Dogville (2003) et Manderlay (2005)
« Dogville » est peut-être l’un des choix visuels les plus radicaux de Lars von Trier. Abusivement qualifié par la presse de « film sans décor », ce film est d’abord une émanation du théâtre contemporain, où le décor minimaliste (mais pas absent), surélevé en studio sur une immense plateforme, laisse une grande place aux comédiens. Ce film est également un contre-point des précédents : « Les Idiots » tourné en décor naturel et « Dancer in the Dark » aux décors variés et fourmillant de détails.
Ce dispositif donne une dimension supérieure à un scénario qui peut sembler a priori banal. Là encore, la forme permet de transcender le fond en lui donnant une consistance hors norme. En autopsiant une micro-société, celle d’un village ironiquement nommé Dogville, Lars von Trier dévoile la cruauté de la civilisation, l’égoïsme de l’être humain et la pression de la morale (judéo-chrétienne en l’occurrence) qui empêche l’intimité et les libertés individuelles. L’absence de murs, remplacés par des lignes blanches (qui rappellent étrangement les contours dessinés autour des cadavres sur une scène de crime), permet une forme de voyeurisme, ou plutôt de surveillance permanente des citoyens entre eux. Véritable acmé du film, la scène du viol est ainsi rendue encore plus malsaine par cette transparence atroce qui sonne comme une indifférence envers la souffrance d’autrui voire une complicité malsaine – même les enfants continuent de jouer devant la maison aux murs invisibles où l’ignoble acte est perpétré. Trier définit ainsi son film comme un " conte universel sur les êtres humains et leurs faiblesses " (1), qu’il traduit visuellement avec une esthétique magistrale.
« Manderlay », deuxième volet d’une trilogie à ce jour inachevée (le projet « Washington » est pour l’instant en suspens), poursuit dans la même veine, avec toutefois moins de réussite formelle, en partie parce qu’il ne bénéficie pas du côté novateur de « Dogville », mais aussi parce que la cartographie des lieux y est moins nette. Paradoxalement, cet opus peut être encore plus qualifié de géographique grâce à une séquence, celle des arbres coupés, qui montre les défaillances d’un groupe humain lorsqu’il oublie le lien profond qu’il a patiemment créé avec son milieu – souvent sous l’influence d’un individu déconnecté du milieu en question. « Manderlay » tire aussi sa force de son sujet, la difficile abolition de l’esclavage et la perpétuation de la douloureuse question raciale aux Etats-Unis.
Pour écrire les deux films, Trier s’est inspiré du travail du photographe Jacob Holdt, et notamment de la série « American Pictures », lui demandant même de montrer son œuvre à l’équipe de « Manderlay » pour faire du tournage une expérience humaine et artistique encore plus forte (toujours cette démarche de happening ?) et imprégner les acteurs des problématiques liées au racisme et à l’oppression raciale en Amérique. L’influence de la photographie se voit également dans les génériques de fin des deux films, qui reconstruisent de façon subjective l’histoire américaine en axant le point de vue sur l’histoire sociale et la pauvreté dans « Dogville » (avec notamment des photos de Jacob Holdt) et sur l’histoire raciale dans « Manderlay », reliant ainsi la grande histoire à celle de la photographie – une double histoire complexe, donc, qui s’inscrit dans le dessein von-trierien de joindre le fond et la forme.
Les deux films tournent également autour de la dichotomie groupe/individu. Lars von Trier y fait une critique acerbe de la démocratie en focalisant son propos sur la paradoxale mais impitoyable dictature du groupe. Il s’attaque plus particulièrement à la démocratie états-unienne, dont il avait déjà critiqué les injustices et les dérives dans « Dancer in the Dark », notamment à propos de la peine de mort. Mais une fois encore, le cinéaste ne prend pas strictement parti pour son héroïne, Grace, personnage ambigu et tout aussi capable de cruauté que ceux qui l’accablent ou s’opposent à elle. Certes, Grace est d’abord un personnage martyrisé comme le sont beaucoup des personnages féminins de l’œuvre de Lars von Trier, et le cinéaste dit s’être inspiré, pour « Manderlay », de Sade et de son personnage de Justine, une " femme au cœur tendre pour qui tout a mal tourné dans la vie ", mais sa personnalité est bien plus complexe. Le fait même de choisir deux actrices pour le même rôle (même si ceci n’était pas prévu au départ) devient un symbole de la multiplicité des facettes que possède un être humain – et plus accessoirement c’est une autre façon de rendre hommage au théâtre, art qui interchange les rôles beaucoup plus aisément que le cinéma. Ce personnage idéaliste, dépassé par les évènements et par ses propres intentions, incarne les contradictions et les anomalies de la démocratie américaine. Dans « Manderlay », Trier utilise l’esclavage comme un prétexte pour critiquer la manie américaine (et occidentale) de vouloir exporter et imposer des règles et des morales, au moment de la guerre en Irak provoquée par Bush : " ce qui est vrai quelque part n’est pas nécessairement vrai ailleurs ", selon le cinéaste. Le paternalisme de Grace envers les ex-esclaves n’en est qu’une illustration à une échelle plus modeste.
