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ANALYSE : en avant, Mars ! (2/2)


Il y a Mars telle que nous la voyons dans notre ciel depuis la nuit des temps, origine fantasmatique des petits hommes verts ; et il y a cette autre Mars, celle qui est la cible des sondes spatiales et l’objet de scénarios pointilleux de la NASA dans le but d’y envoyer prochainement des missions habitées. Celle qu’écrivains et cinéastes ont joyeusement imaginée sous toutes ses formes, matérialisant ici les canaux « observés » par Perceval Lowell, créant là les masses d’eau nécessaires au développement de la vie, inventant encore des structures artificielles cyclopéennes dissimulées dans les bras méandreux des canyons. Cette Mars qui fera toujours rêver – même lorsque l’Homme y aura installé ses bases, ses instruments et sa rigueur scientifique.



La découverte de Mars

Après des siècles d’extrapolations sur les conditions de la vie martienne, sur l’existence d’eau à l’état liquide, de vie intelligente et de cités herculéennes, c’est en 1965 que les fantasmes et les espoirs viennent définitivement buter contre la logique scientifique. Depuis 1960, les USA et l’URSS ont lancé plusieurs sondes destinées à photographier la surface de Mars, sans succès. Il faut attendre Mariner 4 pour qu’en 1965 les premières photographies de l’astre révèlent une surface perlée de cratères et une absence totale de constructions artificielles. Mars est un monde mort. Sur Terre, c’est le choc et la déception. Les sondes Viking, en 1975, envoient deux modules de la NASA sur la surface caillouteuse de la planète, mettant fin aux derniers doutes – si ruines il y a, elles sont dissimulées à l’œil humain. Même le relevé de présence massive d’eau sous forme de glace en souterrain, grâce aux explorations de Mars Odyssey, ne permet plus de croire qu’un jour Mars fût le QG d’affreux Martiens conquérants.

Chaque nouvelle découverte scientifique réduit les dimensions du rêve martien. Non seulement les cités coloniales de Bradbury n’ont plus aucune chance d’exister, mais il faut en outre que les auteurs de S-F imaginent d’autres origines à leurs extraterrestres belliqueux, sauf pour ceux qui profitent paradoxalement de ces avancées techniques pour peindre une réalité martienne différente des clichés renvoyés par les sondes terriennes. Dans sa préface à son roman Les Terriens arrivent (1967), Leigh Brackett se gargarise d’aller à l’encontre du sacro-saint Progrès : « Les voyageurs électroniques et humains ont commencé de réduire ces rêves à néant, dure réalité. Mais comme nous le savons, dans les relations entre les hommes et les Martiens, les simples faits amènent une Vérité instable, seule la dernière prévaut. Par conséquent, je vous offre ces légendes du vieux Mars comme de vrais récits, et j’invite les mornes réalités à garder une distance respectueuse. »

Traitée par le cinéma, l’exploration de Mars a souvent donné lieu à des aventures réjouissantes autant qu’improbables, au contact de monstres difformes et d’intelligences offensées par la présence humaine. Tous les fantasmes y sont passés – de la peur du nucléaire à la préparation d’une invasion malthusienne. Mais le plus fascinant réside dans ce constat qu’une fois découverte pour ce qu’elle est, à savoir une planète morte, Mars n’en a pas moins continué à titiller l’imagination des écrivains et des scénaristes, ceux-ci et ceux-là redoublant d’efforts pour proposer dès lors une inspection crédible de la planète rouge.

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Solitudes martiennes

Filmés à quarante ans de distance, il est amusant de comparer aujourd’hui « Robinson Crusoe sur Mars » de Byron Haskin (1964) et « Stranded » de Maria Lidon (2001), deux œuvres qui s’interrogent sur la solitude absolue représentée par un échouement sur cette planète à la fois proche et étonnamment lointaine. Le premier sort en salles un an avant le vol de Mariner 4 au-dessus de Mars, devenant immédiatement caduc ; le second prend pleinement en considération les avancées astronautiques pour proposer d’abord une narration extrêmement rigoureuse (donc partiellement ennuyeuse), ensuite des enjeux stellaires sous la forme d’une architecture artificielle ancienne que l’équipage découvre en toute fin de long-métrage, alors que leur mort prochaine ne faisait pas un pli. À noter que dans « Mission to Mars », bien que la solitude ne soit pas le sujet principal, l’intervalle de temps entre la mission ratée et la mission de sauvetage a pour effet de laisser le personnage de Don Cheadle confronté à lui-même pour une durée qui aurait rendu maboule n’importe quel être humain normalement constitué – mais la magie du cinéma réside aussi dans ces improbabilités.

