DOSSIER

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IL ÉTAIT UNE FOIS… JEANNE D'ARC de Luc Besson


L'histoire de ce film rencontre forcément la grande Histoire. Celle d'une des plus grandes figures féminines de l'Histoire de France. Un mythe ancré dans la mémoire collective française, marqueur d'identité nationale au point d'être fantasmé, instrumentalisé et caricaturé par certains (ce qui est le propre des symboles nationaux). Rappelons-en les lignes essentielles : pendant la Guerre de Cent Ans (qui porte assez mal son nom, rappelons-le), alors que le titre de roi de France est revendiqué par le roi d’Angleterre en vertu du traité de Troyes de 1420, une jeune paysanne dénommée Jeanne prétend avoir reçu une révélation divine lui ordonnant d'aider le dauphin à vaincre les Anglais. Malgré les réticences, cette femme, qui a convaincu Charles lui-même, prend ainsi la tête des troupes françaises, notamment lors de la libération d’Orléans. Après le sacre de Charles VII à Reims en 1429, Jeanne d’Arc est capturée par les Bourguignons, alliés des Anglais, puis brûlée pour hérésie. Comme un film historique n’est jamais une reconstitution fidèle ni exhaustive, Luc Besson prend évidemment des libertés par rapport à l’Histoire, ne serait-ce qu’en réinventant l’enfance de Jeanne et en proposant une réinterprétation des voix qu’elle prétendait avoir entendues.

DES DÉBUTS DEVANT LA JUSTICE

À l'origine du "Jeanne d'Arc" de Luc Besson, il y a... "La Liste de Schindler" (1993) de Steven Spielberg ! Le lien peut paraître saugrenu mais pour Besson, ce film confirme son sentiment d'infériorité du cinéma européen face à la capacité qu'ont les Américains de réaliser de grands films y compris sur l'Histoire du Vieux Continent. Or, en cette fin de siècle, plusieurs projets d'adaptations américaines de l'histoire de Jeanne d'Arc sont sur le feu. Luc Besson y voit comme un défi, une mission – oserait-on dire une révélation ? C'est l'occasion ou jamais de montrer que les Européens peuvent s'emparer de leur propre Histoire avec brio et grandeur ! Du moins cette genèse est-elle l’histoire « officielle » telle que la raconte Besson. Car il se trouve qu’un des projets d’adaptation devait être réalisé par Kathryn Bigelow et produit par Besson lui-même, lequel n’avait donc, au départ, pas l’intention de se positionner comme réalisateur. Sauf qu’un blocage est intervenu au sujet du choix de l’actrice pour le rôle titre : Bigelow s’arc-boutait sur Claire Danes et Besson imposait déjà Milla Jovovich. Le Français a ainsi développé le projet de son côté et les financements l’ont suivi plutôt que de continuer à accompagner Bigelow. Problème : Bigelow a ouvert une action en justice en estimant que le scénario de Besson plagiait le sien. On ne saura probablement jamais s’il y avait véritablement plagiat ou s’il s’agissait d’une vengeance guidée par un sentiment de trahison, car le procès n’a pas eu lieu, suite à un accord à l’amiable resté secret.

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Toujours est-il que Besson en a fait une affaire à la fois personnelle et européenne ! En revanche, il n’y a aucune démarche patriote dans le projet de Besson, qui ose d'ailleurs tourner en anglais ces épisodes si emblématiques de l'Histoire française, comme pour tordre le cou aux récupérations nationalistes ! Besson trouve au contraire qu'il est « fascinant de s'emparer d'un mythe et de le rendre humain »*. Pour lui, Jeanne d'Arc est d'ailleurs la preuve qu'on « tue rarement pour des faits, plus souvent pour des idées » et que « son histoire nous renvoie à toutes nos contradictions, chahute toutes nos valeurs et nous pousse inexorablement à nous questionner sur notre réelle humanité ». D'un point de vue religieux, le fait que les premiers dialogues écrits soient ceux de Jeanne avec sa conscience est représentatif de la démarche de Besson : « Chaque croyance est respectable. Ce qui m'intéresse, c'est comment on l'applique, comment à travers les âges on tord les textes pour leur faire dire ce qui nous arrange ». Ainsi, il entend faire de Jeanne d'Arc une allégorie du monde contemporain car elle était « empêtrée dans son époque, dans ses croyances, dans son ignorance, comme nous le sommes en cette fin de siècle : capables d'aller sur la Lune, incapables de préserver la Terre ».

