finit par se débarrasser du sien en en mangeant le cadavre à la cuillère ! Nous ajoutons donc la nécrophagie à notre catalogue des perversions rigolotes, car de toute façon rien n’est plus drôle que la mort chez Guy Maddin : il suffit de voir le dialogue de The Saddest Music in the world : “Sadness is just hapiness in reverse !”
« The Saddest Music in the world » : le drame le plus drôle ?
Ce film-ci est le plus désopilant drame qui existe à ce jour, ou bien est-ce un genre de comédie assez sinistre. Car peut-on rester sérieux devant un homme qui joue du violoncelle devant le coeur de son fils mort baignant dans un bocal rempli de larmes ? Que dire du gag du médecin qui scie la mauvaise jambe de l’héroïne prise sous une voiture renversée ? Et pourquoi les scènes les plus guillerettes du film sont-elles celles des enterrements ?
Son dernier film, son meilleur ?
Ulysse, souviens toi est le dernier film en date du cinéaste. À la surprise générale il passe de l'argentique au numérique. L’image est nette, les plans sont bien cadrés. Peut-être parce qu’il faut un minimum de stabilité au spectateur pour affronter ce qui l’attend. Même si Hollywood reste très timide vis-à-vis de la nudité masculine, nous avons ici droit pendant pratiquement tout le film au désolant spectacle de l’anatomie sénile de Louis Negin, dont nous n’ignorons PLUS RIEN.
Ce personnage entretient avec sa fille (la toujours parfaite Isabella Rosselini) des relations incestueuses (encore !) à base de bondage, sans oublier qu’il suce à l’occasion des protubérances phalliques qui émergent des cloisons. La routine. Ce ne sont pourtant pas forcément les relations les plus tordues du film. En effet, que peut-on penser d’un homme qui adopte l’assassin de son fils en guise de vengeance ? D’un homme qui ne sait plus faire la différence entre les morts et les vivants ? Et qui ne reconnaît pas ses propres enfants quand il les croise ?! Est-on vraiment équilibré lorsque l’on passe ses journées à se masturber enfermé dans un placard ? Est-il vraiment dangereux de faire l’amour avec un fantôme ?
On trouvera (ou pas) la réponse à toutes ces questions dans ce film, avec en plus au programme : des morts invraisemblablement tragiques, des gangsters des années 30, des machines infernales, des femmes nues, des hommes ligotés, un soir d’orage qui n’en finit pas, et beaucoup de papier peint au service d’une histoire complexe comme un puzzle, où chaque personnage semble évoluer dans une époque différente, sur une ligne temporelle différente.
Le résultat est d’une séduction irrésistible. Formidablement ludique avec des élans de comédie du remariage, réjouissamment lugubre avec des moments d’épouvante pure et un décor qui vaut tous les châteaux de la Hammer, et surtout débordant d’inventions narratives. Ulysse souviens-toi est certes un film choque-bourgeois comme ont pu l’être les films surréalistes de Buñuel, mais c’est peut-être surtout le meilleur film de Guy Maddin.
Genesis P. Olenta
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