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En 2013, le glaciologue Claude Lorius retourne en Antarctique et se souvient de son parcours humain et professionnel. En 1957, à l’âge de 25 ans, il participait à sa première expédition sur le continent blanc, à l’occasion de l’Année géophysique internationale. Ensuite, ses nombreuses recherches, notamment sur les bulles d’oxygène enfermées dans la glace, ont permis de mesurer et de comprendre les évolutions climatiques. Et tout ce qu’il avait prédit à partir de ces résultats est malheureusement en train de se produire…
Luc Jacquet a eu un Oscar pour "La Marche de l’empereur" (2005) ? Oubliez ! Le réchauffement climatique a eu son documentaire à succès avec Al Gore et sa "Vérité qui dérange" (2006) ? Oubliez aussi ! Car Jacquet tient ici son chef-d’œuvre, en abordant le même sujet que l’ex-futur-président américain avec une réelle virtuosité cinématographique. Pour aborder un sujet aussi brûlant (dans tous les sens du terme), Luc Jacquet a choisi de retourner sur le continent glacé qui a fait sa gloire en 2005 et de se focaliser sur un homme-clé de la prise de conscience des dangers du dérèglement climatique : le glaciologue français Claude Lorius. Il en résume la vie et le travail avec un commentaire à la fois pédagogique et lyrique, sans lourdeur ni excès, qui s’avère d’une efficacité redoutable quand il s’agit d’expliquer une recherche scientifique pourtant complexe, ou de contextualiser tel ou tel épisode.
En filigrane de ce portrait, on perçoit aussi la passion du cinéaste, qui semble parfois avoir écrit le commentaire (un récit à la première personne) comme une sorte d’autoportrait. Comme Lorius, Jacquet s’est retrouvé à l’âge de 25 ans dans une expédition en Antarctique qui allait bouleverser sa vie au point d’en devenir un fil rouge. Comme Lorius encore, il a probablement été tiraillé plus d’une fois entre son attrait pour cet ailleurs hostile et le confort de sa vie en France avec famille et amis. Comme Lorius aussi, on imagine qu’il est parfois agacé par les phases de recherches de financement qui l’empêchent de se consacrer pleinement au terrain et de faire avancer concrètement ses projets. Bref, on n’est pas face à un documentaire lambda grâce à ce parallèle possible entre le cinéaste et son sujet. De plus, le portrait du scientifique se double d’un discours sur la science en général et d’un état des lieux du réchauffement climatique, à la fois alarmant et optimiste.
Et ce n’est pas tout ! La force de "La Glace et le Ciel", c’est aussi de dépasser le cadre du documentaire tout en étant une véritable démonstration des possibilités d’un genre cinématographique souvent négligé voire méprisé par le grand public. En effet, Jacquet ne se contente pas de faire un honorable montage d’archives : il en exploite l’impressionnante richesse en leur donnant une puissance narrative grâce aux scènes qu’il est allé tourner lui-même avec un Lorius désormais octogénaire. Ces plans ne sont pas sans défaut (ils ont parfois un côté un peu trop artificiel et on sent que Lorius n’est pas toujours à l’aise d’être filmé dans une attitude assez figée) mais ils permettent aux images d’archives de devenir de véritables flashbacks, avec un avantage indéniable sur les fictions : pas besoin de trouver plusieurs acteurs pour le même rôle à plusieurs âges !
Jacquet confie avoir souhaité raconter la vie de Lorius à la manière d’une enquête policière (qui chercherait donc aussi les causes du dérèglement climatique), ce que son choix de mise en scène retranscrit avec habileté. Or, le film va au-delà de ce côté polar pour devenir aussi (et surtout) un film d’aventure à part entière, comme le résume parfaitement une phrase du commentaire : « Le voyage de la glace est à lui seul une épopée ». Le montage et la musique de Cyrille Aufort renforcent cette impression, que donnent déjà les archives elles-mêmes, d’une puissance cinématographique étonnante : les scènes claustrophobiques de la base Charcot donnent le sentiment d'être d'un épisode de « Lost » ; le plan aérien des camions avec les traces à perte de vue ou les scènes de tempête ont un air de fin du monde digne d’un film post-apocalyptique à la "Mad Max" ; les archives soviétiques, avec accordéon et coups de feu en l’air, semblent tout droit sorties d’un film de Kusturica…
En fait, "La Glace et le Ciel" bat en brèche ce cliché qui voudrait que le cinéma documentaire soit un « cinéma du réel ». Non, un documentaire, ce n’est pas (ou pas seulement) le réel, mais bien du réel mis en scène. Donc un point de vue sur le réel, qui n’a pas à être exhaustif, ni neutre, ni même forcément réaliste. En cela, l’apparence artificielle des scènes récentes avec Lorius n’est finalement pas un problème. D’autre part, un œil avisé peut déceler de la mise en scène jusque dans le moindre plan de coupe. Le plus flagrant : deux plans montrent une foreuse de l’intérieur. Ce genre de plan n’est évidemment pas filmé au même moment que l’événement dont on parle, et probablement pas au même endroit. Ces plans ont-il été filmés pour les besoins (indéterminés) de l’époque ou s’agit-il de prises de vue récentes créées pour le film de Jacquet ? Peu importe. Dans tous les cas, une telle mise en scène documentaire n’enlève en rien l’authenticité de l’ensemble ni la sincérité du propos.
Cette pratique est d’ailleurs bien plus courante qu’on ne l’imagine mais c’est un peu tabou à cause de ce stéréotype qui veut que documentaire rime avec réel. Les docufictions ou les documentaires animés comme "Valse avec Bachir" sont-ils pour autant des escroqueries, eux qui poussent les logiques de reconstitution et de mise en scène documentaire à l’extrême ? Non. En fait, documentaire comme fiction ont leur part de mise en scène et de mystère dans leur élaboration. C’est aussi cela, la magie du cinéma : se demander comment des plans ou des scènes ont été filmés (surtout s’ils sont magnifiques), sans forcément pouvoir ni vouloir trouver une réponse à tout prix.
Au final, ce documentaire possède l’énergie esthétique et émotionnelle des fictions (qui manque à beaucoup de documentaires), qui permet à ses messages de passer avec une efficacité décuplée. Jacquet montre, en outre, qu’il est assez mûr pour s’essayer à nouveau à la fiction, lui qui avait déjà effleuré ce cinéma pour "Le Renard et l’Enfant", sorte de fiction pédagogique à la fois gentillette et imparfaite, dont on peut être sûr que son réalisateur est désormais capable de bien mieux.
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