Avec plus de trente ans de carrière au compteur, l’hirsute Tim Burton a su développer son propre univers, macabre et surnaturel, entre onirisme et fantasme, lumière et noirceur, pour se créer une filmographie particulière, témoin de nombreuses de ses obsessions. L’année 2012 est certainement celle qui marque le plus son retour aux sources, avec son « Dark shadows », adaptation d’une série fantasmagorique, et « Frankenweenie », version longue de l’un de ses premiers courts-métrages. Si certains détracteurs lui reprochent d’avoir délaissé son univers pour tomber dans la routine d’un banal gothique, Tim Burton n’en demeure pas moins un grand conteur d’histoires, développant au fil de ses projets certains thèmes. Nous n’avons pas résisté au plaisir de revenir en détails sur l’œuvre du cinéaste.
Une vision fantastique et surnaturelle
Le premier élément qui caractérise le cinéma de Tim Burton est aussi le plus évident : le fantastique. Aucun de ses films ne possède pas une once de péripéties surnaturelles, d’évènements occultes qui viennent s’intégrer dans le récit. Cette obsession, le metteur en scène l’a toujours eue en lui ; de l’enfance, il a gardé en lui cette passion pour les monstres, et autres personnages hors du commun. En effet, si le petit garçon a toujours aimé passer des heures à dessiner, lui, c’est son feutre noir qu’il utilisait le plus souvent, pour créer des ambiances macabres aux différentes histoires qu’il racontait. Celles où les héros étaient des monstres, rejetés par la société, et à qui il aimait accorder de la compassion. L’univers dans lequel grandit Tim Burton explique aussi son amour pour le fantastique, passant le plus clair de son temps dans les salles obscures afin de découvrir et dévorer toutes les pépites qu’offrait ce cinéma de genre. Le garçon s’amuse alors à transposer ce qu’il voit à l’écran sur ses cahiers, et c’est toujours avec le même plaisir qu’il a ensuite continué à explorer cet univers. On retrouve ainsi dans plusieurs de ses métrages les personnages traditionnels du fantastique : les sorcières (« Sleepy Hollow », « Dark Shadows », « Big Fish ») et le loup-garou (« Big Fish »), le vampire (« Dark Shadows »), les morts-vivants (« Noces funèbres » et de « Pee Wee Big Aventure »), les fantômes (« Beetlejuice ») ou encore les aliens (« Mars Attacks »).
Néanmoins, le fantastique de Burton s’intègre dans le réel, les deux mondes se mélangeant pour ne former plus qu’un. Les époques se confondent pour permettre à Burton de lier enchantement et technologie. Le réalisateur aime ainsi jouer avec les codes d’une époque pour les exposer à un surnaturel ambiant. On pense évidemment à la chocolaterie de « Charlie et la chocolaterie » ou encore à la famille de « Dark Shadows ». Tim Burton se veut aussi l’héritier d’une tradition, d’un savoir-faire et d’un refus du conformisme, qu’il porte aux nues dans son biopic « Ed Wood ». Il y rend hommage à un réalisateur, souvent méprisé par ses pairs, mais qui savait jouir de beaucoup d’inventivité pour donner vie à ses histoires. Dans ce film, Burton parvient à magnifier le ridicule pour exalter sa vision du cinéma, un cinéma qui permet aussi de dénoncer les mécréances de notre société réelle par le biais d’un univers poétique et surnaturel.
