© Zelig Films Distribution
Qu’est-ce qu’être danseur ? Quel est ce choix de vie ? Le quotidien des danseurs reste assez souvent un mystère. Eux qui s’expriment d’abord avec leur corps, qui trouvent souvent refuge dans la routine du travail physique, qui s’épanouissent en laissant jaillir leurs sentiments devant un public, qui sont-ils vraiment ? Loin du fantasme de la ballerine ou de la vie de bohème, la danseuse Claire Patronik réunit quatre de ses anciennes connaissances du Conservatoire pour creuser leur passé, aborder leur activité et leur passion commune : vivre la danse au-delà de la pratiquer…
Un docu sur la danse ? Ok, mais encore ? D’ordinaire, ce genre de film se divise en deux catégories : sur la gauche, de simples captations des répétitions d’un spectacle ou des activités professorales (revoir les documentaires consacrés à Pina Bausch), et sur la droite, de vraies approches scéniques de la danse où l’énergie du mouvement, capturée et magnifiée sur l’instant, sert avant tout le propos symbolique du réalisateur au lieu d’être une simple enjolivure formelle. Dans cette seconde catégorie, on pouvait citer le fascinant "Rize" de David LaChapelle, où le déchaînement ultra-rapide des danseurs de « krump » servait d’exutoire physique à la rage et à l’énergie interne bouillonnante qui les parcouraient. Au vu de son approche de l’activité de danseur à travers tous ses aspects (humains, sociaux, existentiels, corporels, etc.), le film de Claire Patronik se classera sans difficulté dans cette catégorie. Et ne pas croire que la modestie du filmage serait du genre à rendre le spectacle mollasson, qui plus est lorsque l’on est un néophyte : "Comme ils respirent" honore son titre et, sous couvert de la danse, chatouille une fibre universelle prompte à toucher tout le monde.
Entièrement construit à partir des entretiens effectués avec quatre danseurs – de vieilles connaissances de la réalisatrice – et couplé avec des captations du travail de chacun, le film surprend d’emblée par la fluidité absolue de son montage. D’un bout à l’autre, et ce sans aucune demi-seconde superflue, Claire Patronik fait preuve d’un remarquable équilibre entre le témoignage et l’activité, entre la théorie et la pratique, entre le global et le particulier. Et sur la base d’un projet où la beauté d’un art difficile se dévoile autant que l’abnégation et les sacrifices qu’il impose, tout le film joue la carte de la musicalité permanente. Il juxtapose ainsi les moments de calme où le temps semble suspendu aux instants dansés les plus dynamiques, tout en utilisant à merveille la bande-son (tantôt classique, tantôt électro-pop) pour refléter – et accompagner – les états d’âme et d’esprit de ces artistes, rendant ainsi le découpage incroyablement doux. À certains moments, le son va même jusqu’à se couper brutalement pour laisser la grâce des mouvements et des chorégraphies prendre les commandes. De par la proximité totale qu’il offre avec les danseurs, le film est presque une danse en soi, avec eux comme avec les images et les sons qui les subliment.
Cet éloge universel de l’art et du don de soi s’accompagne évidemment d’un regard complexe et nuancé sur une activité aussi exigeante. C’est même ce que les premiers entretiens de chacun mettent en évidence dès le début du film : en effet, dès leur apparition à l’écran, chaque danseur esquive le piège des premiers repères biographiques (du genre « J’ai voulu être danseur parce que… ») pour au contraire s’attarder sur des perceptions intimes de leur travail. Quelques exemples : l’épatante Claire Tran (déjà aperçue comme actrice dans "Eden", "Sils Maria" et la web-série La vraie vie des danseurs) se sera tournée vers la danse contemporaine face à l’impossibilité d’accéder au registre classique, Anna Chirescu parle de son yo-yo entre la danse et les études, Louise Djabri évoque une danse opératique où chaque mouvement du corps se cale sur une note de musique, Hugo Mbeng avoue avoir dû mettre sa carrière entre parenthèses pour raisons médicales… De ces premiers entretiens se dégage déjà un constat : ce métier est comme toute passion, imposant de lourds sacrifices, réclamant un mental en acier et flirtant plus d’une fois avec l’imprévu qui peut ainsi s’avérer fatal.
Au fil des entretiens, qui deviennent sans cesse de plus en plus intimes au cours du récit, le film ne cache donc strictement rien des aléas et des angoisses du métier : remplacement de dernière minute juste avant une prestation en public, trous de mémoire pendant le spectacle, répétitions épuisantes, règles d’entretien du corps à suivre, improvisation, rêves brisés, pression sociale, stress, etc. En évoquant leurs meilleurs comme leurs pires souvenirs, les cinq danseurs offrent un panorama extrêmement large et accessible de cet art plus ou moins incompris, en replaçant la perspective d’avenir – incertaine pour certains – au centre de la plupart des échanges. Une question revient souvent ici : « Qu’est-ce que je fais quand je ne danse pas ? ». On y entend bien ce qui est extérieur à l’activité de danseur, mais à chaque fois, on y sent aussi les doutes, les espoirs et les désirs qui taraudent les artistes, y compris lors de la pratique de leur passion. À ce titre, l’instant le plus inquiétant du film sera cette danse d’Hugo sur scène devant un public dont on entend les applaudissements… avant que l’on se rende compte que la salle est vide. Moment de silence pesant, magique et flippant à la fois.
Une phrase de Claire Tran au début du film résume tout : « Le bonheur est plus important que l’idée qu’on s’en fait ». À deux ou trois reprises dans le film, on verra Hugo en train de se balader dans les rues de Paris, et qui, tout à coup, esquisse quelques pas de danse avec le sourire. Cela suffit alors à son bonheur, et au nôtre aussi. « Il vaut mieux se perdre dans sa passion que de perdre sa passion », disait Saint Augustin. Le ballet final sur fond de Woodkid en sera la concrétisation : le don de soi offert à la vue des autres, l’énergie d’une équipe soudée dans un même mouvement, la mise en valeur de son talent aux yeux du monde, et au final, juste des regards face caméra qui ne trompent pas, ceux d’artistes dignes et complets qui (se) donnent. Leur souffle fort que l’on entend à la fin du ballet entérine pour de bon la force de ce documentaire aussi brillant qu’universel : peu importe quelle passion on choisit d’embrasser, elle devient vite aussi importante que l’air que l’on respire. Cet état d’esprit, Claire Patronik ne nous le montre pas, elle nous le fait ressentir. Une nuance qui force le respect.
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