Cinéaste célébré à travers la planète pour son immense talent, David Fincher n’en finit surtout pas de considérer "Seven" (réalisé en 1995) comme étant son premier film. À croire que celui qu’il avait réalisé trois ans plus tôt n’avait même pas droit à une place digne de ce nom sur son CV. La vérité, tout le monde la connaît aujourd’hui : en ayant été catapulté à la tête du troisième épisode d’une franchise-phare de la science-fiction hollywoodienne, Fincher n’aura connu que des ennuis et des contraintes artistiques sur un projet qui aura viré au chaos le plus total. Avec, en fin de compte, un final cut perdu au bénéfice des producteurs qui auront remonté le film sans son accord : l’insulte suprême pour un cinéaste surdoué qui, dès ses débuts à Hollywood, ne pouvait déjà pas supporter l’idée de perdre le contrôle sur son propre travail. La différence, ici, c’est que le résultat, désormais renié par le bonhomme, aura surgi de cet enfer tel un Phénix enragé et assoiffé de sang…
Considérer "Alien 3" comme étant le point faible de la plus exceptionnelle saga de science-fiction jamais élaborée à Hollywood (et tant pis si ça fait pleurer les fans de "Star Wars"…) est un peu injuste, même s’il y a une part de vérité dans l’affaire. Car même si le film de Fincher reste inférieur à ces deux prédécesseurs, voire même plusieurs crans en-dessous de l’exceptionnel travail visuel et graphique opéré par Jean-Pierre Jeunet sur "Alien, la résurrection", il fallait quand même voir ce qu’était la saga juste avant sa mise en chantier. Prendre le flambeau du chef-d’œuvre horrifique de Ridley Scott et de l’uppercut guerrier de James Cameron avait tout du projet destiné à envoyer son géniteur au casse-pipe.
L’originalité étant désormais de rigueur parmi les ambitions des producteurs, il fallait désormais surprendre en optant pour une autre direction. Mais là, comme cela se passe souvent aujourd’hui, les impératifs commerciaux de la Fox auront fini par s’immiscer au sein du processus créatif et à pourrir joyeusement l’atmosphère de travail. En cela, il est très facile de définir ce que fut "Alien 3" : un troisième bébé dont les propres parents auront précipité l’accouchement avec un grand nombre de dommages collatéraux, et qui, dès sa naissance, aura malgré tout éclaté aux yeux du public en création inédite, certes plus ou moins difforme et charcutée, mais si cohérente dans son propos.
Interrompre la cryptobiose…
Les ennuis ont commencé très tôt pour une raison précise : que pouvait-on offrir de neuf après deux films aussi populaires ? Là où "Alien" et "Aliens" avaient été conçus chacun sur la base d’un concept original proposé par un cinéaste, "Alien 3" aura connu la pire des gestations : une date de sortie fixée par le studio avant même d’avoir un scénario achevé, un réalisateur sélectionné ou une démarche artistique validée. L’historique du film fut en soi un sacré parcours du combattant qui aura démarré par le désir de réaliser simultanément deux nouveaux films. Mais à ce moment-là, les producteurs de la saga, David Giler et Walter Hill, ne savent pas quelle direction prendre pour le scénario. Certaines idées sont alors suggérées, dont celle de centrer l’histoire sur la fameuse compagnie Weyland-Yutani, corporation aux intentions troubles qui avait déjà chargé le robot Ash de récupérer l’alien dans le premier épisode. Une autre hypothèse envisagée consiste à ne faire revenir le personnage de Ripley (Sigourney Weaver) que pour un caméo et de prendre comme protagoniste le caporal Hicks (Michael Biehn), voire de privilégier l’idée d’une famille reconstituée (Ripley, Hicks et la petite Newt, soit les trois survivants d’"Aliens") comme l’avait suggéré James Cameron. Enfin, le nom de Ridley Scott fut de nouveau suggéré pour réaliser ce troisième film. Les trois idées seront vite laissées de côté pour que Sigourney Weaver redevienne une fois de plus la pierre angulaire de l’intrigue (« J’ai toujours vu Ripley comme quelqu’un de très solitaire », avoue l’actrice), d’où le salaire faramineux qui lui fut proposé (cinq millions de dollars !). Mais toujours aucune idée de scénario à l’horizon…
