Même le plus vulgaire des cailloux peut dissimuler une facette de diamant : dans le très médiocre « Armageddon », mené tambour battant par le parkinsonien Michael Bay, le personnage incarné par Ben Affleck profite d’un moment de suspension narrative pour raconter une histoire à sa compagne Liv Tyler, en jouant sensuellement de ses doigts sur son corps. Si l’on se souvient alors que J.J. Abrams est le co-auteur du scénario du film (avec Jonathan Hensleigh) et que, par ailleurs, le personnage d’Affleck est appelé par ses initiales (A.J.), il n’est pas impossible de voir en lui un avatar cinématographique d’Abrams : à la fois pour son goût du récit et pour sa manière de tuer symboliquement le beau-père (Bruce Willis), laissé derrière lui sur l’astéroïde pour accomplir leur mission. Après avoir travaillé avec Michael Bay, à la suite de plusieurs scénarios adaptés à Hollywood, Abrams prend le large et crée ses propres fictions – les séries « Felicity » et « Alias » ne tardent pas. Et si « Armageddon » marquait, métaphoriquement, l’émergence d’un conteur de génie (Abrams) grimpant sur les épaules de ses aînés pour mieux les surpasser ?
Chaussé de ses nombreuses casquettes artistiques – réalisateur, producteur, scénariste et parfois compositeur (les thèmes principaux de « Felicity », « Alias » et « Fringe »), J.J. Abrams s’est taillé une place de choix dans l’écurie hollywoodienne, sans jamais dissimuler une nostalgie cinéphilique qui tend au maniérisme et qui eût pu, en d’autres circonstances, fortement déplaire aux pontes des studios, n’eussent été les succès retentissants de ses premières armes télévisées et cinématographiques. Lorsqu’il prend les commandes de « Mission : Impossible III », choisi par Tom Cruise, Paramount accepte de laisser sa chance à un novice (de cinéma), qui est partout célébré comme un petit génie (de la télévision). Le pari est toutefois risqué : depuis plusieurs années, le projet était tenu fermement par Joe Carnahan, dont le désengagement tardif provoqua un report du tournage. Abrams en profite pour imposer sa manière (forte) : reprise en main du scénario avec ses amis Roberto Orci et Alex Kurtzman - futurs auteurs de « Star Trek » - installation de ses « gens » -Michael Giacchino à la musique et Daniel Mindel à la photographie- et surtout, réappropriation totale de l’histoire, devenue un vrai-faux remake de l’épisode pilote d’« Alias », avec force références et hommages à la série créée par Bruce Geller. Abrams a réussi là où David Fincher, avec « Alien 3 », avait échoué : prendre les commandes d’une franchise hollywoodienne en inoculant son propre style, ses thématiques, et en renvoyant à la « fiction de papa » sans complexes.
Avec deux blockbusters miraculeux de maîtrise et de bon sens narratif (« Star Trek » est une autre franchise Paramount), Abrams n’a pas seulement prouvé son indiscutable talent : il a laissé son public croire qu’il avait affaire à un véritable magicien. Son secret, il l’a évoqué lors d’une conférence du TED (Technology Entertainment Design), en Californie, en février 2007, en présentant sa fameuse « Mystery Box » : une boîte achetée dans une boutique de magie trente ans plus tôt, décorée d’un grand point d’interrogation, et jamais ouverte. « Fermée, elle représente des possibilités infinies. Elle représente l’espoir. Elle représente du potentiel. » Ouvrir la boîte, c’eût été étouffer dans l’œuf ces potentialités, remplacer le mystère de l’inconnu par une connaissance consensuelle. Abrams défend la prédominance, au cinéma, de l’effet-mystère, de la possibilité, du secret. Et surtout de la magie : « Y’a-t-il plus grosse boîte-mystère qu’une salle de cinéma ? Vous pourriez voir n’importe quel film – le meilleur moment, c’est quand les lumières baissent. » Restaurer la puissance illusoire de la salle de cinéma, rétablir la candeur originelle du spectateur (et du spectacle), réactiver la conscience créatrice de chacun à travers la réflexion et l’humilité : voilà, en quelques mots, le projet d’Abrams. Chacun de ses films est une Mystery Box, chacun de ses plans un combat contre l’inéluctable disparition de la magie écranique.
Le sujet n’est qu’une toile de fond
Mystery Box ou poudre aux yeux : la boîte magique et mystère de J.J. Abrams prend la forme, dans le scénario, d’un prétexte narratif – un « McGuffin » pour reprendre la terminologie hitchcockienne. Un McGuffin, c’est un élément de l’histoire qui fonctionne comme enjeu, mais disparaît bientôt sous le poids des trajectoires narratives ; peu importe ce qu’est le McGuffin, tant que les personnages s’activent et que le récit y puise son carburant. Chez Abrams, l’exemple canonique se trouve dès « Mission : Impossible III », avec la « patte de lapin » qui surgit dans la fiction dès le prologue, dans la bouche du vilain interprété par Philip Seymour Hoffman : virus ? bombe ? technologie inédite et destructrice ? Le film ne nous le dira pas. D’enjeu premier (l’objet est recherché par le grand méchant), la « patte de lapin » devient enjeu secondaire, récupéré par Ethan Hunt comme monnaie d’échange pour sauver sa fiancée. Ce qui est certain, c’est que cette patte-là ne porte pas chance à ses poursuivants.
D’une manière proche, en guise de McGuffin, « Star Trek » met en jeu une surprenante « matière rouge », responsable dans l’avenir de la destruction du monde des Romuliens, et au présent de la planète Vulcain, découpée en petites billes rouges à la puissance démesurée. Plus récemment, « Super 8 » repose sur un double prétexte : une bande de copains désireux de tourner un film de zombies en super 8 et une créature extraterrestre qui s’échappe d’un train après un accident ferroviaire. Ces axiomes narratifs ne sont plus des McGuffin à proprement parler, mais des potentialités de récit qui ouvrent les portes de multiples chemins possibles : que peut-on créer à partir de là ? Vers quelles directions inédites peut-on aller ? Abrams raconte que les deux récits entrecroisés de “ Super 8 ” provenaient de deux scénarios différents, reliés ici par la pure magie de l’image ; la jonction de ces deux chemins réclamait ainsi un minimum d’attention de la part d’un spectateur trop habitué à ne suivre qu’une ligne narrative. En décuplant les potentialités, en leur laissant leur lot de mystère, Abrams fait le choix d’exciter les méninges, au risque de frustrer ceux des observateurs qui auraient sans doute préféré suivre le trajet de la « patte de lapin » plutôt que celui du couple Ethan / Julia.
Lire la suite de cet article.Eric Nuevo
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