Cette sonate est certainement la plus célèbre de son auteur. Composée de trois mouvements, c'est le premier sur lequel nous nous attarderons et qui sera souvent employé sur grand écran. Les deux autres – un charmant menuet et un final furieux – mériteraient autant d'attention mais n'ont visiblement pas inspiré beaucoup de cinéastes. Mais on peut le comprendre, vu comment ce premier mouvement est saisissant. Il est déjà étonnant pour l'époque de commencer une sonate par un mouvement lent (l'usage veut un mouvement initial brillant) mais c'est son caractère particulièrement sombre et solennel qui a inscrit l'œuvre dans l'éternité. Entre méditation, rêverie, ou encore l'évocation d'une marche funèbre, les sentiments et images peuvent être multiples. Le surnom « Clair de Lune » oriente déjà l'imagination vers un paysage nocturne alors que chacun pourrait se créer sa propre représentation de la pièce. A ce sujet, Beethoven donnait rarement des surnoms à ses œuvres, ceux-ci ayant été donnés la plupart du temps à titre posthume. Ici, le titre provient du poète allemand Ludwig Rallstab qui y voyait une promenade en barque au clair de lune sur le lac suisse des Quatre Cantons... Espérons que les quelques exemples filmiques que nous décrirons permettront de rétablir l'essence originelle de la pièce en l'exposant dans des contextes radicalement différents : c'est peut-être en s'éloignant de cette image de clair de lune (que Beethoven n'avait donc pas envisagée) que chacun pourra s'emparer de l'œuvre de manière plus personnelle. Voici donc neuf tableaux de cinéma sans clair de lune. A vous ensuite de créer le vôtre !
Misery, de Rob Reiner (1990)
Adapté de Stephen King, le film nous raconte la séquestration du célèbre écrivain Paul Sheldon (James Caan) par Annie, sa plus grande fan (Kathy Bathes). Passant d'abord pour un ange gardien en sauvant Paul d'un accident de voiture, Annie va devenir sa plus grande menace, puisque la passion qu'elle voue à son écrivain préféré va tourner à l'obsession puis à la folie. La Sonate se fait justement entendre à l'instant le moins rassurant du film : après avoir découvert que Paul est sorti de sa chambre en secret, elle décide de le punir. Mais attention, la version que vous entendrez est une reprise du pianiste Liberace (incarné récemment par Michael Douglas dans le film de Steven Soderbergh) et qu'Annie affectionne tout particulièrement. Cette version qui ajoute des violons à la partie originale de piano force un peu sur le pathos et ne constitue sûrement pas le meilleur hommage que l'on puisse rendre à Beethoven, mais elle contribue certainement à renforcer le malaise de la scène et l'effet d'annonce du supplice que va vivre Paul. De ce point de vue, on peut affirmer que l'emploi de cette sonate au cinéma est sans conteste le plus… fracassant.
Yi Yi, d'Edward Yang (2000)
NJ, père de famille taïwanais, s'apprête à négocier un contrat avec une compagnie japonaise pour donner un second souffle à son entreprise. Le soir, il emmène son homologue nippon au restaurant. Passés les politesses de convenance, les deux hommes finissent par partager quelques propos philosophiques et autres questionnements existentiels pour finalement constater qu'ils sont tous deux de fins mélomanes. NJ prévient alors son collègue : celui-ci risque de ne pas apprécier la musique là où il va l'emmener. Nous voilà en deuxième partie de soirée dans un bar branché de Taipei où chacun peut monter sur scène et faire le bœuf, entre variété et jazz. Et voilà que le japonais se met au piano et pousse la chansonnette, enflammant toute la salle. Le public en redemandant, il commence la Sonate au Clair de Lune. Les cris de joie du public font alors place à un silence religieux. La musique a sur NJ un effet immédiat, le plongeant dans une profonde méditation. On ne sait ce qu'il pense mais les idées semblent tourner dans sa tête. Entre le passé qui resurgit (peu de temps auparavant il a croisé par hasard son amour de jeunesse) et les incertitudes qui comblent son quotidien, la musique semble lui apporter une clarté qu'il n'espérait plus. C'est cette émotion musicale qui l’entraînera à franchir le pas et à passer le coup de téléphone toujours reporté à son premier amour. Rarement nous ne verrons une aussi belle illustration à l'écran de ce que peut apporter la musique de Beethoven à l'être humain : tel un miroir de l'âme, elle invite à la plus profonde se ses introspections.