Différents scénaristes sont alors approchés. Dans un premier temps, William Gibson, le pape du cyberpunk, élabore un traitement centré sur Hicks et le robot Bishop, et propose certaines idées, dont les tatouages code-barres (une idée qui sera finalement conservée dans le film) et la mutation génétique des aliens provoquée par les expériences de Weyland-Yutani. Mais le studio, loin d’être convaincu, réclame à Gibson des réécritures. Lequel finit par claquer la porte. À ce moment-là, le réalisateur Renny Harlin arrive aux commandes du projet, épaulé par deux nouveaux scénaristes, Eric Red (à l’origine du script de "Hitcher") et David Twohy (futur réalisateur de "Pitch black"). Son idée est celle d’un film plus axé sur l’horreur, avec déjà plusieurs idées : celle d’une prison spatiale, celle d’une exploration de la planète des aliens, et celle d’une créature mi-humaine mi-alien (idée rejetée qui reviendra pourtant dans "Alien la résurrection"). Des éléments sur lesquels le studio impose un véto dès que l’atmosphère des deux premiers films manque à l’appel. La goutte de trop pour Harlin, qui quitte à son tour le projet : « Dans une saga comme "Alien", il faut toujours apporter du nouveau et ne pas faire du réchauffé à partir du travail des prédécesseurs. J’ai donc pris la difficile décision de dire à Walter Hill que j’abandonnais. Je travaillais là-dessus depuis un an et j’avais toujours l’impression qu’on en revenait au même. Cela ressemblait trop à ce que le public avait déjà vu. L’idée de multiplier les armes et les aliens ne m’enchantait guère ».
… sécuriser l’état de gestation…
Tandis que Harlin s’en va chercher « l’originalité » ailleurs en réalisant la suite de "Piège de cristal" (laquelle ne sera au final qu’une redite un peu faiblarde du film de John McTiernan), un nouveau réalisateur est approché : le néo-zélandais Vincent Ward, qui réalisera en 1998 "Au-delà de nos rêves" avec Robin Williams, et qui, dès son arrivée sur le projet, pousse le studio à abandonner le script de David Twohy. Mais les propositions de Ward sidèrent autant qu’elles inquiètent : le scénario est axé sur une sorte de satellite monastique, habité par des moines qui prennent l’alien pour un signe divin venu punir leurs péchés et Ripley comme une intruse qui accroit chez eux la tentation sexuelle. Le studio juge le projet irréalisable et trop étrange. Nouvel échec : Ward s’enfuit du projet, non sans avoir appris entre temps que son assistante et son décorateur étaient constamment en relation avec les dirigeants du studio pour épier tous ses faits et gestes, et pour surveiller l’avancée du projet (le studio semblait miser toutes ses cartes sur ce troisième film). Pour autant, la plupart des idées suggérées par Ward seront conservées par Giler et Hill, désormais signataires du scénario, avec quelques variantes : le satellite sera remplacé par une planète-prison nommée Fiorina 161, les moines deviendront des criminels violents en quête de rédemption, et l’alien, revisité en ange de la mort exterminant les pécheurs, se retrouvera également dans le ventre de Ripley. L’idée maîtresse du film est trouvée : un récit purement christique qui place une société de mâles pervertis face au Monstre, né de la Femme et venu les punir.
C’est finalement le jeune David Fincher, à l’époque réputé pour ses clips et ses publicités esthétiquement très travaillées, qui hérite d’un poste de réalisateur qui ne semble intéresser plus grand monde. Mais son arrivée sur le projet "Alien 3" le pousse d’emblée à gérer deux horribles contraintes : d’une part, le scénario n’est pas finalisé (et les réécritures vont se multiplier durant le tournage), et d’autre part, la production est lancée sur la base d’éléments de scénario qui n’ont pas encore reçu une totale validation de la part du studio. C’est le début d’un tournage chaotique au sein des studios Pinewood de Londres, où toutes les contraintes les plus folles vont s’empiler à la manière des wagons d’un train fantôme qui menace à chaque instant de dérailler.
