Il y a quinze ans, le 15 octobre 1999, sortait sur les écrans américains le quatrième long-métrage de David Fincher. Avec Brad Pitt et Edward Norton (alors très en vue depuis "American History X"), "Fight Club" fait un démarrage honorable mais finit sa course en deçà des espérances de la 20th Century Fox et ce, en partie à cause d’une campagne marketing mal calibrée. L’accueil critique tout comme les résultats du box-office, sont à l’époque très mitigés. Soit on l’adore, soit on le déteste. Taxé de film fasciste par certains médias ou de brûlot machiste par d’autres et parfois comparé à "Orange Mécanique" de Kubrick, le film de Fincher est sujet à controverses de par la fresque pamphlétaire d’une civilisation hyper consumériste enfermée dans la routine menant à une perte de sens de la vie. Finalement, très peu de critiques perçoivent à l’époque la portée de l’œuvre, qualifiant bien souvent le fond de puérile et primaire. Ce n’est qu’à la suite de sa sortie DVD que "Fight Club" est finalement estimé à sa juste valeur. Peut-être est-ce grâce à la qualité de ses quatre ( !) commentaires audio livrant de nombreuses clefs et indications sur les intentions de la production ? Toujours est-il que durant les années 2000, de nombreux magazines l’érige en très bonne position dans leur top « meilleurs films de tous les temps », tout en considérant qu’il s’agit-là d’un film touchant à une génération, lui retirant un caractère de chef-d’œuvre intemporel. Alors, quinze ans plus tard, qu’en est-il ? "Fight Club" aurait-il vieilli ?
L’art de l’adaptation par Fincher
Avant de s’intéresser au caractère intemporel de "Fight Club", explorons d’abord ce qui fait du film une œuvre si différente du livre dont il s’inspire. Le film est l’adaptation signée Jim Uhls et David Fincher, d’un roman de Chuck Palahniuk, sorti en 1996. Le récit regroupe les pensées d’un salarié coincé dans sa routine, qui, à cause de son stressant poste et du décalage horaire de ses multiples voyages, est en proie à de longues insomnies. Lors d’une visite médicale, un docteur lui conseille de se rapprocher de personnes réellement en souffrance en participant à des groupes de soutien. Il finit par se rendre compte que de participer à ces sessions guérit son insomnie. Il y rencontre Marla Singer, qui comme lui, se nourrit de la détresse des participants et se prétend mourante. Le mensonge de Marla le renvoyant directement à son propre mensonge, l’insomnie revient aussitôt.
Plus tard, c’est sur une plage nudiste que le narrateur, dont le nom reste inconnu au lecteur, rencontre Tyler Durden dont la classe, le charisme et les idéologies antisystème vont le séduire. À la suite de l’incendie de son appartement, le dépossédant de « son beau petit tas de merdes » qu’il avait accumulé, l’employé modèle se retrouve à habiter avec Tyler dans une maison complètement délabrée. Tous deux créent un club clandestin de combat à mains nues entre anonymes désireux de ressentir à nouveau la douleur. Peu à peu, le Fight Club prend la forme d’une milice totalement dévouée aux ordres de Tyler. Mais l’arrivée de Marla au sein du duo change la donne pour de bon…
Il est impressionnant de constater à quel point les deux matériaux sont à la fois très proches et très différents. Le livre est touffu, foisonnant de pensées lâchées à la volée en plein milieu d’une description pour faire d’incongrus parallèles. L’utilisation du flash-back est fréquente et les chapitres ne reflètent pas l’ordre chronologique de l’histoire.
Entre fidélité à l'oeuvre originelle et prise de liberté
Jim Uhls et David Fincher sont parvenus à mettre de l’ordre et à parfois modifier quelques détails pour donner plus de consistance à l’ensemble sans pour autant altérer profondément l’œuvre de Palahniuk. Ainsi, la rencontre entre Tyler et le narrateur se passe dans un avion pour coller au rythme du film expliquant alors l’insomnie chronique du protagoniste. Dans le roman, Tyler se présente comme projectionniste et serveur d’un grand hôtel alors que dans le film, il est un vendeur de savon expert en explosifs ce qui permettra au spectateur de faire le lien quasi instantané entre Tyler et l’explosion de l’appartement. Le discours anti consumériste, le triangle amoureux entre Marla, Tyler et le narrateur, et le ton penchant allègrement vers l’humour cynique sont restitués à la perfection. Ceci est en grande partie dû à Fincher qui a exigé d’inclure les pensées du narrateur alors que le studio considérait ce procédé désuet et plat.
Malgré tout, même si Chuck Palaniuk reconnaît le film très fidèle à son roman, Jim Uhls et David Fincher ont pris certaines libertés. Ainsi, exit toutes les allusions aux faits que Tyler et le protagoniste seraient en réalité la même personne et ce, pour préserver un coup de théâtre bien dissimulé servant ainsi parfaitement les canons scénaristiques des productions cinématographiques (il ne faut pas oublier qu’avec "The Game", Fincher avait tout de même imposé la grande loi des twists au cinéma qui sévit encore aujourd’hui). Seules quelques discrètes apparitions de Tyler font échos aux multiples leitmotivs du roman insinuant qu’il est en fait l’alter ego du narrateur (images subliminales, Tyler sur le tapis roulant au moment où le narrateur questionne : « Si l’on peut se réveiller dans des endroits différents, peut-on se réveiller dans la peau d’une personne différente ? »).
