affiche film

© Gémini Films

ORDO


un film de Laurence Ferreira Barbosa

avec : Roschdy Zem, Marie-Josée Croze, Marie-France Pisier, Yves Jacques, Scali Delpeyrat...

Ordo, 30 ans, est officier dans la marine nationale. Il mène une vie tranquille jusqu'au jour où il découvre qu'Estelle, la jeune fille de 16 ans avec qui il a été marié pendant quelques mois et qu'il n'a jamais revue depuis, est devenue Louise Sandoli, une star de cinéma qui fait fantasmer tous les hommes. Ayant du mal à croire qu'Estelle et Louise sont la même personne, Ordo décide d’aller retrouver cette femme qu’il a connu et qu’il ne reconnait plus...


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Photo film

Je, Tu, Elle...

Le cinéma d'auteur français détonne toujours dès qu’il emprunte des sentiers non balisés. Dans le cas d’"Ordo", la pioche est très bonne au vu d'un script stimulant qui triture la notion d'identité. Sa réalisatrice, Laurence Ferreira Barbosa, n'en est d'ailleurs pas à son premier coup d'éclat sur ce point : son travail de coscénariste sur certains films de Cédric Kahn (dont le très charnel "L’Ennui" et le très lynchien "Feux rouges") révélait une vraie faculté à dessiner des intrigues à la fois simples et tortueuses où la normalité tangue. Ne pas rejouer le coup du cinéma qui « enregistre le réel », mais s'accrocher au contraire à une histoire où se dessine un vaste faisceau d'incertitudes. Pourtant, "Ordo" n'aurait a priori rien pour rejoindre cette route, d’autant que le pitch du film, adapté d'un roman de Donald E. Westlake, est simple comme bonjour : d’abord un retour vers le passé, mais aussi un trou de mémoire qu'il va falloir combler chez un homme désorienté.

Les vingt premières minutes, composées de la voix off d’Ordo qui récite toute sa biographie (dates, généalogie, lieux, parcours, faits, anecdotes, etc...), font craindre le pire. Mais c’est un piège : cette façon d'empiler les faits avec une précision maniaque enclenche un rythme de film psychologique à la manière d'une ligne claire, précise, minutée, sans élément perturbateur. Du moins jusqu’à ce que le contenu d'un tabloïd (une machine à bidonnages plus ou moins évidents, il est vrai) installe la narration dans un délicieux entre-deux entre réalité et fiction : Ordo retrouve une ancienne photo de son mariage avec Estelle dans un article consacrée à Louise, mais n'arrive pas à faire le lien entre les deux femmes. Comment réagir lorsque l'autre, en particulier l'être aimé, n'est plus reconnaissable par l'un ? Avec ce canevas, la machine à doutes se déchaîne, zébrant son récit de quelques souvenirs et images mentales qui zèbrent le parcours du héros.

Ce qui suscite clairement le trouble, c'est que la réalisatrice ne se préoccupe ni de la tentative d'identification du personnage féminin (Louise est-elle vraiment Louise ?) ni de la façon dont Ordo se confronte à son passé, et encore moins d’un éventuel tableau satirique du monde du cinéma (ici réduit à quelques bobos qui blablatent sur du vent tout en frimant au restaurant). Ce qui l'intéresse, c'est de guetter comment Ordo tente d'apprivoiser ce changement d'identité sur l'objet de son désir d'adolescent (à peine Louise a-t-elle pu se réjouir de son retour qu'elle s'invite le soir même dans son lit). Rien qu'un montage muet sur Ordo épiant Estelle/Louise en train de nager nue dans une piscine éclairée la nuit en dit mille fois plus qu'un dialogue : l'identité qui se voit remise en question à travers la représentation du corps, le passé qui ressurgit dans un écrin lumineux, le désir amoureux qui dévie sur une autre route. Et que dire de ce plan furtif et lynchien, où le corps nu de Louise quitte le lit d’Ordo pour traverser une porte donnant sur une obscurité totale : pour Ordo, est-ce le passé qui s'enfuit ou le présent qui reste inaccessible ?

Le casting était ici la condition sine qua non d'un trouble réussi, et c'est peu dire que le pari est totalement gagné. Roschdy Zem avait déjà prouvé depuis longtemps sa capacité à incarner tous les rôles, mais ce qu'il accomplit ici est assez génial : son Ordo est un être étranger et familier, abstrait et concret, opaque et limpide, dont le regard semble traduire une chose et son contraire dès lors qu’un doute lui toque au cortex. Marie-Jozée Croze lui emboîte le pas sur le même principe, mais davantage sur un terrain mêlant sensualité extrême et abstraction corporelle (cette sublime actrice n'a peut-être jamais été aussi belle sur un écran). La confrontation érotique et psychologique de ces deux monstres sacrés est au final suffisamment chargée d'intensité pour que l'on se prenne de plaisir à pénétrer les spirales d'incertitudes qui les taraudent. Parfois, au cinéma, on ne demande pas mieux que d'être troublé sans forcément savoir pourquoi au premier regard. Voilà en tout cas un film méconnu qui accomplit avec brio ce petit prodige.

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