Le Direktør (2006)
Souvent oublié ou qualifié de marginal au sein de sa filmographie, « Le Direktør » est pourtant une étape originale de la carrière de Lars von Trier, ne serait-ce que parce qu’il aborde le genre de la comédie, lui qui nous a habitué à traiter des sujets dramatiques – il ne fait que poursuivre son exploration progressive des différents genres cinématographiques. Au-delà du genre, l’intérêt de se film se situe dans la mise en abyme qu’il met en place, assimilant le personnage du film, directeur d’entreprise, au réalisateur lui-même. « Savez-vous vraiment qui vous dirige ? » demande l’affiche. Lars von Trier s’amuse alors à détourner cette interrogation en inventant un système de direction informatique et aléatoire du tournage : qui dirige vraiment le film ? Baptisé Automavision, ce procédé consiste, selon Lars von Trier, à " réduire l’influence humaine sur l’œuvre en convoquant l’arbitraire, pour obtenir une surface dépourvue d’idéologie, et détachées des habitudes pratiques et esthétiques ". En un sens, on peut considérer l’Automavision comme un aboutissement différé des 100 caméras plus ou moins aléatoires de « Dancer in the Dark », où le réalisateur laissait une grande liberté aux interprètes et perdait partiellement le contrôle de ses prises de vue.
Avec l’approche plus radicale de l’Automavision, Trier s’accorde la " liberté de ne pas trop contrôler " et s’efface derrière son œuvre, paradoxalement plus qu’au temps du Dogme qui imposait pourtant au réalisateur de ne pas mettre en avant son nom au générique – règle souvent méprisée. S’agit-il d’un rattrapage sous forme de clin d’œil ? L’Automavision n’en est pas moins une réaction contre d’autres principes du Dogme, à commencer par le choix de plans fixes ou sur pied, qui permettent à la fois d’éviter le point de vue trop subjectif des plans à l’épaule et de respecter une filiation formelle avec les vieilles comédies qui ont inspiré Lars von Trier pour ce film – des feel-good movies comme « The Shop Around The Corner » (1940). Involontairement, Trier n’a pas seulement transféré le contrôle de l’image à une machine mais aussi aux acteurs, qui, lors du tournage, étaient capables de manipuler partiellement l’image en se déplaçant en fonction des mouvements de la caméra. Grâce à l’Automavision, le tournage a été un énième happening von-trierien. Pour l’acteur Casper Christensen, le dispositif de l’Automavision permet à chaque scène d’être « surréaliste et drôle », que ce soit lors du tournage ou lors du résultat final.
En tout cas, ce film s’inscrit bel et bien dans la continuité globale de la filmographie du Danois, y compris dans sa volonté de ne pas prendre position en faveur d’un personnage ou d’un point de vue développé par l’histoire, laissant ainsi les spectateurs développer leur avis, en l’occurrence ici sur deux sujets : la gestion humaine d’une entreprise et les relations entre Danois et Islandais.
Antichrist (2009)
« Antichrist » a surpris et dérouté tout le monde ou presque – y compris ses fans. Il a souvent été qualifié de misogyne, ce qui semble incompatible avec la filmographie précédente de Lars von Trier, qui rend souvent hommage au courage et à la résistance de personnages féminins placés face à toutes les difficultés et cruautés possibles de la vie… S’agissait-il depuis le début d’un sadisme démesuré ? Ou ne serait-ce ici qu’un énième développement de la même idée, poussée à l’extrême ? Dans tous les cas, Lars von Trier compile ici nombre de ses objectifs cinématographiques : en choisissant une histoire glauque, choquante et difficilement interprétable (" J’essaie de ne pas trop analyser ce que je tourne ", déclarait-il à Cannes (2), il poursuit sa volonté de faire réagir sans véritablement prendre parti, tout en marquant de façon radicale son rapport ambigu à la religion. Avec son esthétique à la fois baroque et quasi-pornographique, il amplifie le choc et explore d’autres patines cinématographiques et d’autres effets visuels – notamment une utilisation extrême du ralenti, créant une ébouriffante esthétique contemplative. Chaotique, nietzschéen et désarmant, « Antichrist » n’est peut-être pas une œuvre majeure de son créateur. On peut néanmoins la considérer comme une sorte de synthèse de plus de deux décennies de création von-trierienne, où l’on croise pêle-mêle du « Element of Crime » comme du « Dogville » ou des « Idiots », mais aussi un peu de « L’Hôpital et ses fantômes » (la série télévisée créée par Lars Von Trier). Le cinéaste marquait-il ainsi son intention de passer à autre chose, à une autre étape dans sa quête artistique perpétuelle ? Voulait-il une fois de plus passer pour l’artiste incompris et mal-aimé ? N’était-ce qu’un processus personnel d’auto-thérapie comme il se plaisait à déclarer ? Ou s’agissait-il tout simplement d’un essoufflement de son art ? Réponse, peut-être, avec « Melancholia »…
Conclusion : les pièces d’un puzzle ?
