© Shellac
Lenz cherche désespérément Madeleine, celle qu’il aime, disparue mystérieusement. À Paris, il entame une folle liaison amoureuse avec Hélène, une jeune infirmière dévorée par des pulsions autodestructrices. Mais Léna, une jeune chanteuse aux connaissances pour le moins malsaines, tombe elle aussi sous le charme de Lenz et fait tout pour le retenir. La jalousie de cette dernière va peu à peu amener Lenz à s’aventurer au coeur d’un sombre réseau d’exploitation sexuelle. Là où réside peut-être Madeleine…
Avertissement : Interdit aux moins de 16 ans
Tout cinéphile normalement constitué qui a un jour posé ses yeux (et ses oreilles !) sur un film signé Philippe Grandrieux n’a sans doute pas dû en revenir intact. Si l’on se demandait encore quel pouvait être le trait d’union idéal entre le 7e Art et les arts plastiques, inutile de chercher plus loin : ce cinéaste nous donnait autrefois la réponse avec un premier film inoubliable, "Sombre", qui aura gravé au fer rouge dans notre cortex une bonne trentaine d’audaces stylistiques. Souvent considéré – et plutôt à juste titre – comme le David Lynch hexagonal, Grandrieux est de ces artistes qui exploitent à fond les perspectives expérimentales du cinéma pour construire une nouvelle façon de raconter une histoire, d’appréhender des enjeux humains, de partager des émotions et de se confronter aux forces obscures qui régissent le monde. En trois films ("Sombre" en 1999, "La Vie nouvelle" en 2002, "Un lac" en 2009), l’univers torturé et extrême de Grandrieux avait atteint sa cible et fait table rase d’à peu près toutes les conventions du langage cinématographique. Et depuis, silence radio. Jusqu’à ce come-back hallucinant, surgi de nulle part, qui nous remet instantanément les idées en place sur la possibilité d’épanouissement d’un cinéma « autre ».
"Malgré la nuit" est déjà pour Grandrieux l’occasion de revenir à Paris, après deux films où il avait expatrié ses expériences sensorielles du côté des pays d’Europe de l’Est. On y retrouve son dada, à savoir une love-story aussi charnelle que torturée au beau milieu d’un univers où vices et violences inoculent leur terrifiant venin sans crier gare. Le cas est cette fois-ci un peu plus différent, puisque l’intrigue – pour une fois étirée sur une durée inhabituelle de 2h36 – s’avère moins labyrinthique que prévu car plus claire dans ses enjeux et plus explicite dans ses propositions visuelles. Sur la base d’un script coécrit par Rebecca Zlotowski ("Grand Central"), Grandrieux convoque ici différents archétypes culturels, allant du spleen baudelairien aux visions oniriques proto-lynchiennes en passant par le mythe d’Orphée, qui servent ici moins de bases scénaristiques que de spectres intuitifs. Le cinéaste conçoit donc son intrigue comme un pur tohu-bohu sensoriel où viennent se greffer diverses pistes narratives : snuff-movies, père tyrannique, polar sexuel, romantisme morbide, quête de l’être aimé, etc. Des pistes qui, par leur mélange, dessinent un vaste champ des possibles.
Certes, les adeptes les plus affirmés du cinéma de Grandrieux seront étonnés d’une telle profusion, surtout en se rappelant à quel point ses trois précédents films faisaient preuve d’un dénuement scénaristique absolu. Du changement chez Grandrieux, en somme ? Plutôt une suite logique, dira-t-on, puisque, histoire de continuer l’analogie avec Lynch, le principe est ici le même qu’avec "Mulholland Drive" : prolonger une œuvre instinctive en facilitant son accès aux profanes par une clarification assez nette du processus de lecture, mais conserver malgré tout cette idée d’un cinéma qui bannit l’explicatif pour favoriser l’intuitif par le biais du montage et du cadre. De cette manière, le sens de l’intrigue coulera de source pour tous ceux qui se laisseront bercer et envoûter par ce flux non-stop de visions composites. La grammaire propre au cinéma de Grandrieux s’y déploie avec une maîtrise inouïe : flous, ralentis, zooms, accélérés, plans heurtés, variations de contrastes, éclairages violents et sexe explicite composent un décorum instable entre le bruit et le silence, entre l’ombre et la lumière, un peu à l’image d’une messe noire qui virerait peu à peu vers la transe collective. Le tout dans un Paris irréel et fantomatique qui, baignant dans une nuit opiacée à peine illuminée par une aube de gueule de bois, semble hantée par des forces obscures.
D’un bout à l’autre de ce voyage sensoriel sans équivalent digne de ce nom, on se réjouit de retrouver le Grandrieux ambigu et furieux que l’on avait tant admiré dans "Sombre" et "La Vie nouvelle", pour le coup très éloigné de l’apaisement sylvestre qui faisait toute la richesse émotionnelle d’"Un lac". Le cinéaste y perfectionne son goût des ambiances malsaines (bars enfumés, forêt maléfique, hangars désaffectés, etc.) et va même jusqu’à inviter un casting hyper branché (Ariane Labed, Roxane Mesquida, Paul Hamy, Gabrielle Lazure, Aurélien Recoing) au cœur même d’expériences sexuelles décadentes et extrêmes. Si l’on peut se réjouir de le voir mettre la pédale douce sur le caractère épileptique des êtres qu’il filme (le spleen prend ici le dessus sur le convulsif), on le sent en revanche bien plus accompli sur la représentation du sexe à l’écran, laquelle intensifie encore la fusion entre Eros et Thanatos. Que ce soit au cœur d’une douce étreinte ou d’une fulgurance SM, Grandrieux utilise la main – bien plus que le corps lui-même – comme un acte d’humanité volontairement ambigu. La main qui se tend, qui touche, qui caresse, qui empoigne, qui étouffe, qui tue… Une façon cohérente d’incarner un état d’âme ou de définir un personnage par sa gestuelle, ici capturée par une caméra magnifiquement instable qui tente d’appréhender l’espace et le réel sans en être forcément capable.
L’intégralité du casting, visiblement dans un état second que l’on a bien du mal à définir tant il nous impressionne, emboîte le pas à Grandrieux dans sa captation du spleen métaphysique. On pourrait citer Roxane Mesquida dans un numéro de lolita envoûtante (son somptueux numéro musical à la "Blue Velvet" nous offre les plans les plus magiques du film), mais c’est incontestablement Ariane Labed, ici en infirmière sado-maso exponentiellement attirée par l’abîme, qui mérite un tonnerre de bravos. Chacun de ses regards se révèle ici chargé d’une puissance spectrale et mélancolique hors du commun, en tout cas suffisante pour porter à elle toute seule le propos central de Grandrieux : malgré la nuit, la violence et la souffrance, la beauté – seule lumière possible dans ce monde électrique – est toujours là, quelque part. Nous, on l’agrippe sans cesse dans chaque plan de cette ode extatique à la dérive, au cœur d’un cadre, au détour d’un mouvement de caméra, voire même sur la peau nue et surexposée d’un acteur. On s’abandonne corps et âme à ce cinéma-là, si rare qu’il en devient précieux. La transe qui en découle se révèlera radicale, extrême, totale. Bienvenue dans les nuits fauves.
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