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Dès lors qu’il décide de tourner le film lui-même, Besson met rapidement en route son projet. Il dit avoir écrit un premier jet du scénario avec Andrew Birkin en trois mois (sans que l’on sache, donc, s’ils se sont basés sur celui de Bigelow) et la préproduction est enclenchée alors que le script n'est pas finalisé : des collaborateurs comme le chef décorateur (Hugues Tissandier, déjà actif sur des décors moyenâgeux pour "Les Visiteurs") et la chef costumière (Catherine Leterrier, elle aussi au générique des "Visiteurs" mais aussi de "La Révolution française", deux films qui lui avaient valu des nominations aux Césars) se mettent au travail dès janvier-février 1998, et des assistants sont envoyés aux quatre coins de la France et du continent pour les repérages. Le tournage lui-même commence alors que beaucoup d'aspects de la préparation ne sont pas encore finalisés.

CASTING INTERNATIONAL

Même le choix de l'acteur incarnant la conscience de Jeanne n'est validé qu'en cours de tournage : le nom de Jack Nicholson est un temps évoqué mais Besson finit par contacter Dustin Hoffman alors que le réalisateur est en plein filmage en Tchéquie et il se déplace même pour le convaincre sans avoir à lui envoyer le scénario (chose que Besson n'aime pas faire). Les scènes impliquant Hoffman ne sont tournées qu'un mois après la confirmation de l'acteur dans ce rôle ! Le choix de Milla Jovovich dans le rôle-titre est à la fois culotté et évident. Culotté parce qu'il fallait une forme de provocation pour un réalisateur français de ne pas choisir une actrice française pour un tel personnage. Évident car d'une part elle est alors l’épouse de Besson, et d'autre part le binôme Besson-Jovovich est suffisamment bankable après le succès du "Cinquième Élément".

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Des Français sont toutefois recrutés pour des rôles importants. Le rôle de Gilles de Rais est d'abord proposé à Tchéky Karyo avant que celui-ci n'endosse le costume de Dunois. Pour son jeu, Besson lui demande d'imaginer le « caractère fort, impassible, droit, très réaliste » de Lino Ventura. Vincent Cassel, finalement choisi pour interpréter De Rais, est assez déstabilisé par l'absence d'envoi du scénario, d'autant que la documentation qu'il a trouvée sur son personnage abordait essentiellement des périodes postérieures à la mort de Jeanne d'Arc. D'autre part, Cassel souligne qu'il avait une image de Jeanne d'Arc liée à celle du Front national : « pour avoir vu tous ces skinheads et ces hooligans autour de la statue emblématique j'avais même l'impression que Jeanne d'Arc symbolisait quelque chose de mauvais ». Parmi les autres acteurs engagés, aux côtés de figures comme John Malkovich, Faye Dunaway ou Pascal Greggory, Besson recrute un novice, le jeune Desmond Harrington, qui se retrouve embarqué dans un tournage difficile alors qu'il n'a jusqu'alors joué que dans le cadre de ses cours de comédien et qu’il n’a guère quitté New York depuis son enfance ! Comme son personnage (Jean d’Aulon), il se sent d'abord en manque d'assurance, « perdu au milieu de ces stars ». Au final, outre Milla Jovovich, c'est le seul acteur à tourner durant plus de 80 jours.


Le tournage débute le 15 juin 1998 en Normandie et s'étale sur sept mois, suivant grosso modo l'ordre de l'histoire, ce qui permet à Milla Jovovich de mieux incarner son personnage : « plus on tournait, plus elle existait en moi, mieux je ressentais ce qu'avaient dû être ses réactions et pourquoi ». Comme souvent, les lieux de tournage ne correspondent pas aux lieux historiques : l’enfance n’est pas filmée en Lorraine mais en Normandie, la cathédrale de Sées (Orne) figure celle de Reims et le château de Beynac (Dordogne) remplace celui de Chinon. Pour de nombreux décors à reconstituer, il est rapidement évident pour Besson et son équipe que l'immense paysage naturel nécessaire est difficilement trouvable en France. C'est donc dans le parc de Bruntal, en République tchèque, que sont construits des décors grandioses, notamment pour reconstituer Orléans et le fort du pont des Tourelles. Ce dernier décor est un défi de taille : cette réplique grandeur nature (dont les proportions sont toutefois modifiées pour convenir au format Cinémascope), entièrement construite sur l'eau, nécessite la participation de Bouygues pour réaliser, avec un forage à plus de 10 mètres sous le lac, des fondations qui puissent supporter le matériel, l'équipe et surtout les centaines de figurants qui doivent prendre le fort d'assaut ! En outre, un cahier des charges très strict est imposé par les autorités locales afin d'éviter toute pollution et la production doit s'engager à rétablir l'aspect initial du paysage.

