© Diaphana Films
Début du XXéme siècle. Séraphine Louis, solitaire et un peu illuminée, travaille durement comme femme de ménage, à Senlis. Avec les quelques sous qu’elle parvient à économiser, elle achète des pots de blanc, confectionne ses couleurs et peint. Lorsque Wilhelm Uhde, grand collectionneur et mécène, loue un deux pièces à Senlis, il découvre, par hasard, un petit panneau de bois peint par celle qui n’est autre que sa femme de ménage, Séraphine. Stupéfait, il décide de l’aider. Mais ni l’époque, ni la société, ni la personnalité de chacun ne rendront les choses évidentes...
Alors qu’à Paris le tout Montmartre, le tout Montparnasse, fourmille d’artistes - comme Picasso, Brancusi, Modigliani - en train de révolutionner l’art conventionnel, Séraphine Louis peint seule, selon un ordre émanent d’en haut, à tout juste 50 km de l’effervescence de la Ruche et du Bateau Lavoir. Cela lui est dicté, comme une évidence avec laquelle nul ne peut négocier. Toute la journée, cette femme de ménage se casse les reins à frotter les sols et les draps de la bourgeoisie locale. Elle a des gestes francs, et s'avère un peu rude au quotidien. La manière dont elle rompt le pain et mange, dans une très belle scène en début de film, témoigne du caractère solitaire et âpre de cette femme ayant toujours vécu selon une certaine condition sociale, difficile et inamovible.
La nature qui l’entoure occupe une place primordiale dans sa vie. Elle n’est pas que source de respiration et d’inspiration, elle est matière (à expiration). C’est de là que Séraphine extrait, arrache littéralement (les fleurs ne sont ni cueillies ni coupés, elles sont arrachées à la volée) ce dont elle a besoin pour peindre en couleur. Seule la nature et les tableaux sont des explosions colorées à l’écran (le reste du film étant tourné dans des tons plus neutres) témoin d’un lien conflictuel. Il existe en Séraphine Louis une volonté d’apprivoisement, d’assujettissement momentané de la nature à son art. Comme si elle disait : « ce que je suis, ce que rendra ma sensibilité à vos sens, sera arraché, volé à votre terre (elle vol du sang chez le boucher pour faire du rouge, de la cire et de l’huile dans les églises pour ses mélanges secrets), détourné ». C’est brutal, et c’est d’ailleurs avec une brutalité nécessaire que Séraphine se plie à son rituel de peinture.
Le moment venu, elle se met à quatre pattes dans sa chambre exiguë, s’enferme des heures durant et peint, avec ses doigts, ses mains, toute l’énergie dictée par son corps, jusqu’à l’apothéose, jusqu’à ce que le support soit entièrement recouvert des couleurs qu’elle a elle-même créées. C’est un acte quasi mystique, qui fait penser à ce qu’on appelle l’art naïf, l’art brut ou la peinture médiumnique. Il y a là un caractère sacré, certes, mais surtout de l’insondable. Et c’est cela que découvrira fortuitement Wilhelm Uhde, venu se ressourcer à l’écart des affres de la grande vie parisienne. C’est ce qu’il appellera plus justement « les primitifs modernes », intégrant ainsi ces peintres en marge au vivier artistique d’une époque. Ce collectionneur allemand, premier acheteur de Picasso et découvreur du Douanier Rousseau, trouve en Séraphine un véritable talent, une énergie créatrice hors du commun et d’avant-garde, assurément.
À travers l’histoire de Séraphine Louis, à travers sa consécration (grâce) à la peinture, se tisse en filigrane le portrait d’Uhde, collectionneur visionnaire. C’est un personnage courageux et généreux. C’est un homme de caractère, exigeant, qui considère la création comme une expression difficile, qui nécessite du temps, qui se travaille, qui évolue, à laquelle on se consacre - parfois malgré soi - corps et âme, mais qui ne saurait être lisse ou régulière, tant elle recèle des couches impénétrables. Uhde ne juge pas. Il a cela de poétique, cela de l’artiste, qu’il sait s’émerveiller et ressentir avant de penser et de formuler. Uhde est, lui aussi en marge, en retrait.
À travers son histoire à lui, lui qui est homme du monde mouvant - alors que Séraphine est irrémédiablement ancrée à Senlis – se dessine une toile de l’Histoire du début du XXéme siècle. Par ses choix, ses engouements, ses connaissances, nous naviguons sur l’art. Par sa nationalité et ses départs précipités de France, nous percevons l’animosité entre les peuples, les guerres, la suffocation de la fuite. Par son mode de vie et ses réalités affectives (il est homosexuel et vit secrètement avec un très jeune homme) nous comprenons la difficulté d’être, quand on sort du carcan rigide et étriqué imposé par la bienséance.
La biographie, au cinéma, n’est pas chose facile. Par une mise en scène sobre, qui évite la faille du tapageur (il y a d’ailleurs très peu de gros plans dans le film, pour laisser place aux corps, aux décors), Martin Provost signe un film délicat, tant sur les histoires - qu’elles soient personnelles, relationnelles, universelles - que sur leur création, leur transmission et leur souvenir. C’est un beau sujet, avivé par de grands acteurs.
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