Sur un scénario d’Ib Melchior, le réalisateur de films de série B comme « La Planète rouge », « Robinson Crusoe sur Mars » est une étonnante variation sur le vieux thème cher à Daniel Defoe. Mars est recréée par la grâce des paysages de la Vallée de la Mort (dont le Zabriskie Point où Antonioni placera des hippies en lieu et place des Martiens) et le film produit une sourde sensation d’isolement, qui culmine dans une scène cauchemardesque où le héros croit voir revenir son camarade mort dans le crash de la navette. L’imagerie reste néanmoins proche de la S-F traditionnelle : les vaisseaux martiens miniers piquent leur design à ceux de « La Guerre des mondes » et les combinaisons des extraterrestres sortent tout droit de « Destination Moon », produit en 1950 par un vieil ami d’Haskin, George Pal. Le surgissement d’un « Vendredi » indigène vêtu à la façon des esclaves égyptiens et la conclusion dans les neiges du cercle polaire martien achèvent de classer le film dans la catégorie des aimables œuvres imaginatives – mais un doute avait certes commencé à se former lorsque Paul Mantee avait découvert qu’il pouvait respirer grâce à la combustion de curieuses pierres jaunes…

Roublard, le film de Maria Lidon débute à la façon d’un huis clos avant de bifurquer, dans sa dernière partie, vers la pure science-fiction. On peut voir dans le choix de la réalisatrice d’incarner elle-même le personnage découvrant les stellaires, une sorte de pied de nez grossier à cette science qui ennuie tant les créateurs, comme si elle désirait montrer que les cinéastes seront toujours plus inventifs que les matheux pragmatiques de la NASA.

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Villégiatures sur la planète rouge

Les premières tentatives de missions spatiales habitées ne sont pas sans risques : la S-F des années cinquante ne fait pas dans la dentelle pour prouver aux spectateurs naïfs que l’avancée technologique (comprendre : la fabrication de la bombe atomique et l’envoi de satellites en orbite terrestre) pourrait bien causer la perte de la chétive humanité. L’ambition morale du cinéma de S-F est ferme : prévenir l’Homme des risques qu’il prend en lui montrant comment les voyages interstellaires peuvent tourner à la leçon vertueuse. Mars n’échappe pas à cette vision réductrice.

Dans l’improbable « 24h chez les Martiens » (Kurt Neumann, 1950), une équipe d’astronautes atterrit sur Mars par erreur au cours d’une mission lunaire à cause d’un problème technique (et à cause de George Pal, qui saisit la justice pour obliger Lippert Pictures à dérouter son vol, initialement prévu vers la Lune, en direction d’une Mars libre de droits, car il venait de produire « Destination Moon »). Ils y rencontrent une civilisation retombée à l’âge de pierre après une guerre atomique, dans un message vertueux on ne peut plus explicite. Deux ans plus tôt, « Flight to Mars » de Lesley Selander opposait déjà aux probes voyageurs humains (parmi lesquels un journaliste !) une bande de Martiens, fidèles élèves de Malthus, désireux d’assimiler la technologie terrestre pour installer chez nous leur civilisation mourante. On renouait alors avec les préceptes de « Aelita », mais déclinés façon monde libre.

Aussi léger qu’un hippopotame chaussé de plomb, « La Planète rouge » d’Ib Melchior (1959) n’en reste pas moins une tentative surprenante pour rendre à Mars toute sa puissance imaginative. La seule femme à bord fait référence au « mauvais présage » incarné par le nom de Mars, ce « dieu de la guerre » antique ; et se demande s’ils ne devraient pas laisser certaines choses dans l’inconnu – ce qui ressemble plus à des réflexions d’écrivains de S-F que de scientifique… Pendant ce temps, de son côté, un autre personnage bouquine un pulp magazine de S-F avec la nostalgie de l’improbable retour sur Terre. Pour Melchior, Mars est une planète peuplée de vie – végétation, cité lointaine, créatures invraisemblables dont la plus célèbre est un croisement entre le rat, la chauve-souris, l’araignée et le crabe – filmée via un procédé créé par Norman Maurer, le Cinémagic, donnant l’impression de voir le monde en négatif rougeâtre, qui est du meilleur effet. Les Martiens finissent par botter les fesses des Terriens et leur ordonner de ne pas revenir « sans y avoir été invité », sous prétexte que l’humanité n’a pas la maturité nécessaire pour engager le contact avec d’autres civilisations.

