DOSSIER

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CANNES 2011 – Un cru politique


Premier dimanche du festival de Cannes, au sortir d’une projection : l’affaire DSK, affichée sur tous les smartphones de la Croisette, fit figure d’ingérence malencontreuse dans la bulle cinématographique cannoise. Quoi ? Une actualité extérieure venait perturber la bonne vision des films ? L’argentier de la planète osait affronter la grand-messe de celluloïd ? C’est que les travers politiques, traditionnellement, ne déséquilibrent pas la ligne droite de la manifestation annuelle, sauf exceptions notables. L’année dernière, le jour de la projection du controversé « Hors-la-loi », pris en grippe par un député conservateur obtus et par quelques grappes bien mûres d’anciens combattants, fut marqué par une fouille plus intensive des sacs des spectateurs. Le Palais ne fut que mollement secoué par cette extériorité désagréable et inepte, aussi mollement que les festivaliers furent bousculés par un long-métrage, finalement très consensuel. Et quoi ? Tous les festivals ne sont pas perturbés par mai 1968. Et heureusement !

Non, Cannes n’a pas besoin de l’ingérence politique extérieure, parce que Cannes est déjà politique en soi. Certes, ces deux dernières années, le versant engagé du festival a été recouvert d’une épaisse couche de magie cinématographique, avec des récompenses allant à des œuvres qui retournent à l’essence historique du procédé : « Oncle Boonmee » l’année passée, « The Tree of Life » aujourd’hui. Et c’est tant mieux. Mais on n’oublie pas pour autant que le festival de Cannes porte sur l’état du monde un regard d’une lucidité sans équivoque, comme une pieuvre immense dont les tentacules auraient des ramifications dans un large panel de pays. Et cette 64e édition n’a pas dérogé à la règle. Petit tour d’horizon du versant politique cannois, millésime 2011.

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La reconquête

Le sommet politique le plus saillant du festival a aussi été le plus médiatique : le film événement de Xavier Durringer, ”La Conquête”, était projeté hors-compétition devant une foule de sceptiques prêts à se moquer et à détester cordialement le jeu de Denis Podalydès (en Sarkozy), Bernard Le Coq (en Chirac) et Samuel Labarthe (en Villepin). Pas étonnant que ce long-métrage relatant l’accession au pouvoir de Nicolas Sarkozy ait reçu un si cassant accueil, puis une si mauvaise presse : qui a envie de voir notre président gesticuler sur grand écran, quand la télévision en fait déjà ses choux gras au quotidien ? Sarkozy est un homme pour lequel le Français moyen préfère baisser la tête (vers sa télévision) plutôt que de la lever (vers la toile), pour reprendre une expression godardienne. Osons dire ici que la majorité s’est pourtant bien trompée : « La Conquête » est un film plutôt réussi, si tant est qu’on le regarde comme une farce directement inspirée de la commedia dell’arte, fonctionnant sur des joutes oratoires guignolesques, témoignant moins de la « conquête » du pouvoir que de la « reconquête » de Cécilia par Nicolas.

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Présenté en compétition, « Pater », du vétéran Alain Cavalier, tirait sur la corde du comique en l’étirant jusqu’à une forme de stand up politique : Cavalier et Vincent Lindon, face à face, incarnant respectivement le Président de la république et le Premier ministre, se livrant ensemble à une remise en cause de la politique contemporaine, glissant leurs propres idées réformatrices comme des axiomes vivifiants. Dénué de scénario, largement improvisé par ses deux comédiens-rois, « Pater » s’imposa comme OVNI et fut ovationné comme un président le soir de son sacre électoral.

A l’opposé, sur un mode plus grave, Pierre Schoeller perturbait la sélection d’« Un certain regard » avec son étude au scalpel de « L’Exercice de l’État », impressionnante et surprenante fable sur le pouvoir. Exit le comique et l’improvisation. Le ministre des Transports joué par Olivier Gourmet n’a pas les bons mots prêtés par Patrick Rotman à la bande de l’UMP, ni la verve démagogique du duo Cavalier-Lindon, mais il démontre un talent fou pour passer entre les gouttes à force de concessions et d’échines courbées. Schoeller raconte la transformation d’un politique intègre et grave en opportuniste joyeux, sous le regard de son dircab’ Michel Blanc. Le thème politique n’est pas souvent présent sur les écrans hexagonaux, mais quand il s’impose, il frappe fort et se met dans tous ses États.

