Le 8 mai 2002, les spectateurs français découvraient sur leurs écrans un « petit » film de fantôme espagnol, produit par Pedro Almodóvar. Un mois plus tard, le 19 juin 2002, le second volet d’une saga vampirique à succès sortait dans nos salles, porté par le charisme de l’action star Wesley Snipes. Deux univers bien distincts, deux conceptions a priori incompatibles du genre fantastique… Mais qui, mis à part les spécialistes du genre, savait alors que derrière l’émouvante "L’Échine du diable" et le furieux "Blade II", se cachait une seule et même personne, dont la passion pour le fantastique et ses créatures irriguait à ce point ces deux œuvres ? Cette personne, c’était Guillermo Del Toro. L’homme qui aimait les monstres.
Les première années
On ne va pas vous raconter en détail la vie de Guillermo Del Toro, les éléments dévoilés par le cinéaste étant consultables un peu partout sur la toile. Tout juste se contentera-t-on de vous dire qu’il est né le 9 octobre 1964 à Guadalajara, au Mexique, qu’il fut élevé par sa grand-mère catholique, qu’il étudia le maquillage auprès du légendaire Dick Smith ("L’Exorciste"), qu’il est un ami intime des cinéastes Alfonso Cuarón ("Les Fils de l’homme", "Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban") et Alejandro González Iñárritu ("Babel", "Biutiful"), avec qui il collabore régulièrement, et qu’il vit à Los Angeles avec sa femme et ses deux filles.
Voilà pour l’intime. Sa carrière de réalisateur, elle, débute au Mexique au début des années 90, où après deux courts-métrages aujourd’hui invisibles, il se lance dans la production de son premier long, le méconnu "Cronos". Une vision originale du mythe vampirique, que Del Toro propose entre classicisme évident (la soif de sang, l’immortalité) et modernisme bienvenue (c’est un dispositif mécanique qui transmet le vampirisme), enrobant le tout d’une élégance formelle amenée à se perfectionner avec le temps. Les défauts d’un premier film sont bien présents (notamment dans la gestion du rythme et de certaines intrigues secondaires), mais l’univers du cinéaste se dévoile par petite touche : fascination pour les mécanismes et les engrenages, absence totale de cynisme quant aux éléments fantastiques, récit vu par les yeux d’un enfant… Guillermo Del Toro y fait même la rencontre de celui qui deviendra son acteur fétiche et son véritable alter-ego, l’excellent Ron Perlman, échappé de l’univers de Jean-Jacques Annaud. Un coup d’essai, et presque un coup de maître, que le cinéaste se doit de transformer.
Le succès d’estime (principalement critique) de "Cronos" permet à Del Toro d’être approché par des producteurs américains, qui lui proposent la mise en scène d’un scénario traînant dans les tiroirs de Dimension Films (filiale de Miramax, la boîte des terribles frères Weinstein), et adapté d’une nouvelle horrifique de Donald A. Wollheim. Intitulé "Mimic", le script de Matthew Robbins (réécrit officieusement par Steven Soderbergh et John Sayles) correspond parfaitement à l’univers encore en création du jeune cinéaste mexicain. Par son mélange d’épouvante scientifique, de drame urbain et de film de monstres, "Mimic" peut se targuer de bénéficier du talent de Del Toro pour la représentation graphique de ses créatures, sa direction d’acteurs évitant tout ridicule et sa science de l’imagerie gothique.
Las, malgré quelques séquences incroyables dans lesquelles le cinéaste filme amoureusement ses insectes géants, le résultat pâtit d’un montage bâclé et d’une narration peu intéressante. La faute à l’ingérence constante des producteurs lors du tournage ? On peut le croire, en effet, les Weinstein n’en étant ni à leur première ni à leur dernière interférence sur un projet. Amer quant au résultat final, Del Toro reviendra sur ce second film quelques années plus tard, sortant en vidéo un director’s cut un peu plus fluide et mieux construit. Déçu par cette expérience, le cinéaste éprouve alors le besoin de se ressourcer, de se reconstruire. Et rien de tel qu’un projet personnel pour ça.
Dr Guillermo & Mr Del Toro
2002. L’année Del Toro. L’année de la reconnaissance publique et critique. L’année de tous les défis. Embauché par la New Line, sur les conseils du scénariste David Goyer et de l’acteur Wesley Snipes, pour mettre en scène les nouvelles aventures du tueur de vampire Blade, Del Toro parvient à convaincre ses producteurs de mettre le projet en attente, le temps qu’il réalise ce qui lui tient vraiment à cœur et qu’il tient à tourner en indépendance totale, en Espagne, loin d’Hollywood et de son industrie.