Si Burton a réalisé plusieurs films hauts en couleur (« Charlie et la chocolaterie », « Pee Wee Big Aventure »), une noirceur profonde apparaît dans nombre de ses projets. Il doit en effet ses lettres de noblesse aux univers macabres qu’il a su engendrer, le tout dans un souci d’esthétisme accru. On pense alors à « Sweeney Todd », son adaptation ensanglantée de la comédie musicale, épique et intime, résolument pessimiste, à « Sleepy Hollow » et son univers embrumé, à l’allure qu’il a donné à Gotham City pour ses « Batman », ou encore à la terrifiante forêt d’ « Alice au pays des merveilles »
Un conteur d’histoire
Dans l’œuvre de Tim Burton, on retrouve souvent une approche manichéenne, un combat sans fin entre le bien et le mal. Il inscrit ses récits au cœur de contes, où des gentils aux qualités indéniables doivent combattre des méchants, des vrais, dont le cœur est depuis bien longtemps pétrifié. Cette dualité simpliste, le cinéaste la justifie comme le moyen pour révéler d’autres choses plus importantes, qu’on n’apercevrait pas dans des histoires plus complexes. Cependant, Tim Burton aime créer des liens entres les personnages ou les univers qu’il oppose. On peut ainsi citer le personnage de Lydia Deetz dans « Beetlejuice », relais entre le monde des vivants et celui des morts, ou plus explicitement le débarquement des morts dans l’univers des « Noces Funèbres » et l’arbre des morts de « Sleepy Hollow », point de passage vers les Enfers. Mais les antagonismes qu’il crée peuvent aussi être le moyen de desservir une cause plus grande ou de dessiner une critique en creux. On pense évidemment à l’opposition entre « Edward aux mains d’argent » et les autres résidents de la banlieue résidentielle, matière première qui permet à l’excentrique Tim Burton de dénoncer les exclusions sociales et le rejet de la différence, la peur qu’engendre la marginalité, malgré l’insolente gentillesse d’Edward.
On peut ainsi noter le contraste, dont aime se divertir Tim Burton, entre le réel et l’imaginaire, entre le rationalisme et l’acceptation du fantastique. On pense alors aux récits farfelus de « Big Fish », mais également au personnage d’Ichabod Crane, dont la rationalité, qu’il recherche éperdument en tant que scientifique accompli, dénote avec les croyances des habitants de la bourgade de « Sleepy Hollow ». Mais à regarder de plus près, la plupart des personnages de l’univers burtonien sont soumis à certains maux intérieurs, à une dualité entre leur personnalité et l’image qu’ils renvoient (« Edward aux mains d’argent » en est exemplaire, tout comme le portrait que fait Burton de Bruce Bayne/Batman dans ses deux réalisations), et à des évènements qui viendront chambouler leur croyance (« Sleepy Hollow », « Big Fish » par exemple).
Enfin, en tant qu’amoureux de l’image qu’il est, Burton va souvent créer des contrastes visuels pour mieux étayer son propos : le château d’ « Edward aux mains d’argent » ou celui de « Dark Shadows » et le reste de la ville, l’univers coloré de la chocolaterie et le gris terne des rues de « Charlie et la chocolaterie », la ville de Spectre et le reste du monde de « Big Fish » notamment.
La poésie burtonienne
S’il se dégage une telle magie des pellicules du metteur en scène, c’est en raison de son travail sur l’image. Une poésie incontestable apparaît de l’ambiance onirique que Burton développe au travers de ses réalisations. Ses décors aux perspectives surprenantes, aux lignes directrices brisées et déformées, tel qu’on pouvait les retrouver dans l’expressionisme allemand (courant qui a fortement influencé le cinéaste), naviguent entre rêve et réalité. Sa mise en scène va aussi être à l’origine de cette grâce qui éclot subitement, déconcertant le spectateur, notamment lorsque Mrs Lovett et Sweeney Todd décident de pique-niquer dans une atmosphère qui contraste avec la noirceur étouffante du reste du métrage. Tim Burton aime aussi capturer des corps virevoltants, se laissant porter dans des danses langoureuses ou surprenantes, comme cette parade du Joker dans « Batman » ou cette danse féérique de Winona Ryder sous les débris de glace que crée « Edward aux mains d’argent » en transformant son bloc de glace en sculpture. Son imagination est ainsi à l’origine de séquences enchantées, comme ce générique de « Charlie et la Chocolaterie » où la brume se dissipe pour nous plonger dans les rouages rêvés de la fonte de chocolats, jusqu’à l’expédition où le blanc de la neige rompt avec le rouge vif des camions de transport.
