(c) Mars Films
Quatre personnages croisent leur destin aux alentours du parc d’attractions de Coney Island dans les années 50. D’abord Ginny, ancienne actrice de théâtre reconvertie en serveuse épuisée. Ensuite Humpty, son mari, opérateur de manège très porté sur la boisson. Puis Mickey, séduisant maître-nageur aux aspirations de dramaturge dont s’éprend vite Ginny. Et enfin Carolina, fille de Humpty qui amène avec elle une première menace (elle est poursuivie par des gangsters), puis une deuxième (elle tombe elle aussi amoureuse de Mickey)…
Woody Allen est de ces cinéastes qui, tout au long de leur carrière, n’ont jamais cessé de voir des oxymores partout ; sur la condition humaine en général et les jeux de l’amour et du hasard en particulier. On peut même dire qu’il aura fini par épuiser le sujet jusqu’à plus soif par des scénarios millimétrés, dialogués et subtils jusqu’à l’usure. Jusqu’à la lassitude ? Certainement pas. D’abord parce qu’il y a toujours quelque chose de neuf à gratter sous la surface allénienne, ensuite parce qu’un tel mécanisme de démontage des certitudes dans une forme de pureté aussi affirmée ne cesse de paraître neuve à chaque fois (quand bien même les enjeux ne semblent pas varier d’un film à l’autre). Au vu d’une actualité extrêmement tumultueuse pour le cinéaste, "Wonder Wheel" offre une nouveauté des plus retorses pour ses fans comme pour ses détracteurs, et pas des moindres. Était-ce voulu ou pas dans le scénario, on n’en sait rien, mais le fait d’y lire de façon déguisée une analogie avec « l’épisode Mia Farrow » (un homme, amoureux d’une femme de 40 ans, craque finalement pour la belle-fille de celle-ci) oriente tout de suite le film vers un versant thématique assez inattendu. Cela dit, on ne développera pas davantage, vu que le film cherche à évoquer autre chose.
On savait Woody Allen capable de zébrer sa carrière de fulgurances pessimistes très affirmées, comme l’avaient démontré les chocs émotionnels d’"Intérieurs", de "September" ou de "Match Point". Ici, c’est dire si le contraste entre l’extérieur (idyllique) et l’intérieur (bordélique) s’est intensifié : en évoquant à nouveau le général par le biais du particulier, Allen parle avant tout d’un monde en déclin, où l’empathie peine à s’installer vis-à-vis des êtres, où l’individu ne tire rien d’autre que les ficelles de l’individualisme dans l’espoir de jours meilleurs, et où ce très beau décor de parc d’attractions – censé métaphoriser la joie et l’amusement – renferme en son sein un ensemble de mécaniques qui se grippent à la queue leu leu. L’appartement dans lequel l’action du film est circonscrite à moitié en est l’incarnation parfaite : ni plus ni moins qu’une scène de théâtre quasi anxiogène, dans laquelle Allen mise judicieusement sur le plan-séquence pour accentuer le malaise, la tension, l’oppression, bref la compression des enjeux dramatiques. En arrière-plan, le parc d’attractions n’est plus qu’une toile de fond mélancolique. Et les jeux de lumière qu’il provoque ne cessent de déteindre sur l’espace intime des individus : à ce titre, la grande scène de sous-entendus machiavéliques entre Kate Winslet et Juno Temple autour de leur amant commun prend une ampleur toujours plus folle à mesure que les couleurs (d’abord chaudes, plus glaciales) se reflètent sur leurs visages. Ou comment un artifice théâtral dit tout du naufrage intérieur à force de l’éclairer – fabuleux travail visuel du chef opérateur Vittorio Storaro.
Bien sûr, comme on est chez Allen, cela suppose des personnages qui jouent le double jeu des sentiments quand ils ne se leurrent pas eux-mêmes sur leur condition d’animaux sociaux. Sur ce point-là, la serveuse Ginny (Kate Winslet, épatante et pressurisée), blindée d’illusions sur son passé et de désillusions sur son présent, serait presque la cousine de l’héroïne de "Blue Jasmine", frôlant la folie à plus d’une reprise lorsque son besoin d’oxygène tend à voir un mur se profiler à l’horizon. Elle est la reine qui se transforme en fou dans un drame resserré où tout le monde n’est qu’un pion parmi tant d’autres. Hommes et femmes déploient ici les mêmes tares (fausseté, opportunisme, lourdeur, lâcheté…), tant et si bien qu’il faudra paradoxalement se rabattre sur ce gamin pyromane, timbré et très cinéphile (tiens, tiens…) pour guetter une bribe de la sensibilité de Woody Allen. Ce gamin, qui clôture le film en allumant un feu sur une plage déserte (cela veut tout dire), c’est évidemment le cinéaste lui-même : depuis que Bergman n’est plus là, personne d’autre que lui ne sait transformer la condition humaine en incendie avec une attitude à ce point décalée et un point de vue aussi amer. Sauf que son amertume isole l’empathie tout en laissant la bienveillance en liberté – la nuance est ici capitale – pour mieux nous interpeller par effet de boomerang. Une fois de plus, Woody a tout compris.
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