Au box-office comme dans les médias, le cinéma se résume très souvent au rouleau-compresseur américain et, dans notre pays, à l’exception culturelle française. Pourtant, la planète cinéma est caractérisée par une riche diversité, trop souvent reléguée au second plan voire marginalisée. Nous proposons donc un tour du monde cinématographique pour élargir cet horizon trop franco-américain ! Première étape, de l’autre côté du globe : l’Australie.
Dans le monde anglo-saxon, le cinéma australien fait partie de ces cinémas nationaux qui vivent dans l’ombre de l’ogre américain. Les stars australiennes sont nombreuses mais, depuis Errol Flynn, la plupart ont connu la gloire internationale grâce à un exil américain, même si leur notoriété a parfois été impulsée à domicile : Rod Taylor, Nicole Kidman, Hugh Jackman, Cate Blanchett, Heath Ledger, Simon Baker, Geoffrey Rush, Toni Colette ou encore Eric Bana. Sans parler de ceux qui sont souvent associés à l’Australie alors que leurs origines sont plus complexes, tels que Mel Gibson (américain, il a passé son enfance en Australie et y a débuté sa carrière), Russell Crowe (néo-zélandais, il a vécu en Australie dès l’âge de 4 ans), Guy Pearce (australien d’origine britannico-néo-zélandaise) ou encore Naomi Watts, Hugo Weaving et Sam Worthington (tous trois australo-britanniques). Les réalisateurs n’échappent pas à cette règle de valorisation hollywoodienne : Peter Weir, Baz Luhrmann, George Miller, Phillip Noyce, Alex Proyas et autres Gillian Armstrong ont construit une partie plus ou moins importante de leur filmographie aux États-Unis ou avec des capitaux américains.
Une histoire précoce mais souvent autocentrée
Le cinéma a connu un développement plutôt rapide en Australie : les premières projections ont lieu dès octobre 1896 et les premières fictions australiennes sont filmées dans des studios de Melbourne en 1898. L’Australie fait ainsi partie des pionniers de l’industrie cinématographique, au point que « The Story of the Kelly Gang »*, sorti en 1906, est souvent considéré comme le premier long métrage de l’histoire (l’UNESCO l’a d’ailleurs classé comme tel dans son programme de conservation du patrimoine « Mémoire du monde »). Malgré des débuts prometteurs, le cinéma australien devient rapidement confidentiel à l’international, et se heurte à certaines décisions politiques : en 1912, les autorités australiennes interdisent un genre populaire, les films de « bushrangers » (nom donné aux hors-la-loi australiens), puis en 1938 le Royaume-Uni considère que les films australiens ne rentrent plus dans leur politique de quota qui favorise désormais le seul cinéma britannique.
Le cinéma australien se résume depuis à des réussites ponctuelles (parfois coproduites), notamment à travers des comédies qui donnent une vision quelque peu caricaturale du pays : « Crocodile Dundee » (1986) et sa suite (1988), « Muriel » (1994), « Priscilla, folle du désert » (1994) ou encore « Babe, le cochon devenu berger » (1995). D’autres succès notables permettent toutefois d’évaluer la grande diversité des genres abordés par la production australienne : la science-fiction avec « Mad Max » (1979) ou « Dark City » (1998), la comédie musicale avec « Ballroom Dancing » (1992) et « Moulin rouge » (2001), les films d’aventure comme « L’Homme de la rivière d’argent » (1982), des drames comme « Shine » (1996), des films policiers tels que « Lantana » (2001) ou « Animal Kingdom » (2010), mais aussi de l’animation avec « Mary et Max » (2009).
La difficulté du cinéma australien à s’exporter vient aussi du fait qu’il traite souvent de spécificités historiques ou sociétales méconnues du public étranger. Des personnalités cultes ou certains aspects marquants de la société australienne ont moins d’impact à l’international, par exemple pour les différentes adaptations de la vie de Ned Kelly (dont une version avec Heath Ledger en 2003*) ou encore des films comme « Newsfront »* (1978), « Gallipoli » (1981), « The Dish » (2000) ou « Chopper » (2000). Côté humour, de la même façon que « La Cité de la peur » ou « Le Père Noël est une ordure » sont des marqueurs quasi inexportables de la culture française, « The Adventures of Barry McKenzie »* (1972) ou « The Castle »* (1997), comédies cultes en Australie, peuvent difficilement être appréciées hors des frontières du pays.
Deux thèmes récurrents : l’isolement et les Aborigènes
Pays-continent, l’Australie a développé une forme spécifique d’insularité : un vaste espace loin du reste de la population mondiale. La culture australienne est imprégnée par ce particularisme géographique, dont le cinéma s’est logiquement emparé. La façon de filmer les grands espaces et la tendance naturelle au road-movie (« Mad Max », « Priscilla », « Japanese Story »…) pourraient rapprocher le cinéma australien de son cousin américain. Mais s’ajoute à cela un héritage historique : la colonisation britannique a débuté par l’établissement d’un camp pénitentiaire en 1788. Conséquence cinématographique de tout cela : un isolement récurrent des personnages et des décors, qui provoque une certaine rudesse de la vie et tout ce qui peut en découler comme comportements.
