Si la controverse est légion dès qu’un film ose mettre en scène des images et/ou des idées violentes, subversives, déviantes ou juste moralement douteuses, rares sont les métrages a avoir eu l’impact de "Cannibal Holocaust" en son temps. Retour sur l’un des films les plus dérangeants, et dérangés, de l’histoire du cinéma.
Bienvenue dans l’enfer vert
Lorsqu’il s’attèle, en 1980, à "Cannibal Holocaust", Ruggero Deodato n’est pas tout à fait un inconnu. Artisan du bis comme il en pullulait durant les grandes années du cinéma de genre italien, cet ancien assistant de Roberto Rossellini a déjà œuvré dans la comédie et le thriller, avant de se faire un nom en réalisant coup sur coup deux œuvres chocs : le polar "Live Like a Cop, Die Like a Man" et le film d’aventure horrifique "Le Dernier monde cannibale". Ce dernier marque sa rencontre avec le genre « cannibale » (popularisé par le tâcheron Umberto Lenzi), qu’il portera dans ses derniers retranchements deux ans plus tard. Adepte, tout du moins à ses débuts, d’un réalisme hérité de son mentor (la poursuite ouvrant "Live Like a Cop…" en porte les stigmates), Deodato l’accompagne d’une vraie complaisance pour le cinéma de genre, et la violence qui lui est souvent inhérente. C’est ce qui fit la force du "Dernier monde…", finalement plus proche de la fausse étude ethnologique que du shocker ultra-violent.
En réalisant "Cannibal Holocaust", Deodato décide de se démarquer de ses confrères, et cherche même à pointer du doigt un problème, selon lui, majeur de la société contemporaine : il déclara avoir décidé de tourner ce film après avoir vu son fils confronté à la violence des médias télévisés, souhaitant dénoncer le sensationnalisme cultivé par les journaux. Pour ce faire, il découpe son film en deux parties bien distinctes. La première, et avouons-le, la plus faible, montre un anthropologue à la recherche d’une équipe de journalistes ayant disparu en Amazonie après être partie à la rencontre d’une tribu cannibale. Faiblesse de l’interprétation, exotisme de pacotille et scènes d’action basiques, cette première partie ressemble au tout venant de la production italienne de l’époque. Mais c’est vraiment dans sa seconde partie (la direction d’une chaîne de télévision visionne les images filmées par l’équipe avant leur disparition) que "Cannibal Holocaust" s’affranchit de tous les codes en vigueur, et laisse à voir la teneur hautement subversive de son propos. Bienvenue dans l’Enfer Vert !
Le dernier monde cannibale
La différence flagrante entre les deux parties du film montre bien où va l’intérêt de Deodato. En laissant ses jeunes acteurs, tous impeccables, filmer eux-mêmes leurs « aventures », il confère très vite à ces images volées le cachet réaliste nécessaire à son entreprise. Rien, dès lors, ne sera épargné au spectateur/voyeur qui, venu se délecter d’un « spectacle » horrifique, en prendra pour son grade. Prêts à toutes les atrocités possibles et imaginables, en vue d’obtenir LA séquence-choc qui leut offrira reconnaissance et succès (visions complaisantes d'un cadavre calciné ou d'un village autochtone incendié dans le seul but de montrer une scène de panique), les reporters du film font ici figure de symboles, certes grossiers, mais non moins importants. Car qui sont les vrais sauvages ? Les cannibales du titre, dont les rites ancestraux sont insupportables à nos mentalités ? Ou les comportements immatures et barbares de ces occidentaux soit-disant civilisés ? Un comportement dont on trouve des traces jusque dans la réalisation-même du film, Deodato et son équipe ayant filmé les meurtres bien réels d’animaux (cet interminable dépeçage d’une tortue, filmé sous toutes les coutures), là où les figurants simulant les tribus anthropophages semblent vivre en harmonie avec leur environnement. Jusqu’à son ultime scène, qui sonne dès lors comme la revanche exponentielle d’une nature bafouée, "Cannibal Holocaust" joue de ce décalage, de cette opposition, entre la sagesse et l’appât du gain, entre les croyances et traditions, aussi contestables soient-ils, d’une tribu de cannibales, et le besoin de suprématie d’une poignée de gens n’ayant jamais pris la peine de comprendre l’endroit où ils se rendaient.
Le propos est fort, et bien désagréable à qui veut tenter l’expérience. Mais c’est là tout le sel de ce film unique en son genre, indéfendable à bien des niveaux (on revient aux meurtres d’animaux, que Deodato affirme aujourd’hui regretter), mais indispensable à qui s’intéresse au pouvoir des images et à leur fonctionnement. Car au-delà de ses effets-spéciaux gores criant de réalisme, au-delà de sa volonté primaire de choquer son public, au-delà de ses défauts inhérents au cinéma de genre italien de cette époque, au-delà même de son statut de film d’horreur jusqu’au-boutiste, "Cannibal Holocaust" s’impose juste le témoignage réaliste, et forcément révoltant, d'une humanité dont la barbarie ne s'est pas arrangée avec la civilisation. Bien au contraire.
Polémique fiction
A sa sortie, "Cannibal Holocaust" fait couler beaucoup d’encre. Accusé d’avoir filmé la mort réelle de plusieurs personnes, Ruggero Deodato est convoqué au tribunal, et se trouve dans l’obligation de prouver que les bandes vidéo sont fausses, que les acteurs sont toujours en vie et que l’actrice dans la scène de l’empalement n’est pas morte. Malgré ces évènements, et malgré la censure dont fut victime le film dans de nombreux pays, Deodato assumera entièrement ses décisions, finissant seulement par regretter la mort des animaux, qui furent en fait dévorés par l’équipe pendant le tournage. Une version délestée de ces passages nauséabonds est d’ailleurs disponible dans l’édition Blu-ray anglaise qui vient de sortir.
Frédéric Wullschleger
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