Le barbu mexicain le plus doué de l’industrie cinématographique nous prouve encore une fois ses grands talents de conteur : « Hellboy II : les légions d’or maudites » fait la part belle à la fable et au fantasme, à travers une réalité parsemée de créatures merveilleuses et de peuples improbables. Ce qui anime cette suite, comme toute l’œuvre de Del Toro, outre le goût du cinéaste pour les bestiaires fantaisistes, c’est la manière presque naturelle de gonfler notre monde bien connu, avec ses défauts et ses contradictions, d’une dimension fantastique. Tous ses films convergent vers cette mutation d’une réalité qui perd progressivement ses contours au profit d’un ailleurs pas nécessairement meilleur, mais plus attirant, et vers lequel convergent surtout – mais pas seulement – les enfants.
La beauté de la fable
« Hellboy II » débute, c’est une habitude, par un prologue qui se déroule des années auparavant. Le docteur Broom (John Hurt, mort au cours du premier opus) relate à l’adolescent Hellboy une vieille légende de celles que l’on raconte, au choix, pour effrayer les enfants ou pour stimuler leur imagination : celle d’une guerre terrible qui opposa, à l’aube des temps, les Hommes et les Elfes. Del Toro traduit visuellement le récit en l’illustrant par des figurines identiques et dénuées de traits humains, des poupées de chiffon qui s’affrontent dans le monde des rêves.
La simplicité du procédé – un homme raconte une fable – se double de curiosité puisque l’enfant qui l’écoute avidement est un mélange d’homme et de démon, autrefois échappé d’une dimension ténébreuse ; manière de dire que la fable a elle-même besoin d’écouter la fable, probablement pour s’en nourrir.
Puis les marionnettes abstraites de la fable deviennent réelles : le récit au présent de « Hellboy II » débute sur le prince Nuada, exilé volontaire du peuple des Elfes ; la fable avait donc un fond de vérité, et la voilà qui se rappelle progressivement à nous. Elle ne demandait plus qu’un décor pour s’installer. Car le postulat de Del Toro est très clair : la fable a ses modes d’existence. Dans « Hellboy », le jeune agent Myers compare la couverture d’un comic book sur Hellboy avec la créature bien réelle qu’il a devant les yeux : qui est arrivé en premier, l’original ou le modèle ?
Del Toro s’adresse à nous par le prisme du cinéma de genre, dont il applique les codes avec la plus grande honnêteté et la meilleure application : science-fiction (mutations humaines ou insectoïdes causées par la main de l’homme), fantastique (mythe du vampirisme) et fantaisie (profusion de créatures de l’ordre du merveilleux) sont autant de passerelles nous invitant à traverser l’océan de la réalité pour nous rendre dans une nouvelle dimension, espace de tous les possibles. Et, ce qui fait la force de ces films, c’est que nous avons envie d’y croire, plus que jamais ; parce que la puissance de conviction de ses univers improbables s’appuie sur deux motifs concomitants qui participent de l’intégration du spectateur à la fiction : la figure du héros marginal, reflet explicite du cinéaste lui-même, et le background contextuel, historique ou contemporain, qui englobe les événements fantaisistes.
Passez la porte de la fiction
Assumant parfaitement son rôle de conteur moderne, s’adressant à son public comme un vieil homme autour du feu s’adresse à une troupe d’enfants assis en cercle, oreilles grandes ouvertes, Guillermo Del Toro puise dans la structure du conte pour mieux nous happer à ses affabulations. Ses prologues, en particulier, sont de véritables merveilles narratives : les événements qui précèdent l’action sont présentés sobrement, visualisés astucieusement par des idées poignantes (l’hôpital pour enfants malades qui ouvre « Mimic » et dans lequel déambule une Mira Sorvino hébétée) ou relatés avec emphase par une voix off inconnue (« Cronos ») ou destinée à être découverte par la suite (le timbre rassurant du docteur Casares qui débute « L’échine du diable »). Ils participent de la création d’une scène primitive – lieu, temps, personnages – propice au développement de la fable, l’équivalent cinématographique du « Il était une fois » des contes de fées.