La prédisposition au désespoir face à un horizon trop étendu, ou au contraire la recherche d’un autre avenir possible, se retrouvent chez de nombreux personnages comme ceux de « Ma brillante carrière » (1979) ou « Muriel ». Une grande brutalité caractérise aussi certaines histoires comme « Mad Max », « Chopper » ou « Romper Stomper »* (1992), dont les personnages semblent descendre des bagnards qui ont fondé la société australienne d’origine européenne. D’autre part, la folie et les comportements mystérieux sont légion dans le cinéma australien : les villageois déviants dans « Les Voitures qui ont mangé Paris » (1974), les disparitions et l’amnésie des jeunes filles de « Pique-nique à Hanging rock » (1975), les troubles psychiques du pianiste David Helfgoot dans « Shine » (1996), la gamine qui fugue pour suivre la Lune dans « One Night the Moon »* (2001) ou encore le psychopathe de « Wolf Creek » (2005).
L’autre spécificité australienne vient de son peuplement aborigène, que le cinéma a une tendance croissante à mettre en scène, voire à s'en faire le porte-parole, depuis les années 2000. Bien avant notre siècle, certains films avaient déjà interrogé les relations entre les Aborigènes et les descendants des colons européens, comme dans « Jedda »* (1955), où une jeune Aborigène est élevée comme une fille blanche par la famille qui l’adopte, ou dans « Walkabout » (1971), film britannique pourtant considéré comme partie intégrante du patrimoine cinématographique australien grâce à son thème (un jeune Aborigène en plein rite initiatique croise deux enfants blancs perdus dans l'outback) et à l'acteur aborigène qu’il a révélé, David Gulpilil (voir le portrait que nous lui avons consacré ). D’autres films se penchent plus sur les traditions aborigènes comme « 10 canoës, 150 lances et 3 épouses » (2006) voire « La Dernière Vague » (1977), dans lequel Peter Weir exploite les aspects magiques et mystiques des croyances aborigènes.
Plus récemment, plusieurs films ont exploré avec un regard nouveau les relations entre Blancs et Aborigènes, avec une volonté de critiquer le passé ségrégationniste et particulièrement les politiques d’eugénisme et d’acculturation dont ont été victimes les « générations volées » : « Le Chemin de la liberté » (2002, voir plus loin), « The Tracker »* (2002) ou « Les Saphirs » (2012). Les conséquences actuelles de ce passé douloureux ont également été abordés par un cinéma soucieux de montrer les difficultés sociales d’un peuple marginalisé : « Yolngu Boy »* (2001) suit l’errance de jeunes Aborigènes tiraillés entre traditions et modernité, alors que « Beneath Clouds »* (2002) et « Samson et Delilah » (2009) ré-interrogent la thématique de l’isolement par le prisme de la vie répétitive et morne des personnages aborigènes, avec également une réflexion sur le métissage dans le premier. Il est toutefois délicat pour le 7e art de s'approprier le thème aborigène, avec le risque de tomber dans les stéréotypes et d'aborder le sujet avec un point de vue binaire et pessimiste qui pourrait accréditer (volontairement ou non) les thèses selon lesquelles les Aborigènes sont incapables de s'approprier les aspects de la vie moderne et sont irrémédiablement voués à disparaître**, ce qui est particulièrement palpable dans « Jedda », réalisé lorsque la politique d'assimilation était encore en vigueur. La tendance récente qui voit des Aborigènes et métisses s'emparer de ce sujet (« Yolngu Boy », « 10 canoës, 150 lances et 3 épouses », « Beneath Clouds », etc.) permet d'envisager un regard nouveau et plus complexe sur cette communauté.
Un film à (re)découvrir : « Le Chemin de la liberté » (2002)
Pour « Le Chemin de la liberté » (en anglais « Rabbit-Proof Fence ») - à ne surtout pas confondre avec « Les Chemins de la liberté » (film américain réalisé par l'Australien Peter Weir) -, le réalisateur australien Phillip Noyce, qui fait alors carrière à Hollywood, revient tourner un film dans son pays pour la première fois depuis « Calme blanc » (1989). Quitte à revenir aux sources, autant le faire à fond ! Alors qu'il aurait pu continuer dans sa lancée et proposer un nouveau blockbuster, il choisit un thème typiquement australien et encore tabou en ce début de 21e siècle : les « générations volées ». Il met ainsi en image un scénario de Christine Olsen adapté de « Following the Rabbit-Proof Fence », un livre-témoignage de Doris Pilkington Garimara.