Le Pianiste, de Roman Polanski (2002)
Après avoir vécu l'enfer du ghetto de Varsovie pendant quatre ans, le pianiste Wladyslaw Szpilman tente de survivre dans les ruines d'une ville dévastée par la guerre. Affamé, il finit par trouver tant bien que mal une boîte de conserve intacte mais sa joie est soudainement interrompue par le bruit d'un véhicule approchant. Il se précipite alors au dernier étage et trouve un petit cagibi dans lequel se réfugier. Mais avant de se cacher il marque un arrêt : il entend du piano, cet instrument qui donne un sens à sa vie, qui en quelque sorte l'a aidé à survivre alors qu'il n'a pu en effleuré une touche depuis des années... Il y a donc un piano dans cette maison, quelqu'un qui joue les premières notes de la Sonate au Clair de Lune. Il entend de la musique à nouveau, cette passion qui lui a permis de survivre tant de fois quand la mort semblait imminente. Pourtant cette musique est probablement jouée par un officier allemand qui le tuerait sur le champ s'il le découvrait. Étrange sentiment contraire que Szpilman doit ressentir entre peur panique et joie sans nom...
Confessions d'un homme dangereux, de George Clooney (2003)
Chuck Barris (Sam Rockwell) est animateur de télévision le jour et tueur pour la CIA la nuit. Lors d'une mission, il est mis en contact avec la belle Patricia (Julia Roberts). Dîner aux chandelles, feu de cheminée, ambiance électrique entre les deux agents sous la musique de Beethoven. Autant dire que la tension égrenée par les notes du piano reflète la tension sexuelle de la situation. Plus tard, Chuck découvre que Patricia est en fait une taupe qu'il doit donc éliminer. Nouvelle soirée "en amoureux" toujours avec la Sonate au Clair de Lune en toile de fond mais cette fois avec la tension de la mort qui remplace la tension de l'amour. Deux cafés, l'un étant empoisonné, un jeu du chat et de la souris qui terminera fatalement pour l'un d'eux. Voilà un emploi élégant de la sonate, Eros et Thanatos se confrontant successivement au sein de la même musique. Chapeau, Mr Clooney !
Elephant, de Gus Van Sant (2003)
La Palme d'Or 2003 décrit une tuerie dans un campus américain, s'inspirant implicitement de celle de Columbine en 1999. Ce massacre est filmé par Gus Van Sant de manière inhabituelle, ce qui donne au film sa singularité : on y suit la journée, censée être banale, de plusieurs étudiants à travers leurs longues pérégrinations dans les murs de l'établissement. C'est par un long plan-séquence au début du film que se fait entendre la Sonate de Beethoven. La caméra, d'abord fixe, montre dans le parc des étudiants jouant au football. Un instant, une jeune femme s'arrête devant nous, lève les yeux sur le ciel gris comme si celui-ci était chargé d'un sombre présage, sentiment renforcé par la sonorité lancinante du piano. Puis un autre étudiant récupère ses affaires au pied de la caméra et celle-ci le suit alors qu'il se dirige vers le bâtiment pour rejoindre sa salle de cours. Les notes du piano, régulières et imperturbables, semblent coller à ses pas, comme si elles le menaient inexorablement au destin funeste qu'on lui connaît. Dans ce contexte, jamais les notes aiguës de la sonate n'auront autant sonné comme un glas et un terrible effet d'annonce... Un peu plus tard, c'est l'un des deux tueurs, chez lui au piano, qui tentera de jouer la Sonate. Butant sur un passage, il s'énerve, donne un coup sur le clavier avant d'envoyer deux doigts d'honneur à la partition. Beethoven ne méritait pas ça mais ce n'est rien comparé à l'acte monstrueux que les deux jeunes s'apprêtent à commettre...