On aurait pu compléter l’analyse en prenant en compte ses courts-métrages, ses œuvres télévisuelles (notamment « L’Hôpital et ses fantômes ») ou encore des collaborations étroites comme « Five Obstructions », où il impose une sorte d’OuLiPo cinématographique à Jørgen Leth, ou « Erik Nietszche », dont le scénario cache une certaine autobiographie de Lars von Trier.
Malgré tout, la « simple » analyse des longs métrages réalisés par Lars von Trier permet de cerner la richesse de son œuvre, profondément imprégnée par sa personnalité complexe. Depuis ses débuts, Trier brouille les pistes en fabriquant continuellement les contours flous et malléables de sa propre image. Provocateur gratuit ? Psychopathe névrosé ? Cinéaste manipulateur ? Génie incompris ? Auteur prétentieux ? Artiste impénétrable ? En 1997, dans le documentaire-portrait « Tranceformer » qui lui était consacré, Trier commençait d’ailleurs par clamer : " ce qu’on dit ou écrit sur moi est faux. […] Ma vie entière est un bluff " (3) – à se demander d’ailleurs s’il fallait croire ce qui était déclaré par la suite dans le même documentaire !
Toujours est-il qu’il tisse progressivement une florissante filmographie personnelle, partant du principe suivant, étonnamment modeste : " Je me vois comme une pièce du puzzle de l’évolution. […] Peu importe si on se révolte, 99,99% du cinéma d’aujourd’hui est une reproduction de ce qui a déjà été fait " (4), l’important étant donc, pour Trier, d’insérer sa propre personnalité dans une création artistique et de créer avant tout selon ses propres désirs ou besoins.
Sur près de 30 ans de carrière, on peut cerner quelques lignes de force majeures dans la filmographie de Lars von Trier. Première caractéristique, qu’il applique à la fois à lui-même et à son œuvre : la provocation, " une façon de faire penser les gens ", selon lui, " de leur offrir la possibilité de trouver leur propre interprétation de ce qui se passe " (3). Deuxième caractéristique, liée à la première : la volonté d’aborder avant tout des sujets durs, voire ceux qui dérangent, pour décrire (parfois dénoncer) la laideur du monde – y compris dans les films plus légers. Trier se compare lui-même au petit garçon de « La Reine des neiges » d’Andersen, qui a " une poussière de troll dans l’œil " (3) lui donnant cette faculté de percevoir ce qui dysfonctionne dans l’humanité. Cela ne fait pas pour autant de Trier un être misanthrope comme certains le disent. Au contraire, il attache beaucoup d’importance à l’impact des comportements humains sur la société et sur ce qu’il faudrait changer : " La différence entre ce qu’on est et ce qu’on devrait être est une chose qui compte beaucoup pour moi. C’est pour ça que l’idéalisme ou plutôt les idéalistes m’intéressent à ce point " (3).
Troisième caractéristique, et pas des moindres, une double ligne de conduite qui consiste à garder une certaine continuité formelle tout en variant son œuvre malgré tout, faisant des principes ou des contraintes une sorte de pâte à modeler cinématographique avec laquelle Lars von Trier joue en permanence, bifurquant pour parfois mieux revenir aux sources, avec un évident plaisir, plein de malice. Ce perpétuel va-et-vient est peut-être résumé de la plus belle des manières par Lars von Trier lui-même dans le documentaire « 100 Eyes » (making-of de « Dancer in the Dark ») : " J’évite de trop styliser, mais cela se fait malgré moi. C’est comme cette règle du Dogme, ne pas avoir d’a priori esthétique. Abolissez une loi, et très vite, elle revient sous une autre forme. Mais vous pouvez essayer d’aller où vos désirs vous guident. L’instabilité de la caméra peut devenir un style. Et une fois établi, ce style peut devenir extrême, et vous voudrez contrôler au lieu de le laisser s’exprimer ". C’est sans doute là que se situe l’intérêt des films de Lars von Trier : cette tension perpétuelle entre désir, expérimentation et iconoclasme. Souhaitons que « Melancholia » nous amène une nouvelle pièce à cet immense et fascinant puzzle cinématographique.
Raphaël Jullien
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