Avec « Cronos », son premier long-métrage réalisé au Mexique en 1993, Del Toro inaugure ce leitmotiv qui essaimera dans presque tous ses films. Le prologue nous fait faire un bond en arrière, jusqu’au XVIe siècle, époque où un alchimiste du nom de Uberto Fulcanelli (allusion à l’un des alchimistes les plus célèbres de l’histoire récente, auteur du Mystère des cathédrales) invente un mécanisme complexe capable de transformer ses utilisateurs en êtres immortels, mais suceurs de sang. Sheridan Le Fanu, auteur de la première nouvelle vampirique de l’histoire, l’un des modèles avoués du cinéaste, n’est pas loin : c’est bien une histoire de vampire qui nous est contée, à travers une forme nouvelle (c’est un appareil perfectionné, bien que doté d’un insecte, qui provoque la mutation) et un ton bien éloigné du romanesque habituellement lié au vampirisme, par exemple chez Coppola ou dans les romans de Anne Rice. C’est que Del Toro se moque bien des références, préférant puiser dans les codes de genres ultra-connotés pour circonscrire l’environnement de ses thèmes favoris : conséquences au présent d’un événement passé, intrusion progressive de l’imaginaire dans une réalité a priori banale, impact de cette ingérence sur la vie tranquille d’une famille marginale (ici, le parent et l’enfant, schéma que l’on retrouve dans « Mimic », « Hellboy » ou « Le labyrinthe de Pan »). Il faut toujours garder à l’esprit, en voyant un film de Del Toro, que le cinéaste nous parle avant tout d’un rapport : entre le réel et la fiction, entre l’enfant et la figure parentale, entre le mythe et ses applications modernes ; et qu’il se fait lui-même, ou qu’il fait de son avatar à l’écran, le véhicule de ces rapports.
« L’échine du diable », en 2001, magnifie l’utilisation du prologue : quelques images éparses, floutées, décrivant l’agonie d’un jeune enfant blessé, parsemées d’un leitmotiv en forme d’arche obscure et mystérieuse, tandis que le commentaire en off (de ce lui que nous ne savons pas encore être Casares) s’interroge sur ce qu’est un fantôme. Ainsi décontextualisé, le prologue pourrait appartenir à un film de guerre : un enfant en tient un autre, mourant, dans ses bras, un pavé sanglant règne sur le sol, une eau jaunâtre sommeille non loin de là, projetant sur les êtres une brume électrique. Del Toro s’applique à fabriquer une ou plusieurs images traumatiques, à créer des motifs forts destinés à être répétés : l’arche pour la peur des spectres, le corps agonisant comme rapport à la mort, l’eau véhicule des âmes décédées. Il faut une première vision pour comprendre que « L’échine du diable » est une histoire racontée par un mort, car celui qui s’interroge sur les fantômes en est un lui-même. Plus tard, au début de « Hellboy II », un autre récit sera fait par un autre mort : le temps d’un flashback, Broom revient pour relater in extremis la légende de l’armée d’or à son « fils ».