Un rapport à l’enfance exacerbé
Si le cinéma de Tim Burton est résolument macabre, il fait pourtant une part belle à l’enfance. Elle occupe en effet une place de prédilection dans la filmographie du cinéaste, notamment chez Pee Wee Herman, qui est resté bloqué à la case de l’enfance, ou à travers des personnages d’adolescentes, naïves, symboles d’une pureté encore intacte (« Alice au pays des merveilles ») ou en proie aux perversions de l’époque (Chloë Moretz dans « Dark Shadows »). Mais surtout, l’enfance est un moyen d’expliquer la condition des personnages, de mettre en lumière l’origine des troubles qui les hantent. On revoit encore le flash-back de « Batman » nous présentant le terrible meurtre des parents de Bruce Bayne. Plus largement, on remarque que la figure paternaliste s’est emparée de l’univers burtonien depuis quelques années. Si la relation entre un père et son fils est le cœur principal de l’intrigue de « Big Fish », on retrouve aussi une histoire de paternité dans d’autres projets, y compris parmi les plus anciens (la relation entre « Edward aux mains d’argent » et son créateur ), notamment pour dénoncer les défaillances et errances d’un père (élément qui trouve une résonnance toute particulière dans « Dark Shadows », avec cette scène où Roger Collins accepte de céder son fils en échange de quelques billets verts).
Mais plus que l’enfance en soi, Tim Burton aime s’emparer de l’univers qui accompagne généralement cette partie de l’existence. Le cirque et les fêtes foraines deviennent alors des lieux communs pour les protagonistes de ses métrages, symboles de l’expression d’une diversité et des liens qui unissent une famille. Toutefois, il aime jouer avec l’image positive des lieux pour mieux les pervertir, comme c’est le cas pour ce cirque transformé en refuge pour malfrats dans « Batman, le défi ». Néanmoins, ces endroits demeurent le symbole d’une société marginale, vivant selon ses propres règles et en harmonie parfaite, dans l’héritage d’une tradition ancestrale. Cette dimension semble être l’apparat qui sert à Burton pour insister sur la nécessité d’accepter l’autre (le cirque de « Big Fish » ou la troupe d’individus extraordinaires dont s’entoure « Ed Wood »).
Une critique de la société américaine
L’œuvre de Tim Burton est bien plus pamphlétaire qu’on pourrait le penser, peignant en creux dans plusieurs de ses métrages une critique de l’American Way of Life. C’est ainsi que la société organisée de Spectre dans « Big Fish », apparent Eldorado où la joie s’empare des citoyens en raison d’une vie saine et bien organisée, s’avère en réalité proche du cauchemar, permettant au cinéaste de dénigrer les règles de la société actuelle et le refus de la marginalité dont il fut lui-même victime. On pense aussi aux sourires de façade, aux maisons colorées empaquetées les unes à côté des autres, aux haies et verdures toutes identiques de la banlieue de « Edward aux mains d’argent » qui, tous les matins, s’adonne au même bal de voitures, dans une partition réglée au millimètre, ou encore à la critique de la famille new-yorkaise qui transparaît dans « Beetlejuice ». Le metteur en scène ne lésine pas sur la critique des Américains bien-pensants, ceux qui croient détenir la vérité absolue et s’enferment dans leur cliché. C’est donc en toute logique qu’au final, les habitants s’avèrent être bien plus monstrueux que les personnages marginaux qui sont venus rompre leur quotidien. Les maux de la société, le réalisateur les associe à la corruption judicaire comme trame de fond dans « Sweeney Todd », où le barbier bafoué va pouvoir se venger de ce monde, si moisi et putréfié par ce que les hommes en ont fait.
Néanmoins, c’est sur cette dernière caractéristique que les critiques sont les plus virulentes à l’égard de Tim Burton. Pour beaucoup, le metteur en scène aurait oublié cette partie de son cinéma pour se contenter de films grands publics, à l’univers certes très marqué, mais sans ambition critique. L’œuvre de Burton se constituerait désormais de films gothiques ou sombres, sans âme, tombant au final dans cette banalité qu’il a tant cherché à combattre. Evidemment, d’autres estiment que Tim Burton demeure le maître incontesté du fantastique. Mais son retour surprenant chez Disney, après des années d’incompréhension voire de conflits, semble être le signe d’une volonté d’assagissement de la part du cinéaste. Espérons qu’il saura mêler grand public et attraits plus larges que ceux financiers, ou alors il ne nous reste plus qu’à nous replonger dans ses œuvres passées…
Christophe Brange
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