Un bilan ? Oui, mais alors le seul bilan possible : celui des morts. Le décompte tragique des corps qui tombent sous les balles pour des idéaux stupides, antédiluviens. L’attentat, inimaginable, perpétré contre Charlie Hebdo (donc contre la liberté d’expression et contre l’idée de laïcité, donc contre la France, donc contre tous les individus qui s’arrogent le droit de dire ce qui leur chante des religions, des religieux et de tous les interdits imbéciles qui les accompagnent) a conféré à ce début d’année un vif goût de cendres. Et produira des effluves de soufre pendant un long moment. Dix-sept morts en tout. Parfois, et c’est un constat terrifiant pour un cinéphile, la réalité dépasse gravement la fiction. Ce qui n’était que phantasmes et images de synthèse s’est brutalement matérialisé dans notre quotidien local.
Mais ce n’est malheureusement pas tout. Cet événement a beau jeter une ombre opaque sur notre présent, ces douze derniers mois ont eu leur lot de tragédies et le monde en arbore les cicatrices encore brûlantes. Des tragédies aux milliers de victimes. S’il n’y a pas de hiérarchie des morts (les nôtres plus importants que les leurs) ni de comparaison chiffrable, c’est parce qu’il faut condamner unanimement toutes ces agressions contre la liberté, ici comme ailleurs.
Martyrs de Kiev (voir ou revoir le « Maidan » de Sergei Loznitsa), Palestiniens de Gaza et Israéliens mis dos à dos une fois de plus, Syriens toujours en révolte contre Bachar el-Assad (voir ou revoir « Eau argentée, Syrie autoportrait » de Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan), villes occupées ou rasées par des djihadistes au Nigéria (Boko Haram) ou entre Irak et Syrie (Daech)… Sans parler des manifestants contre des États corrompus ou indifférents (Vénézuela, Hong-Kong…). Ou des malades d’Ebola. J’en oublie. J’en oublie et je m’en veux terriblement de n’avoir pas la mémoire suffisamment vaste pour les remémorer tous. Le tableau est noir comme les ténèbres d’un puits sans fond. Il est l’abîme nietzschéen qui nous regarde.
Pour toutes ces raisons, il ne peut y avoir qu’un seul film qui fasse office de bilan 2014. Ce film, c’est « Timbuktu » d’Abderrahmane Sissako (photo ci-contre). Parce que sa tolérance. Parce que sa poésie (impossible d’oublier ces jeunes qui jouent au football sans ballon, puisque celui-ci leur a été confisqué par les djihadistes). Parce que son glissement sinistre allant d’un humour proche de l’absurde – les intégristes de Tombouctou interdisent tout, ou presque tout, même le plus innocent des loisirs, celui de chanter ou de jouer de la musique – à une tragédie sanglante puis mortelle. Et parce que, fort heureusement, le cinéma se montre encore capable de mener des combats. Le film peut être un soldat, lui aussi, mais un soldat au grand cœur et à la main tendue vers l’Autre. En une heure et trente-cinq minutes, Sissako assassine les djihadistes. Mieux : il assassine l’esprit des djihadistes. Et pour cela, il ne lui aura fallu qu’une caméra, quelques lignes de scénario et des comédiens. L’image contre la tyrannie. Le montage contre la barbarie. La salle obscure contre l’obscurantisme. Je ne sais pas si nous sommes tous Charlie, mais nous sommes, du moins, tous spectateurs du grand film du monde. Et tous dans la même salle de cinéma. Ne l’oublions pas.
TOP films
1. Gone Girl, de David Fincher
2. The Grand Budapest Hotel, de Wes Anderson
3. Le Sel de la Terre, de Wim Wenders & Juliano Ribeiro Salgado
4. Timbuktu, d'Abderrahmane Sissako
5. Le Conte de la princesse Kaguya, de Isao Takahata
6. Ida, de Pawel Pawlikowski
7. Interstellar, de Christopher Nolan
8. Mommy, de Xavier Dolan
9. Leviathan, d'Andrei Zviaguintsev
10. Boyhood, de Richard Linklater
FLOP films
1. Pompéi, de Paul W.S. Anderson (photo ci-contre)
2. The Ryan Initiative, de Kenneth Branagh
3. Les 3 frères, le retour, de Bernard Campan, Didier Bourdon et Pascal Légitimus
4. Grace de Monaco, de Olivier Dahan
5. The Search, de Michel Hazanavicius
TOP réalisateurs
1. David Fincher, pour Gone Girl
2. Wes Anderson, pour The Grand Budapest Hotel
3. Christopher Nolan, pour Interstellar
4. Pavel Pawlikowski, pour Ida
5. Steve McQueen, pour 12 Years a Slave
TOP actrices
1. Jessica Chastain (Interstellar, A most violent year) (photo ci-contre)
2. Agata Trzebuchowska (Ida)
3. Lola Dueñas (Alléluia)
4. Anne Dorval (Mommy)
5. Marion Cotillard (Deux jours, une nuit)
TOP acteurs
1. Matthew McConaughey (Dallas Buyers Club, Interstellar)
2. Jack Gyllenhaal (Nightcall)
3. Ellar Coltrane (Boyhood)
4. Chiwetel Ejiofor (12 Years a Slave)
5. Timothy Spall (Mr. Turner)
TOP 5 thématique
Absents depuis plus ou moins longtemps sur nos écrans, nos héros favoris sont de retour… mais ils ont bien souffert !
