© Aramis Films
Une nuit reconstituée à Paris avec différents témoignages de sans-abri. Claus Drexel leur donne la parole et, sans qu’ils reviennent sur les raisons de leur statut de SDF, ces femmes et ces hommes racontent leur quotidien…
Nous sommes à Paris. Il fait nuit. Mais pour la Ville Lumière, même en pleine nuit, la cité reste lumineuse, ses bâtiments et son plafond nuageux est jaunâtre, comme doré. La capitale française est si belle, si riche d’un patrimoine si exceptionnel. Pourtant en 2014, à Paris (comme dans de nombreuses grandes villes de France et du monde, oserait-on dire « comme partout ailleurs ») se côtoient le luxe et la misère. Et à Paris, Le Louvre, Notre Dame, la Tour Eiffel sont au coude-à-coude avec quelques milliers de sans domicile fixe. Des femmes et des hommes qui vivent dans la rue. Dorment dans la rue. Certains à même le trottoir ou sur une bouche de métro, parfois sur un matelas sous un pont, d’autres dans une cabane de fortune, plus rarement dans un squat un peu meublé.
Claus Drexel est allé à leur rencontre. Il a posé sa caméra et a recueilli leurs témoignages. Il dresse le portrait de femmes et d’hommes qui sont « au bord du monde », comme le titre de son documentaire l’indique. Ils n’en sont pas totalement exclus. Ils n’en sont pas moins intégrés. Ils sont juste… à côté. À côté de la Seine, à côté du boulevard périphérique, à côté d’un musée, à côté d’un métro, à côté des gens et de la vie. Leur vie à eux a certainement basculé du jour au lendemain, et la voici dorénavant intimement liée à la rue, à la misère, à la peur, au froid, aux insomnies, au rejet. Comment cette réalité a-t-elle pu devenir si ordinaire et si banale aux yeux de la société ? Claus Drexel nous rappelle finalement que si nous vivons avec, c’est que nous l’acceptons. L’acceptons-nous ? Non bien entendu ! Mais que faisons-nous alors ? Drexel dresse le constat affolant de notre incapacité à pourvoir à tout un chacun un toit, un logement, ainsi que la difficulté à offrir à cette population un nouveau départ, une chance d’un jour meilleur.
C’est ainsi que des figures emblématiques nous sautent au visage. Celle de Victor Hugo pour commencer. L’auteur des Misérables et du poème Le Mendiant s’est battu contre les injustices sociales, en faveur des opprimés. Son âme plane pendant tout le film, notamment lors des nombreux plans sur Notre Dame de Paris, un de ses romans les plus célèbres. Plus proche de nous, deux personnalités sont directement citées par les sans domicile fixe : l’Abbé Pierre et Coluche. On ressent l’émotion les envahir quand ils parlent de ces deux grands hommes qui se sont occupés d’eux. Concrètement. Sincèrement. Mais qui aujourd’hui ne sont plus.
Coupés du monde, ils risquent de perdre peu à peu leur identité. On sent que Claus Drexel a tenu à témoigner de cet aspect. D’ailleurs, ces femmes et ces hommes ne sont pas nommés dans le documentaire. Ils sont presque invisibles aux yeux du public qui rechigne souvent à les aborder. « Venez à eux leur demander leur prénom », semble nous lancer Drexel. La perte de sa propre identité est peut-être l’une des pires choses qui peut arriver. C’est comme mourir à petit feu. Voyez cette femme qui a dû se séparer de ses photos de famille alors qu’elle les gardait jusqu’alors précieusement avec elle. Perdre son identité, c’est également tomber dans une certaine folie… Voyez cette autre femme au look insolite, assise à proximité de la tombe du Soldat inconnu (autre référence à l’anonymat), et qui formule des phrases incompréhensibles, sans aucune logique, comme prise d’une folie maladive au sens pathologique du terme, mais peut-être aussi au sens psychologique, la déraison permettant de décrocher d’une certaine réalité que l’on fuit, que l’on ne veut pas vivre.
Alors ces femmes et ces hommes cherchent réconfort et petits moments de joie que le réalisateur distille çà et là, leur rendant une part d’humanité. Ainsi, cet homme est si fier de nous parler de sa cabane qu’il a lui-même construite, de la visite de sa fille qu’il emmènera la prochaine fois au feu d’artifice du 14-juillet, des petits cadeaux qu’il reçoit de temps à autre et notamment pour Noël où il a eu droit à un tourteau et du champagne. Ainsi, cet autre homme qui cherche plus longuement ce qui pourrait bien être « son » moment de bonheur, avant de confier toute la joie qu’il a à enfiler des vêtements secs.
Des paroles fortes, des visages que l’on a du mal à oublier, des images qui ne laissent pas insensibles, "Au bord du monde" reste toutefois loin du misérabilisme propre à ce genre de documentaire. Il bénéficie en plus d’un magnifique travail sur la « mise en scène », l’étalonnage et le cadrage. Il éveille les consciences et s’ouvre aux autres, ces autres si loin et pourtant si proche de nous… vraiment tout à côté.
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