Ce film permet donc de comprendre certaines caractéristiques de l’Australie qui sont souvent ignorées en-dehors de ce pays. De 1869 jusqu’aux années 1970, le gouvernement australien a mis en place des programmes eugénistes et racistes destinés à « purifier » la population australienne : les enfants métis étaient enlevés à leurs parents pour être élevés à l’occidentale et mariés à des Blancs afin que la couleur de peau blanchisse au fil des générations. Le film de Noyce se base sur l’histoire réelle de trois jeunes filles, dont la plus âgée, Molly Craig, était la mère de Doris Pilkington Garimara. Enlevées sur la base de cette ignoble politique, Molly (14 ans à l’époque), sa sœur et sa cousine (8 et 10 ans) s’échappent de leur camp de rééducation, situé près de Perth, pour rejoindre leur famille à pied. Elles s’engagent alors dans un périple d’environ 1600 kilomètres à travers l’outback !
Un autre aspect typiquement australien les aide à se guider sur une partie de leur chemin : les « rabbit-proof fences », littéralement « clôtures anti-lapins ». Cet animal n’est pas endémique de l’Australie : un Britannique, Thomas Austin, l’a introduit en 1859 dans le seul but de satisfaire sa passion pour la chasse. Les 12 couples qu’il a alors importés de Grande-Bretagne ont généré une population estimée à 600 millions de lapins au début du 20e siècle ! Ne faisant face à aucun prédateur local, le lapin a donc rapidement eu des conséquences écologiques et agricoles en concurrençant les espèces locales et en participant à la désertification du pays. Pour lutter contre cet animal invasif et nuisible, les Australiens ont donc construit, entre 1901 et 1907, trois interminables clôtures grillagées à travers l’ouest du pays (plus de 3000 km au total). Les trois gamines vivant à proximité de l’une de ces barrières, celles-ci sont devenues leurs alliées dans leur fuite.
Mais ces barrières ne sont pas leurs seuls repères : Molly fait également appel à un ensemble ancestral de savoirs et de croyances, qui permet aux Aborigènes de se projeter mentalement dans l’espace. Comme le souligne l’anthropologue française Barbara Glowczewski, ce film rend hommage à la façon dont les Aborigènes « savent décrypter les signes de ce type d’environnement désertique »***, ce qui permet aux héroïnes de survivre, de se diriger et de semer le traqueur qui est à leurs trousses. Molly se sert aussi de l’animal totémique qu’est l’aigle du film, avec lequel elle a un « lien spirituel […] qui est activé pendant son sommeil par une cérémonie féminine visant à envoyer à la jeune fille à la fois un message de rêve et l’aigle lui-même »***. Ces scènes font référence au « temps du rêve » (également appelé « dreaming » ou « dreamtime » en anglais et désigné par des termes variés selon les langues aborigènes), conception typiquement aborigène de l’espace-temps, dans laquelle passé, présent et futur coexistent à travers le rêve ou d’autres formes altérées de la conscience. « Le Chemin de la liberté » met ainsi en valeur la perception connexionniste de la nature par les Aborigènes, qui relie ainsi les êtres vivants à leur environnement, y compris en faisant appel aux arts primitifs que sont la danse, le chant ou la peinture.
Pour ce film de survie, épique et émouvant, Phillip Noyce fait appel à plusieurs personnalités de talent. Pour interpréter les héroïnes, il déniche notamment la jeune Everlyn Sampi, époustouflante dans le rôle de Molly. Pour incarner A.O. Neville, « chef protecteur des Aborigènes » (c’était le terme officiel) en Australie-Occidentale entre 1917 et 1936, Noyce fait appel au Britannique Kenneth Branagh, qui met son charisme froid au service de ce personnage qui symbolise à lui seul cette honteuse politique australienne. Il attribue aussi des rôles à deux des acteurs aborigènes les plus connus en Australie : Deborah Mailman, qui est alors l’une des révélations télévisuelles du pays pour son rôle dans la série « Nos vies secrètes », et surtout David Gulpilil, dont la carrière prend un nouveau souffle à partir de ce rôle de traqueur aborigène qui aide les Blancs à pister les petites.
Côté technique, Noyce confie notamment la photographie à son compatriote Christopher Doyle, à qui l’on doit entre autres la lumière de chefs-d’œuvre du cinéma asiatique comme « In the Mood for Love » (2000) ou « Hero » (2002). Son travail magnifie les paysages australiens tout en rendant le désert implacablement dangereux, notamment en jouant sur la surexposition. Enfin, notons la poignante musique composée par Peter Gabriel (éditée par la suite sous le titre « Long Walk Home »), dont les percussions et les chœurs transportent autant les héroïnes que les spectateurs.
Raphaël Jullien
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