1. Les 3 frères, le retour, de Didier Bourdon, Bernard Campan et Pascal Légitimus
Le premier opus était devenu immédiatement culte, avec des répliques à faire pâlir d’envie Michel Audiard. Le retour des Inconnus réunis, treize ans après le très raté « Les Rois mages », qui plus est dans une suite des « 3 frères », promettait d’être fracassant. Verdict : faisons plutôt comme si rien ne s’était passé. Alors, le retour des Inconnus, c’est pour quand ?
2. Ninja Turtles, de Jonatha Liebesman
Les tortues ninja avaient leur série animée, cultissime pour tous les gamins des années quatre-vingt-dix, ainsi que leurs jeux vidéo et leurs jouets. Dire qu’ils se sont transformés en soupe à l’occasion de leur come back sur grand écran serait exagéré : la soupe de tortue, au moins, c’est bon, ce qui n’est pas le cas de cette bouillabaisse infâme et dégradante.
3. The Ryan Initiative, de Kenneth Branagh (photo ci-dessus)
Ben Affleck dans le rôle du célèbre agent de la CIA Jack Ryan, né sous la plume de Tom Clancy, ne nous avait pas pleinement convaincus – même s’il faudra désormais réhabiliter « La Somme de toutes les peurs », qui fait figure de chef-d’œuvre à côté de cette bouse ignoble. Chris Pine est parvenu à faire pire, bien pire. Mais il y a mieux : tout, dans ce cinquième film de la saga Ryan, est un ratage à 100 %. La faute est ainsi diluée et soulage quelque peu la responsabilité du jeune capitaine Kirk, décidément mieux inspiré chez J.J. Abrams. Non, sérieusement, même Kenneth Branagh ne doit pas pouvoir regarder son film sans mourir de rire…
4. Expendables 3, de Patrick Hughes
Bon, ne soyons pas bégueules : « Expendables 3 » vaut quand même mieux que « Expendables 2 ». Même si l’on oublie le film dans les quinze secondes après l’avoir vu. À un moment donné, Stallone et Schwarzie se demandent ce qu’ils viennent faire dans cette galère ; cette seule réplique en fait au minimum un métafilm lucide.
5. The Hobbit, la bataille des cinq armées, de Peter Jackson
C’est un double retour que fête ce troisième épisode de la trilogie de Peter Jackson : celui de Martin Freeman dans le rôle du courageux Bilbo, et celui du personnage lui-même, héros du livre éponyme de Tolkien. Tout l’intérêt de cette énième aventure dans la Terre du Milieu réside dans le soulagement que l’on peut éprouver en sachant que ce calvaire de près de neuf heures est enfin terminé ! Peter Jackson va pouvoir retourner à ses dinosaures et ses fantômes. Qui a dit « oh non ! » ?
Révélation de l’année 2014
Sans conteste : le photographe brésilien Sebastião Salgado, « révélé » par le remarquable documentaire que lui a consacré Wim Wenders avec l’aide de son fils, « Le Sel de la terre », présenté à Cannes dans la section « Un Certain regard ». Heureux ceux qui connaissaient déjà le travail splendide de ce photographe, que j’ai découvert à cette occasion. J’en suis resté proprement scotché. Non seulement parce que ses clichés, incroyables, semblent faire surgir l’âme des êtres et des paysages qu’ils gravent sur la pellicule ; mais aussi parce que derrière le technicien se cache un homme extraordinaire, dont l’humanité transpire à chaque image, ainsi qu’un orateur admirable que l’on pourrait écouter parler des heures durant.
Eric Nuevo
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