En plus de cela, Fincher et Uhls ont l’intelligence d’éliminer tout ce qui pourrait alourdir le propos dans le film alors que le livre martèle certains aspects comme la connotation homosexuelle de la relation entre Tyler et le narrateur. Enfin, le caractère du personnage principal est adouci dans le film afin de permettre une identification et une empathie beaucoup plus rapide alors que dans l’œuvre originale, le narrateur se dévoile comme un pervers narcissique autodestructeur. Chez Fincher, c’est Tyler qui joue ce rôle et l’on a droit à une confrontation finale tandis que Chuck Palaniuk estompe peu à peu l’aura de Tyler afin de montrer que le narrateur devient petit à petit son alter ego. La scène du twist (« J’ai la tête que tu voudrais avoir, je baise comme tu voudrais baiser, je suis intelligent, adroit, et par-dessus tout, je suis libre sur tous les plans où tu ne l’es pas ») est une pure invention du film car Tyler ne fait plus qu’un avec le narrateur à la fin livre, qui est par ailleurs très différente de celle du film.
Il est clair qu’une adaptation pure et simple du roman n’aurait pas permis au film d’atteindre l’aura qu’il bénéficie aujourd’hui. Les figures de style et certaines radicalités issues du matériau original auraient probablement bloqué bon nombre de spectateurs. Fincher et Uhls concoctèrent un savant mélange entre discours anarchiste, baston, humour cynique et thriller psychologique. Un cocktail détonnant aux multiples niveaux de lecture qui, associé à la virtuosité de la mise en scène de Fincher, en font un pur chef-d’œuvre dont l’intemporalité se confirme après 15 ans d’âge.
Une réalisation avant-gardiste qui ne vieillit pas
Si Chuck Palahniuk nous emmène à divers endroits et moments à travers les tirades de son héros, Fincher utilise sa mise en scène à merveille pour en faire de même et bousculer les codes narratifs de l’époque. Déjà présent dans le roman, le pistolet de Tchekov (séquence d’ouverture dans laquelle l’audience est plongée sans comprendre immédiatement ce dont il s’agit), qui se retrouve interrompu par un narrateur cherchant le meilleur moyen de commencer son récit, était à l’époque un procédé très rarement utilisé au cinéma. Tout en conservant une étonnante et solide structure Fincher traverse divers sujets et lieux en utilisant à peu près tous les procédés imaginables pour faire avancer son récit à la manière du roman. L’arrêt sur image pour faire un focus sur la vie privée de Tyler Durden pour ensuite avoir Edouard Norton s’adresser directement face caméra à la manière d’un présentateur de télévision était déjà une révolution qui fut largement reprise au cours de la décennie suivante ("Thank you for Smoking", "La Cité de Dieu"…).
David Fincher est un visionnaire et façonne les productions qui suivront. Nombre d’adaptations de roman s’inspireront des procédés qu'il met en scène ("99F", "Les Lois de l’attraction"…) pour dynamiser leur récit et exprimer en quelques minutes ce que les auteurs ont décrit en dizaines de pages. Les inserts de plans 3D représentant la fuite de gaz de l’appartement ou les cuts rapides d’avions pour représenter les multiples voyages du narrateur à la recherche de Tyler sont autant de moyens pour Fincher de représenter en minimum de temps, les actions ou pensées du narrateur dans le livre. Une efficacité à toute épreuve qui rend en plus compte du dynamisme de l’écriture de Palahniuk. Il y a un avant et un après "Fight Club" tout comme il eut, en 1995, un avant et un après "Se7en".
Une mise en scène qui colle au déroulement et au propos du film
Le plus étonnant, c’est que la réalisation de "Fight Club" ne vieillit pas d’un iota. « Normal » direz-vous, Fincher était en avance avec son temps. Oui, mais pas seulement. Il y a aussi le fait qu’aucun effet de style n’est là par hasard. Plus la mise en scène d’un film est en accord avec son propos, moins il vieillit rapidement et plus un réalisateur met les derniers effets à la mode, plus il vieillira vite. Ces excès, Fincher les a faits dans son film suivant ("Panic Room") mais heureusement pas sur "Fight Club". La photographie lugubre, véritable marque de fabrique du réalisateur à cette époque, mettant parfaitement en exergue les bas-fonds que le narrateur est sensé touché sur les ordres du grand Tyler, le soin apporté au travail sonore et la composition de la musique, partie intégrante du rythme narratif, les plans hors du commun comme cet appartement se muant en catalogue de meuble interactif pour insister sur la consommation maladive dans le but se définir en tant qu’individu à travers des objets manufacturés à l’échelle mondiale… Fincher a beau être toujours considéré alors comme un faiseur de clips s’essayant à faire des films tape-à-l’œil, force est de constater que chacun de ses choix de mise en scène sert un but précis dans la compréhension et l'avancée du récit.
L’autre raison réside dans la technique irréprochable déployée pour l’époque. Le studio BUF qui s’est occupé des effets spéciaux a fait un travail formidable si bien que quinze ans plus tard, on n’y voit que du feu. De plus, Fincher a eu l’intelligence d’utiliser la 3D avec parcimonie. Couplée à sa photographie aux accents sombre, la 3D ne jure jamais avec les prises de vues réelles. On n’avait pas vu cela depuis "Terminator 2" résistant lui aussi particulièrement bien au temps. Mais ce n’est pas seulement dans sa réalisation que "Fight Club" n’a pas pris une ride. Sur le plan du discours, il est même encore plus en phase avec notre époque, quinze ans après…
Alexandre Romanazzi
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