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Luck est l’une des prostituées les plus influentes de la rue Thaniya, quartier rouge de Bangkok destiné à la clientèle japonaise. Un soir, elle se retrouve nez à nez avec Ozawa, un ancien client et amant. Ces retrouvailles se prolongent lors d’un voyage commun au Laos, là où réside la famille pauvre de Luck. Mais il leur sera difficile de vivre leur amour là-bas comme à Bangkok : le paradis perdu tant espéré reste hanté par les traces du passé colonial…
Jusqu’ici, on devait au cinéaste Katsuya Tomita un petit film relativement confidentiel sorti en 2012 et intitulé "Saudade". Pourtant, on peut d’ores et déjà parier qu’on se souviendra désormais de lui suite à la découverte de cette pépite qu’est "Bangkok Nites", clairement du genre à ravir tout cinéphile un tant soit peu aventurier et curieux de découvrir de nouveaux horizons exotiques. En l’occurrence, on encouragera tout spectateur néophyte à ne surtout pas faire la grimace devant tout ce que dévoile la « fiche de renseignements ». Inutile d’être effrayé par une durée-fleuve assez imposante – ces 183 minutes sont d’une fluidité à toute épreuve. Inutile de croire à de la longue pose contemplative sur des personnages esseulés tiraillés entre leur microcosme urbain et leur sensibilité rurale – l’étirement du temps forme ici le plus redoutable des atouts. Inutile de s’imaginer que Tomita, au vu de sa propension à filmer des affects made in Thaïland dans un style éthéré et hypnotique, aurait pour désir inavoué de ravir le trône d’Apichatpong Weerasethakul. Certes, la connexion entre les deux cinéastes s’impose d’elle-même au vu d’une mise en scène ouatée qui tend à les rapprocher, à la seule différence – importante – que Tomita se détourne de toute approche documentaire ou onirique.
Concrètement, au vu de sa première heure, on pourrait croire que le film se limiterait à dévoiler un regard tout à fait objectif sur Bangkok en tant que hard-discount cosmopolite des plaisirs, avec une fiction romanesque en guise de fil directeur. Là-dessus, les preuves semblent légion : partant du fait qu’à chaque rue de la capitale thaïlandaise correspond ici une nationalité désireuse de satisfaire ses rêves de luxure, le récit condense à peu près tout ce que le parcours de sa jeune héroïne peut impliquer, des clients à satisfaire aux relations inter-prostituées en passant par les rentrées d’argent nécessaires à la survie de la cellule familiale et les moments de repos résultant d’un quotidien quasi exclusivement nocturne. D’un décor à l’autre (bars, karaokés, saunas, restaurants, appartements…), tout paraît fluidifié et condensé dans une première heure parfaitement exécutée, assimilable à une errance opiacée dans les dédales des paradis artificiels, et ce sans aucun effet de style psychédélique. Le réalisateur prend soin de développer plusieurs sous-intrigues qu’il ne laisse jamais tomber, composant ainsi une fascinante toile d’araignée dont les fils se croisent et se recoupent avec précision. Mais très vite, tout se met à évoluer…
Les retrouvailles entre Luck (sublime Subenja Pongkorn) et son ancien amant Ozawa (joué par Tomita lui-même) ont beau intervenir très en amont, ce sont elles qui vont peu à peu inviter le film à emprunter d’autres chemins. En l’occurrence celui du Laos, là où réside la famille de Luck. Là où se dévoile surtout l’envers de ce décor urbain où rien ne semble impossible, à savoir un décor rural où tout semble compromis. La force de Tomita est d’esquiver une dichotomie trop facile en jouant sur les correspondances par le biais de sa mise en scène : chaque décor – urbain ou rural – est ici shooté avec la même exigence (en gros, donner l’illusion d’un « paradis perdu »), et la confrontation des utopies – actuelle ou passée – avec une misère plus que tangible constitue un angle optimal. Tomita dissèque un monde à double visage où le passé affiche ses cicatrices (isolation de la communauté par-ci, stigmates de la colonisation occidentale par-là), où le réveil des consciences est ici moins hurlé par la jeune génération que par un vieil et étrange poète, où la mondialisation tend à séparer les individus au lieu de les rassembler. Le film prend le pouls de ce constat par sa structure même : moins des scènes creusées que de petites tranches de vie sans résolution absolue, qui captivent en se juxtaposant avec douceur et zénitude. L’effet produit est proche de l’ensorcellement, alors que rien ne semble vouloir l’affirmer.
Subtilité de la narration et poétique de l’image dessinent donc ici un parfait prototype d’exotisme pop, qui assimile avec brio le pouvoir d’envoûtement d’un découpage cinématographique mais qui n’en oublie jamais d’être avant tout témoin de son époque. Une époque de mondialisation et d’aliénation qui tend à transformer une société d’individus en agrégat de solitudes divergentes, et au sein de laquelle le recours commun à la mémoire et à l’utopie forme la dernière source de résistance. S’il ne réussit pas tout le temps à tenir le cap de son découpage (deux ou trois petites longueurs sont à regretter), Katsuya Tomita réussit surtout à façonner un point de vue universel, réunissant le constat objectif et la fiction romanesque dans un tout où une idée implique une sensation – et vice versa. D’ordinaire, on appellerait ça un grand film. Mais vu la facilité avec laquelle celui-ci continue de nous travailler à la sortie d’une projection qui aura finalement semblé presque trop courte, on parlera plutôt d’une véritable expérience subjective, à vivre et à méditer.
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