Les films d’Andy Warhol ont la réputation d’être plus faits pour qu’on en parle que pour être regardés.
Prenons par exemple l'un de ses premiers films, "Sleep". Celui-ci dure huit heures, alors évidemment, il pourrait être facile de se marrer. Mais pourquoi huit heures ? Et puis de quoi parle le film ?
"Sleep" dure le temps d'une nuit “normale” de sommeil du poète John Giorno. Belle idée que de filmer le sommeil d’un poète. Jean Cocteau en avait déjà filmé les rêves, Warhol recule d’un pas et nous laisse les imaginer.
Vous allez me dire :
« Ouais, mais quel intérêt de filmer un mec qui dort ? Même quand Jeanne Dielman épluche des patates y’a plus d’enjeu dramatique ! »
Certes, sauf que quand Warhol filme "Sleep" nous sommes en 1963 et à cette époque tout l’entourage de l’artiste tourne aux amphétamines. Autant dire qu’autour de lui pratiquement plus personne ne dort !
Ainsi, Warhol filme "Sleep" parce qu’il est persuadé que le sommeil va disparaître et que plus personne ne dormira plus jamais. Et, comme lorsqu’il peint Marylin Monroe alors qu’elle est déjà morte, comme quand il peint Liz Taylor alors qu'on la dit gravement malade, il tourne "Sleep" avec une curiosité d'archéologue.
« Mais alors, c’est un documentaire ? Warhol pose sa caméra dans la chambre, et il s’en va ? »
Il serait un peu naïf de croire cela. De la même façon que sa peinture, faussement désinvolte et standardisée, fait réapparaître les canons de la renaissance (en termes de composition et de choix du sujet) à travers la séduction facile de l’image publicitaire, son cinéma en apparence “brut de décoffrage” et à la limite de l’amateurisme, relève lui aussi de l’artifice et de la reconstruction. Il n’y a en fait dans ce film “que” 4 heures de rushes (environ), lesquels ont été dupliqués et montés. Et par coquetterie ultime, le film n’est pas tourné en 24 images par seconde, mais en 18, perturbant immédiatement toute perception de l’écoulement du temps. Difficile de parler d'une simple captation du réel devant une telle sophistication.
Tous les films de la première période de Warhol relèvent de cette démarche : ce sont des films pensés avant d’être des films réalisés.
- Quelle est la plus grande star américaine ?
- L’Empire State building !
Et Warhol de filmer l'immeuble en plan fixe du lever au coucher du soleil.
- Qu’est-ce que le code Hays interdit au cinéma ?
- Les baisers en gros plan de plus de 30 secondes.
- Très bien ! On va faire un film qui sera uniquement composé d'une succession de baisers en gros plan (baisers hétérosexuels, homosexuels, interraciaux... Rappelons que ce film date de 1963 et que Kirk et Uhura ne s’embrasseront à la télé américaine qu’en 1968).
Warhol applique les idées de l'art conceptuel au cinéma. Et de nombreux films seront réalisés juste parce que leur idée était marrante (même si dans certains cas, le film aura été plus amusant à faire qu’à regarder !)
Côté distribution des rôles, Warhol filme souvent son entourage parce que celui-ci est digne d’être filmé. Que faire quand on vit entouré de belles héritières désœuvrées, de drag-queens charismatiques, de mannequins en vogue et de junkies spirituels ? La faune qui peuple la Factory (l’atelier new-yorkais d’Andy Warhol), c’est tout ça et plus encore. Warhol sait que ces gens se nourrissent de lumière, rien de plus facile alors pour lui que de les inviter à tourner dans ses films. Le résultat sera "Kitchen", les "Screen tests", "Nude Restaurant"… des centaines de films pratiquement sans scénario ni mise en scène, mais entièrement phagocytés par des Superstars dont la vie entière est un film.
A la collision de ces deux approches cinématographiques : un chef d'œuvre.
Warhol veut faire entrer tout le petit monde de la Factory dans un seul film. Il y parviendra en prenant comme scénario-prétexte la visite successive des chambres de l’hôtel Chelsea, où tous sont supposés habiter.
En 1966, il tourne donc avec Paul Morrissey « Chelsea Girls », son film le plus commercial.
Chacun aura droit à sa mini capsule, à son show personnel. Ondine, Mary Woronov, Nico, Ingrid Superstar, Gerard Malanga. Entre improvisations ou performances filmées, on parle de sexe, de drogue, de religion, d'art…
En outre, le film a été conçu pour être projeté sur deux écrans jumelés, avec deux images simultanées, certaines en noir et blanc, d’autres en couleur.
Les différentes bobines seront projetées dans un ordre aléatoire à chaque projection, et c'est le projectionniste qui choisit quelle bande son diffuser : celle de droite ou celle de gauche ? Un mélange des deux ?
On pourrait donc voir ce "film underground" des dizaines de fois sans jamais voir deux fois la même chose.
A sa sortie, "Chelsea Girls" provoque le scandale tant pour son contenu "choque-bourgeois" que pour son audace formelle. La police intervient, la censure aussi, ce qui ne fait d’ailleurs qu’augmenter la publicité autour du film, dont tout le monde parlera.
C’est normal : les films d’Andy Warhol sont plus faits pour qu’on en parle que pour être regardés.
Genesis P. Olenta
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