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Iranien qui rira le dernier

L’année passée, le festival avait réservé un siège de juré au cinéaste Jafar Panahi, interdit de séjour hors de l’Iran en attendant un hypothétique procès. Un an plus tard, Cannes rendait doublement hommage à un cinéma iranien perpétuellement soumis aux diktats de la censure en sélectionnant deux œuvres venues de l’ancienne Perse par des chemins de traverse (uploading sur internet et passage clandestin d’une clé USB !).

Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof ont ceci en commun – outre leur origine – qu’ils ont tous deux été condamnés, fin 2010, à une interdiction de quitter leur pays et, surtout, d’exercer leur métier de cinéaste. Comment réaliser un film quand ce simple geste, si naturel pour des metteurs en scène, leur est prohibé ? La réponse, enregistrée à résidence sans moyens, est forcément minimaliste et férocement militante. Panahi propose une auto-confession filmée dans « Ceci n’est pas un film », brisant la frontière conventionnelle entre réalité et fiction (un peu à la façon de « Pater »). A défaut d’être un objet esthétique, il s’agit d’abord d’un manifeste combatif. Osant la fiction en chambre, Rasoulof a présenté « Au revoir » dans la sélection « Un certain regard », par le biais de sa femme. Le film prend pour héroïne une jeune avocate dont les dossiers, trop droit-de-l’hommistes, lui ont valu une interdiction d’exercer, et dont le mari, journaliste opposant, a dû se réfugier dans le sud du pays sans possibilité de communiquer avec elle. Préparant son exil, elle constate qu’il « vaut mieux être étranger ailleurs qu’étranger dans son propre pays ».


Engagez-vous, qu’ils disaient

Tout le programme cannois n’était pas aussi disert, politiquement parlant, que ces quelques exemples. Néanmoins, nombreux étaient les films qui, avec discrétion et astuce, parvenaient à glisser dans leurs sujets des piques militantes bien senties.

On aura donc vu, entre autres :
- Une houleuse discussion politique au début de " Polisse " de Maïwenn, parfaitement caricaturale et exagérément véhémente ; heureusement que la fiction documentarisée de la jeune auteure du « Bal des actrices » ne s’arrête pas à cette maladresse, zoomant sur le quotidien d’une brigade parisienne de protection des mineurs. Il n’était pas interdit pour autant de voir « Polisse » comme une réponse indirecte à une séquence de « La Conquête » où Nicolas Sarkozy, alors fraîchement nommé ministre de l’Intérieur, promet aux policiers de leur fournir tous les moyens possibles pour exercer leur métier dans les meilleures conditions, Maïwenn faisant, par écho, le constat de l’échec politique de l’actuel président.

- Une police française un peu gourde et franchement lâche dans « Le Havre » d’Aki Kaurismäki, qui débarque à la façon d’une légion romaine pour arrêter un pauvre môme immigré arrivé par hasard, avec force pistolets et matraques. L’humour à froid du Finlandais fait des miracles dès qu’il s’agit de porter un regard sur les actions des hommes, nécessairement absurdes.

- Une critique explicite de la collusion entre police et narcotrafiquants dans le Mexique d’aujourd’hui, vue par l’héroïne de « Miss Bala » de Gerardo Naranjo. Destinée à un concours de beauté, elle se voit embarquée malgré elle dans une balade morbide lorsque le leader d’un groupe de fripouilles la prend sous son aile, s’en servant alternativement d’indic, de passeur et d’objet sexuel. Le cinéma mexicain prouve son aptitude à regarder de front l’état dramatique de la situation sociopolitique dans le pays, qui, à en croire ce même cinéma, n’est pas sorti de l’auberge.

- Un pied-de-nez bien senti du Français Bertrand Bonello à la ministre Roselyne Bachelot, récemment partie en guerre contre les clients des prostituées, en faisant de « L’Apollonide » une apologie sensuelle et voluptueuse de la maison close. Filmée comme un roman, ou romancée comme un film, cette chronique d’ambiance fin XIXe siècle s’impose par son style et par la succession de caractères de cette douzaine de femmes agrégées autour de la reine des lieux, mère et maquerelle à la fois. En guise d’épilogue, Bonello brise malheureusement sa continuité narrative pour sur-souligner une thèse qu’on a bien comprise, et qui affirme en substance les qualités relatives d’une maison de joie comparées au sordide de la prostitution de rue.

Finalement, ce fut peut-être là la meilleure des réponses de la manifestation cannoise à la malheureuse ingérence de l’extérieur : malgré sa surcharge pondérale, DSK ne faisait décidément pas le poids, FMI et chambre du Sofitel compris, menottes aux poings et « perp walk » confondus, en regard de la vastitude critique du programme cannois.

Eric Nuevo

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