… gérer les violentes contractions…
À la surprise générale, Fincher impose sa marque dès son arrivée sur le plateau : il est avant tout un créateur et ne se laisse pas faire face à des studios qui accumulent les mauvaises décisions par pure incompétence. De là viendront les innombrables disputes avec la paire Giler/Hill, scénaristes mais aussi producteurs qui tenaient à garder un contrôle créatif ferme sur le projet, étant donné que Fincher n’avait jamais réalisé de film. Le souci, c’est que Fincher est tout sauf un incompétent. Perfectionniste à l’extrême et soucieux du moindre détail, il n’hésite pas à pousser l’équipe à se surpasser, à refaire plusieurs prises à l’infini pour obtenir ce qu’il souhaite, et même à devenir agressif contre la Fox dans certaines phases de désaccord. Un nouveau catalyseur de tensions et d’épuisements sur le plateau, pour une équipe qui ne s’attendait pas à tomber sur un surdoué de ce genre. L’ambiance difficile sur le plateau ira aussi jusqu’à déteindre sur le film lui-même, lui donnant par un heureux hasard le ton sombre et quasi dépressif qu’il nécessitait, ici parcouru par une absence totale d’optimisme et une bande originale que le compositeur Elliot Goldenthal avouera avoir imaginé en plein milieu des émeutes de 1992 à Los Angeles.
Du côté du scénario, ça se gâte encore plus : les changements proposés chaque jour sur le plateau transforment le planning de tournage et vont même jusqu’à changer la psychologie des personnages : par exemple, celui du sous-directeur joué par l’acteur Ralph Brown passera d’un caractère sérieux et intelligent à celui d’objet de moqueries des prisonniers, sans cesse affublé du sobriquet « 69 » en raison de son faible QI. Enfin, l’un des éléments les plus polémiques, mais aussi l’un des plus surprenants, sera l’exploitation avortée du personnage de Hicks sans l’accord de son acteur Michael Biehn. Celui-ci, fou de rage, menaça alors de poursuivre en justice les producteurs s’ils utilisaient une doublure de son torse explosé dans une scène du film. Outre le fait d’avoir été très mal payé pour "Aliens", Biehn ne supportait pas l’idée de voir un alien s’extraire du torse de Hicks. Ce n’est que deux mois plus tard que les producteurs iront jusqu’à le payer autant que pour "Aliens" afin de pouvoir utiliser brièvement une photographie de son personnage au début du film !
… et accoucher dans la douleur !
Les désaccords avec la Fox ayant été si nombreux et douloureux qu’ils auront été jusqu’à tourner une autre fin que celle prévue, David Fincher quitte le film avant même la phase de montage. C’est donc une version de 110 minutes qui débarque en salles en plein mois de mai 1992, déjà sous le coup de rumeurs négatives résultant de son tournage chaotique. Pour autant, si la critique est assez mitigée, le succès commercial répond à l’appel sans être du niveau des deux prédécesseurs (environ 160 millions de dollars de recettes mondiales pour un budget de 50 millions). Mais l’heure n’est pas pour autant à la joie. Les crânes rasés des acteurs, l’atmosphère pesante et déliquescente, l’autopsie éprouvante de Newt, le suicide final de Ripley… Chaque composante du scénario aura fini par dérouter les fans, avec le risque de voir leur fascination pour la saga en prendre un vilain coup. Ce que Jean-Pierre Jeunet aura réussi malgré tout à réparer six ans plus tard en ressuscitant Ripley et les aliens dans un quatrième film aussi génial qu’inattendu, et qui, encore aujourd’hui, s’impose comme la synthèse parfaitement harmonieuse des trois premiers films.
Enfin, la rumeur d’une version longue aura vécu au fil des années, faisant état d’une mystérieuse director’s cut que David Fincher aurait lui-même conçue avec l’accord de la Fox. Ce n’était hélas qu’une intox, Fincher ayant visiblement décidé de couper le moindre lien avec "Alien 3". Mais une version alternative de 139 minutes fut néanmoins réalisée pour le DVD, incluant de nouvelles scènes absentes de la version cinéma (dont de nombreux éclaircissements sur le passé des personnages) et pas mal de changements narratifs, qu’il s’agisse de la naissance de l’alien (ici, il s’extrait d’un chien et non d’un bœuf mort) ou de la scène finale (l’alien ne sort plus du corps de Ripley lors de son suicide). Une version longue avant tout destinée aux fans, et qui, au final, n’offre que très peu de transformations au résultat final. Celui-ci est bel et bien sur l’écran, et il porte clairement la patte de David Fincher : aussi mutilé et maudit soit-il, "Alien3" reste bombardé de scènes sidérantes, de personnages torturés, de scènes d’action fulgurantes et d’un niveau de lecture christique d’une rare richesse sur le thème de la rédemption. De quoi annoncer en filigrane le chemin de croix emprunté par deux inspecteurs de police dans son prochain film. Un immense cinéaste venait alors de naître, et rien n’allait pouvoir l’arrêter. Parce que sa rage de filmer est du niveau de celle d’une Reine Alien…
Guillaume Gas
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