© Version Originale / Condor
Jean est engagé un jour comme assistant pour Stéphane, un ancien photographe de mode qui vit reclus dans son grand manoir avec sa fille Marie. Celle-ci lui sert de modèle pour de longues et éprouvantes séances de pose devant l’objectif, mais rêve de prendre son envol et de quitter le domicile familial. Peu à peu, Jean tombe amoureux d’elle et, voyant l’emprise toxique de Stéphane sur elle, se décide à la sauver…
C’est à croire que les greffes de cinéastes étrangers dans des productions françaises ont le chic pour nous redonner confiance autant dans le renouvellement de notre cinéma que dans la confirmation du talent des cinéastes en question. Après Paul Verhoeven l’année dernière ("Elle"), c’est désormais au très inattendu Kiyoshi Kurosawa de s’inviter en France pour un thriller tout sauf schizophrène, mais au contraire parfaitement taillé pour lui. Le sujet lui permet de faire émigrer sa valise à incarnations spectrales dans un cadre très hexagonal sans pour autant lui faire perdre sa singularité d’auteur. Bien au contraire : c’est même cette dernière qui conditionne le film, lui fait peu à peu perdre le sens des réalités et lui confère cette puissance de sidération qui faisait déjà de "Kaïro" et de "Rétribution" des expériences suffocantes. Et si la trouille est encore là, elle se pare surtout d’une émotion et d’une force dramaturgique que l’on avait certes déjà perçues chez Kurosawa (ses derniers films, aussi inégaux soient-ils, l’ont prouvé), mais qui n’avaient jamais atteint un tel zénith.
Comme toujours chez Kurosawa, il est question de fantômes, ici traités comme des éléments intimes et effacés en arrière-plan avant de devenir une sorte de prisme cathartique (ou obsessionnel) par lequel la nature profonde des personnages atteint un point de non-retour. Ici, si les néophytes devront attendre la fin de l’intrigue pour découvrir le pot aux roses, les amateurs de Kurosawa ne mettront en revanche pas plus d’une heure pour détacher le vrai du faux – la vision d’une scène-pivot particulièrement flippante suffit ici à emmener brutalement un récit jusque-là très concret vers des territoires plus instables. Au travers d’une intrigue évoquant la passion amoureuse d’un homme (voire deux) pour une femme (voire deux) qui est là sans être là (n’en disons pas plus), le mariage entre drame romantique et thriller fantastique sert donc ici une coexistence terrible entre le vivant et le « défunt », l’incarnation corporelle de ce dernier étant ici traitée de façon ouvertement théâtrale et sans aucun effet de style – on note une fabuleuse gestion de la scénographie qui place presque toujours le « mort » immobile dans un angle du décor.
Les motifs propres au cinéma de Kurosawa se déclinent donc à nouveau dans un environnement riche en territoires urbains crapoteux et abandonnés. Là-dessus, on se rend d’ailleurs bien compte que situer le film à Tokyo ou à Paris revient au même : on y retrouve les mêmes usines délabrées, les mêmes terrains vagues, les mêmes immeubles en construction, les mêmes vastes demeures en ruine, etc. Ce qui offre au film sa nouveauté vient clairement des acteurs francophones, qui, dans un premier temps, nous inquiètent. On y voit un Tahar Rahim qui n’a pas l’air de jouer, on y remarque un Olivier Gourmet qui semble exacerber la fragilité bourrue, on y admire une Constance Rousseau qui tend à singer un peu trop la poupée de cire… Or, le sentiment de voir la direction de ces acteurs échapper à Kurosawa est un piège. Si le film fait mine de s’écraser sous le poids d’une réalité parisienne dont on a fini par se lasser, c’est parce que le cinéaste japonais creuse en profondeur un canal onirique qui laisse peu à peu s’échapper des volutes de poésie morbide avant de nous achever lors d’un final clairvoyant. Quant aux péripéties, leur vraisemblance – un peu fragile mais quelle importance ? – ne fait pas long feu face à la façon dont elles sont incarnées.
Seule la différenciation entre vivants et morts – voire même le trouble naissant de son impossibilité – forme la moelle épinière du récit. Tout au long de sa carrière, Kurosawa n’a finalement jamais rien fait d’autre que d’installer ce trouble sans en avoir l’air, de faire passer la mort pour une illusion au détour d’une gestion savante du hors-champ, de donner à l’invisible (lequel est toujours affaire d’images) une force d’incarnation que personne n’a su égaler à ce jour. Avec ces deux personnages masculins (un photographe reclus et son jeune assistant), Kurosawa élabore ici en douceur un vaste champ lexical de l’image, à la fois celle que l’on veut créer (recréer ?) et celle que l’on ne cesse jamais de poursuivre. Avec, là encore, l’image onirique d’une femme, enregistrée par Kurosawa comme une présence fantomatique qui obsède autant qu’elle inquiète.
L’actrice Constance Rousseau fait d’ailleurs des prodiges à ce jeu-là : photographiée à répétition par son père avec un gigantesque appareil photo (du genre qu’on utilisait sans doute il y a au moins deux siècles) et sanglée sur un ustensile en fer évoquant un outil de torture, son personnage est ici une surface flottante, éthérée, à la fois femme et enfant, antique et moderne, vibrante et éteinte. Une image romanesque, en somme, qui étouffe et qui ne demande qu’à s’émanciper pour trouver sa vraie nature. Ce magnifique portrait de femme(s), évoluant des couloirs sombres d’un vieux manoir jusqu’aux envolées romanesques de la province française, soutient à merveille la tension surréelle du film, y compris lorsque l’usage quasi expressionniste de la lumière se met à engloutir les décors dans d’inquiétantes ténèbres. Ce qui ressort de tout cela est une conscience absolue du médium et de son pouvoir de luminescence. En s’aventurant hors du pays du Soleil Levant pour y décliner ses motifs et son génie cinématographique, Kiyoshi Kurosawa a fini par trouver une nouvelle lumière.
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