Un décor dans lequel se meut l’enfant
Une fois entérinée par le prologue, la fable a besoin de son décor et de ses protagonistes, sans lesquels elle ne pourrait prétendre à exister. Elle s’installe dans les endroits les plus connotés et se colore de personnages mystérieux, volontiers effrayants : l’œuvre de Del Toro privilégie ainsi, d’une part, rues obscures et pluvieuses, réseaux souterrains du métro, laboratoires ou pièces secrètes remplies d’ombres malsaines (« Hellboy » 1 et 2, « Blade 2 », « Mimic ») ; d’autre part, bâtisses en voie de délabrement, forêts enchantées, couloirs fantaisistes peuplés de monstres qui le sont tout autant, terres symboliques (« L’échine du diable », « Labyrinthe de Pan », « Hellboy II »). Et bien sûr les labyrinthes, par excellence réceptacles de la mystique qui anime le monde – ils sont au centre du « Labyrinthe de Pan », mais on en trouve dans « Hellboy » lorsque les agents du mal rappellent Rasputin dans le monde réel, dans « Hellboy II » à la forme circulaire qui entoure la créature divinatoire de la cité perdue. Ces espaces sont propres au genre : on pense, lorsque les héros de « Mimic » parviennent dans la chambre de ponte des insectes où se trouve le mâle dominant, à ces nids rencontrés à tous les coups par les protagonistes des films de science-fiction anciens (« Des monstres attaquent la ville » de Gordon Douglas) ou récents (« Aliens, le retour » de James Cameron), ce qui a pour effet de prolonger la dimension ludique de l’œuvre.
Pour être « crédibles », si tant est que le terme soit adapté, on sait que les films de science-fiction, fantastiques ou fantaisistes aiment à s’appuyer sur des bases vraisemblables, suffisamment éloignées de notre réalité pour nous convaincre de la magie, et en même temps assez proches de nous pour donner corps au merveilleux. C’est cette distance de perfection que recherche Del Toro en usant de stratagèmes narratifs et visuels comme l’appareil vampirique dans « Cronos » ou la manipulation génétique des insectes dans « Mimic », mais pas seulement, car le cinéaste, loin de se contenter de produire des fables sans référents, s’attache à superposer au mieux les récits pour donner du poids à ses métaphores : ses fictions recouvrent des arrière-plans souvent tragiques, dominés par la guerre et la maladie. Seconde guerre mondiale dans le prologue de « Hellboy », qui voit un groupuscule ésotérique lié à Hitler sur le point d’ouvrir un portail vers un autre monde ; épidémie répandue par les cafards dans « Mimic » ; et bien sûr guerre civile espagnole, puisque ses racines de mexicain n’empêchent pas Del Toro d’intégrer avec talent les thèmes et les traumatismes sur lesquels se fonde de manière métaphorique la quasi-totalité du cinéma ibérique récent, guerre qui constitue l’horizon de « L’échine du diable » et la matière première du « Labyrinthe de Pan ». En ce sens, le recours à la fable est toujours en opposition avec les terreurs de la réalité, et sert aussi bien à l’allégorie (la mutation des cafards de « Mimic » en super-insectes comme dénonciation des progrès scientifiques abusifs) qu’à la métaphore (Jacinto dans « L’échine » ou le capitaine Vidal dans « Pan » comme incarnations de la figure du Mal espagnol – à savoir Franco).
L’idée que l’imaginaire puisse progressivement remplacer une réalité déficiente ou effrayante n’est pas nouvelle ; mais la force de Del Toro réside dans sa manière implicite de se mettre lui-même en scène avec des héros en partie autobiographiques. Ses protagonistes marginaux, déconnectés par nature ou par volonté du système social, cherchent à en réintégrer un nouveau : c’est le cas de Hellboy et Liz, Carlos l’orphelin de « L’échine », Ofelia dans « Pan », Blade le vampire qui rejette sa condition. C’est aussi l’image du cinéaste en quête, non de respectabilité, mais de reconnaissance ; cinéaste qui porte un soin tout particulier à construire et développer ses protagonistes, bons ou mauvais, parce qu’ils sont les vecteurs de l’imaginaire dans le réel : c’est sur l’empathie que l’on ressent pour la créature (Hellboy) ou pour l’enfant (Carlos, Ofelia) que fonctionnent les films de Del Toro. Empathie qui nous rappelle que nous-mêmes, spectateurs avides de fantaisie, avons été et resterons de grands enfants.
Eric Nuevo
Cinémas lyonnais
Cinémas du Rhône
Festivals lyonnais