Ray, de Taylor Hackford (2004)
Avant une répétition, Ray Charles (Jamie Foxx) joue les premières mesures de la Sonate au Clair de Lune. Cela tranche radicalement avec la volcanique musique soul que l'on entend pendant tout le film. L'effet est aussi classieux qu'humoristique. En effet il est assez irrésistible de voir le roi de la soul jouer du Beethoven avec ses lunettes de soleil tout en laissant échapper de sa bouche des volutes de fumée, tandis qu'à côté les "raylettes", ses choristes aussi fières que jalouses, se lancent des regards noirs. Et cela nous permet aussi de ne pas oublier que la plupart des jazzmen actuels - si ce n'est pas tous - sont passés par une formation classique avant de se consacrer au jazz.
Comme une image, d'Agnès Jaoui (2004)
Jean-Pierre Bacri, c'est l'éternel râleur du cinéma français, et autant dire que dans ce film, il s'en donne à cœur joie. Sa mauvaise humeur alliée à l'écriture brillante du duo Bacri-Jaoui fait ici des étincelles. Et si quelqu'un peut se permettre de rendre la musique de Beethoven particulièrement morbide, c'est bien lui. Ainsi lors d'un week-end à la campagne où tout le monde finit par craquer et dire - ou plutôt crier - ses quatre vérités à chacun, la Sonate au Clair de Lune se fait entendre. Etienne (Bacri) voyant l'ami de sa fille affalé dans le canapé à faire la tronche, il lui envoie : "Il y a du cyanure dans la pharmacie, si vous voulez..."
Chloe, d'Atom Egoyan (2009)
Catherine (Julianne Moore) paye Chloe, une escort-girl, pour séduire son mari (Liam Neeson) et ainsi tester sa fidélité. Après avoir découvert que son mari avait succombé aux charmes de la jeune femme, la relation entre les époux devient tendue. Ils vont quand même ensemble écouter le concert de piano donner par leur fiston Michael. Le concert commence par la Sonate au Clair de Lune qui fait parfaitement écho à la tension régnant désormais dans le couple, qui se jette des regards lourds de sous-entendus. En regardant de plus près la prestation du fils, on se rend vite compte qu'il n'est pas très à l'aise et surtout qu'il est doublé : il change la pédale n'importe comment alors que celle-ci devrait être changée à chaque changement d'harmonie, c'est-à-dire sur chaque nouvelle basse… Et pour la petite histoire, c'est en fait la sœur du cinéaste, Eve Egoyan, pianiste professionnelle, qui double le jeune comédien…
Total Recall, de Len Wiseman (2012)
Dans ce remake du film de Paul Verhoeven, Douglas Quaid (Colin Farrell) va découvrir que sa mémoire a été reprogramée et que sa femme est en fait une agente chargée de le surveiller. Un message énigmatique lui indique de se rendre dans un appartement ou il trouvera la "clé". Il y découvre un piano à queue, s'y assoit, pose ses doigts sur le clavier et retrouve approximativement les premières notes de la Sonate au Clair de Lune, qu'il jouera avec le tact d'un bûcheron arthrosé. Riant de bonheur à la découverte de sa mémoire retrouvée, il se lance dans le final d'une autre sonate, la 17e, surnommée "La Tempête", et là, soit sa mémoire est réellement défaillante, soit les professeurs de piano du futurs sont vraiment incompétents : il joue tout une octave trop bas !
Rémi Geoffroy
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