800 FIGURANTS DANS LA SCÈNE DU SACRE

Le tournage de l'assaut des Tourelles est dantesque : une météo instable (pour la scène de la porte de Paris, la seule nécessitant de la pluie, il ne pleut pas !), la boue, 12 caméras, un hélicoptère, 1200 figurants, mais aussi 18 secouristes pour soigner les blessures de ceux qui oublient un peu trop de simuler les coups ! Vincent Cassel lui-même fait preuve d'un peu trop d'enthousiasme en cassant accidentellement une partie de sa masse d'armes, évitant de peu de blesser un figurant et héritant alors d'un surnom en tchèque : « Superposor », littéralement « Faites très attention » ! Besson appelle également trois réalisateurs en renfort pour filmer cette bataille : Gérard Krawczyk, Jan Kounen et Mathieu Kassovitz. Avouez que ce KKK-là a plus de gueule que les tristes encapuchonnés de l’Histoire américaine ! Les deux derniers secondent également Besson pour filmer les 800 figurants de la scène du sacre royal, alors que Krawczyk officie régulièrement comme réalisateur de seconde équipe. En Dordogne, une autre difficulté bouleverse quelque peu le tournage : la volonté d'éclairer à la bougie contraint l'équipe à s'arrêter régulièrement pour évacuer la fumée noire. Enfin, agacé par les paparazzis lors du tournage à Sées (« On met des gamins en taule parce qu'ils volent une mob ou de quoi manger, alors que ces gens-là volent votre intimité et la vendent [et] ils sont tous en liberté »), Besson choisit de déplacer le tournage de la dernière scène, celle du bûcher, pour reproduire la place Rouen au milieu de la campagne.

ACCUEILS CRITIQUE ET PUBLIC

Au final, ce film est loin d'être le meilleur de son réalisateur, mais il reçoit un accueil plutôt bienveillant d’une partie de la critique. Des magazines comme "Première" et "Studio" lui réservent un accueil globalement positif, tout comme la presse généraliste qui semble unanime : "Le Monde", "Le Figaro", "Le Parisien", "Le Point", "L’Express", et même "Libération" qui avoue s’être pourtant attendu au pire ! Malgré cet accueil, Besson règle ses comptes avec la critique (qui a rarement été tendre avec lui) dans le livre qu'il a ensuite édité à propos du film, quitte à tomber dans un certain angélisme à propos de la sphère artistique : « Un musicien, un peintre, un écrivain auront toujours une démarche constructive au moment de critiquer un autre artiste. [...] C'est sûrement pour cela que les critiques professionnelles (dans les médias) sont souvent aussi mal articulées. Leurs auteurs se refusent à être des artistes. Artiste, c'est une façon d'être, un état d'esprit, une famille qui les fascine et qu'ils passent leur temps à encenser ou à massacrer. Leur jugement n'amène rien à personne ».

Côté box-office, avec un peu moins de 3 millions de spectateurs en France, le film reste distancé par la plupart des précédents films de Besson, loin derrière ses deux plus gros succès que sont "Le Cinquième Élément" (7,7 millions) et "Le Grand Bleu" (près de 9,2 millions). En revanche, en considérant les 67 millions de dollars de recette sur l’ensemble de son exploitation mondiale, c’est un des plus gros succès de la carrière de Besson. Côté récompenses, "Jeanne d’Arc" est boudé par les Césars, qui lui préfèrent notamment "Vénus Beauté (Institut)" et ne lui décernent que deux récompenses (costumes et son) sur un total de 8 nominations. Besson reçoit toutefois deux Prix Lumières (film et réalisateur) alors que Milla Jovovich est nommée… comme pire actrice aux Razzie Awards !

D'une certaine façon, "Jeanne d'Arc" est une œuvre charnière dans la filmographie de Besson. À la fin des années 90, il est conscient qu'il n'a « plus besoin de tourner » et il dit s'inscrire dans une nouvelle démarche : « l'art d'essayer et non plus l'art d'exister, de s'affirmer ». Sa carrière commence alors à basculer : outre l'essai plus intimiste de son film suivant ("Angel-A"), Besson entend désormais s'amuser, se faire plaisir, avec le risque que son œuvre s'appauvrisse d'un point de vue artistique en assumant une démarche plus orientée vers le divertissement. La façon qu'il a eu de convoquer d'autres réalisateurs sur son tournage participe aussi à une autre logique : Besson va davantage orienter ses efforts sur la production (voire l'écriture) des films d'autres réalisateurs, avec une volonté délibérée de produire des films populaires et d'utiliser aussi une part des bénéfices pour financer certains projets de moindre ampleur (comme les réalisations de Tommy Lee Jones et de Gary Oldman). Sa volonté de faire exister le cinéma européen, à l'origine du projet « Jeanne d'Arc », trouve aussi son aboutissement dans fondation d’EuropaCorp (2000) et la création d’un pôle cinématographique à Saint-Denis, la Cité du cinéma (inaugurée en 2012).

* Toutes les citations, ainsi que les croquis, sont tirés de l'ouvrage "L'Histoire de Jeanne d'Arc", publié par Luc Besson en 1999 aux éditions Intervista.

Raphaël Jullien

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