© Jour2fête
Dans la Prusse du XIXe siècle, le poète mélancolique Heinrich tente de convaincre successivement plusieurs femmes que leur amour trouvera son apogée dans un double suicide. Après de nombreux échecs avec sa cousine Marie, il se tourne vers une jeune bourgeoise, Henriette, admiratrice de son œuvre littéraire…
Inspiré du double suicide du poète Heinrich von Kleist (auteur de Michael Kohlhaas et de La Marquise d’O…) et d’Henriette Vogel en 1811, ce récit de l’Autrichienne Jessica Hausner (« Lourdes ») navigue entre film historique et comédie romantique, avec une intelligence et une tenue narrative sidérantes. La Prusse du début du XIXe siècle, époque romantique par excellence, offre à la réalisatrice un décor romanesque idéal pour dérouler la philosophie mélancolique de son poète. Stylisée à l’extrême (on n’est pas sans penser parfois à « Barry Lyndon », pour le soin extrême apporté par la réalisatrice à la construction de ses cadres et au positionnement de ses personnages dans l’espace), la géométrie pointilleuse des cadres confine les personnages dans leurs palais et leurs chambres jusqu’à risquer l’étouffement, et oppose, aux intérieurs surannés et asphyxiant, où l’on tente vainement de vivre, les décors naturels baignés de lumière et d’espoirs, où l’on fait du pied à la mort. Hausner force le trait du décor en tournant essentiellement en studio. La chambre d'Henriette et de son mari figure cette confrontation des espaces : les deux lits, séparés par une bougie, occupent chacun un côté du cadre, tirant les époux vers les extrêmes. Vogel, le mari, profite de cet apartheid spatial pour offrir à sa femme la liberté qu’elle semble appeler de ses vœux. Mais la porte de sortie qu’il lui accorde n’existe pas : dans un décor (historique) illusoire, toutes les portes sont en réalité des murs.
Statiques, voire inertes, les personnages sont limités à une certaine économie du mouvement. Les gestes s’effacent au profit des voix, les postures se figent et tendent à une immobilité parfaite, dans une volonté de statufication moins historique que littéraire (on pense parfois au cinéma de Wes Anderson). Ces protagonistes n’existent qu’à travers le prisme du pur récit. La direction d’acteurs privilégie une déclamation théâtrale des textes, attachés à reproduire la tonalité bourgeoise de l’époque. Le verbe surpasse toujours le geste. Lors d’une excursion à la campagne, Heinrich se querelle avec un ami de la famille Vogel ; la table du dîner est disposée de telle manière qu’Heinrich se trouve bloqué entre la table, le mur, Müller et Henriette ; pour pouvoir quitter le repas après son esclandre, il n’a d’autre choix que de bousculer légèrement la jeune femme avant de sortir du cadre. Ce mouvement disgracieux, cette gestuelle embarrassée d’Heinrich entérine sa maladresse constitutive et le renvoie à sa condition de parlant plutôt que d’agissant. Comédien qui ne trouve pas à s’exprimer sur la scène théâtrale, Heinrich se glisse vers les coulisses, plus propices à son art qui est celui de l’écriture, de la description secrète des mœurs et des émotions de son temps.
Le portrait que dresse Hausner du pseudo-Kleist est d’ailleurs celui d’un homme à qui rien ne réussit et qui se morfond dans une oisiveté confinant à la dépression. Son seul geste efficient reste celui d’appuyer sur une gâchette – et encore lui faut-il prévoir deux pistolets pour parer à un éventuel échec. Profondément marqué par son temps, Heinrich embrasse l’imaginaire romantique et l’attrait de celui-ci pour le suicide amoureux, popularisé par le Werther de Goethe – auteur avec lequel il est mis en compétition lors d’un souper chez la mère d’Henriette. Mais, malgré ses nombreuses tentatives mélancoliques, il ne parvient jamais à convaincre Henriette du bonheur qu’il y a à mourir à deux. Celle-ci ne consent au suicide que parce qu’elle est condamnée par la maladie, ce qu'Heinrich lui reproche avec une logique superbe : « Je veux me suicider parce que j’ai peur de la vie ; vous, vous le souhaitez parce que vous avez peur de la mort ». Elle ne veut pas mourir pour lui, elle veut mourir avec lui, mais en égoïste. Là, la réalité est modulée par Hausner qui fait de la maladie d’Henriette une affection psychologique – elle somatise par crainte du quotidien – de manière à renforcer le désintérêt de la jeune femme pour l’idéal romantique prôné par le poète. L’amour peut être fou, mais il reste que l’on est, et que l’on sera toujours, seul face à la mort.
Cinémas lyonnais
Cinémas du Rhône
Festivals lyonnais