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Les secrets de Mars

Après les révélations des sondes américaines, Mars n’a plus le même visage. Exit les créatures monstrueuses, les « Vendredi » de pacotille et les Martiens préhistoriques ; place aux secrets bien gardés de civilisations disparues ou d’extraterrestres évolués. Trois films de la fin des années 90 et du début des années 2000 s’appuient sur une vision désertique et sauvage de Mars pour dramatiser l’exploration humaine. Dans « Mission to Mars » de Brian de Palma (2000), c’est le fameux visage de Mars, révélé sur des photos satellites, qui fonde le prétexte pour un voyage stellaire : après l’échec d’un premier essai, une seconde mission s’apprête à vérifier l’origine de cette formation mystérieuse, sans que son équipage se doute qu’il se lance à la découverte des origines de l’humanité (plus que du De Palma, il y a du Spielberg dans la dernière partie du film).

Dans « Planète rouge » (Anthony Hoffman, 2000), c’est le prétexte d’une Terre qui se meurt qui pousse les nations à envoyer une mission vers Mars, dans l’espoir de trouver une solution viable (on se demande encore quelle raison explique ce choix, sinon la pure magie du cinéma). À l’instar de l’espagnol « Stranded », le secret de la planète se révèle dans la dernière partie : l’astre hostile possède une fine atmosphère respirable pour les hommes ! Mais pas d’extraterrestres belliqueux en vue, ce que John Carpenter corrige dans « Ghosts of Mars » en 2001, en préférant à la vraisemblance scientifique de ses pairs le rythme jouissif de la série B. La toxine indigène qui transforme les colons terriens sur Mars en stars du rock cannibales est la métaphore d’un avertissement à l’égard de l’humanité : toute tentative d’installation forcée sur un territoire qui n’est pas le nôtre sera punie par la destruction pure et simple des audacieux.

La solution adoptée par Paul Verhoeven dans « Total Recall » reste à la fois la plus économique – greffer de faux souvenirs de Mars dans l’esprit du candidat – et la plus complexe, cette opération futuriste servant de catalyseur à une exploration de la psyché humaine. Quand Philip K. Dick publie sa nouvelle, « You Can Remember It For You Wholesale » dans The Magazine of Fantasy & Science-Fiction en 1966, Mars a déjà perdu son aura mystérieuse. Le romancier l’utilise donc, de façon tout à fait originale, comme le décor d’un drame psychologique, principe repris de loin par le scénario de Ronald Shusett, Dan O’Bannon et Gary Goldman pour le film de Verhoeven. Finalement, la meilleure façon de visiter Mars, n’est-ce pas en rêve, comme dans le classique soviétique « Aelita », de façon à en conserver à la fois le mystère et les révélations extraterrestres, loin des rigidités imposées par la science ?


Conclusion : les Mars du succès

Il semblerait bien que Mars n’intéresse les inventeurs de fictions que lorsqu’elle s’adapte parfaitement à leurs besoins de péripéties, de dangers physiques et de révélations fracassantes. Le fantasme perdure au-delà des réalités astronautiques, quitte à abandonner toute vraisemblance : dans « Planète rouge », l’équipe emporte avec elle, à l’encontre de toute logique, un robot à tout faire capable de défendre ses arrières, tant la croyance en la possibilité d’une vie secrète sur Mars reste forte. Il y a bien deux Mars et elles resteront indivisibles : tel est le prix à payer pour que la planète reste un merveilleux nid à idées. Il s’agira simplement de conseiller à tout bon scientifique qui se respecte, s’il aime voir sa planète Mars à peu près semblable à ce qu’elle est en réalité, de se tenir éloigné des visions d’horreur que seraient pour lui « Frankenstein Meets the Spacemonster » (Robert Gaffney, 1965), « The Wizard of Mars » (David L. Hewitt, idem), version improbable du roman de L. Frank Baum, ou « Santa Claus Conquers the Martians » (Nicholas Webster, 1965) : car si ces films existent bel et bien, disons simplement qu’ils ne rendent pas hommage à la planète rouge de la même manière que les autres.

Lire la première partie de cet article.

Eric Nuevo

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