Mûri durant de longues années, et en grande partie autobiographique, le somptueux "L’Échine du diable" dresse le portrait d’une communauté isolée durant la Guerre civile espagnole. Le film mêle les genres avec virtuosité, passant du drame fantastique à l’horreur enfantine, et projette sur la toile des trésors d’imagerie gothique et d’émotion pure, créant par là même l’une des plus belles figures de fantôme jamais vues. Convoquant des influences aussi diverses que le cinéma de Mario Bava ("Opération peur"), de Luis Buñuel ("Los Olvidados") ou de Louis Malle ("Au revoir les enfants"), Del Toro fait acte d’auteur, déclarant son amour total des créatures monstrueuses et sa foi absolue dans le cinéma fantastique, tout en s’affirmant comme un conteur hors-pair, pour qui les personnages et l’intrigue sont ce qui compte le plus. Une profession de foi, peuplée de personnages brisés physiquement et mentalement, qui lui permet d’exorciser certains démons personnels (son enfance dans une institution jésuite, la mort de son oncle, l’enlèvement de son père…) et de retrouver une « virginité » cinématographique, alors que la critique et les spectateurs découvrent médusés l’éclosion d’un cinéaste en passe de devenir l’un des plus grands.
Autant dire que lorsque le totalement déjanté "Blade II" est balancé sur les écrans, l’incompréhension est grande. Comment le réalisateur de ce bijou de narration et d’émotion qu’est "L’Échine du diable" peut-il être le même que celui de ce film d’action gore et hystérique, remplit jusqu’à ras bord de plans iconiques, de mouvements de caméra virtuoses et de séquences de bastons plus jouissives les une que les autres ? Pourtant, à bien y regarder de plus près, c’est bien la même passion, la même envie, qui irrigue les deux films.
Reprenant l’intrigue là où l’avait laissé le premier volet, "Blade II", en tout point supérieur à l’original, montre une autre facette du cinéaste : celle d’un dévoreur de tout ce que la culture populaire a pu produire de plus incroyable, et qui profite d’une commande pour expérimenter comme un furieux et livrer cet hallucinant melting pot d’influences contrariées (les illustrations de Frank Frazetta, les animés de Yoshiaki Kawajiri, les BDs de Jodorowsky, les comics books de Jack Kirby, les films de catch mexicains, on en passe et des meilleurs !), qui culminera dans une scène de combat ultime tenant alors du jamais vu. Une sorte de décrassage profondément osé, tant dans sa violence délirante, son « iconisation » extrême du personnage principal (Wesley Snipes au meilleur de lui-même) et son rythme effréné de bulldozer sensitif et émotionnel.
Les succès de "L’Échine du diable" et de "Blade II" propulsent Guillermo Del Toro sur le devant de la scène du cinéma fantastique et le sacrent nouveau héraut du genre. Il est donc temps pour le cinéaste de s’atteler à la suite de son œuvre. Et notamment de donner vie à un gentil diable rouge…
La monstrueuse parade
Durant le tournage éprouvant de "Mimic", l’un des rares moments de joie de Del Toro est lorsqu’il dévore les numéros de Hellboy, du dessinateur-scénariste Mike Mignola. Il n’en faudra pas plus pour que le cinéaste commence rapidement à en développer une adaptation. Offrant à l’habitué Ron Perlman le rôle-titre (une première pour l’acteur), "Hellboy" marque un premier aboutissement dans la carrière de son réalisateur, le film se doublant d’un authentique film d’auteur et d’un blockbuster pétaradant.
Fidèle à la bande dessinée de Mignola, Del Toro parvient à irriguer le film de ses propres obsessions : pour les insectes, les mécanismes horlogers, l’imagerie gothique ou le fantastique « lovecraftien » (sublime et terrifiante vision que celle de L’Ogdru Jahad, divinité cosmique emprisonnée dans l’espace), sans pour autant négliger les bastons homériques entre le garçon de l’enfer et des monstres bien craignos. Romantique, chevaleresque, monstrueux et pourtant si humain dans ses défauts, Hellboy devient à l’écran l’alter ego fictif du cinéaste, et s’impose comme l’un des plus beaux personnages de « héros », au sens le plus noble du terme.
La réussite artistique est donc totale, mais le film n’est qu’un demi-succès. Peu importe, finalement, pour Guillermo Del Toro qui préfère repousser l’inévitable séquelle et retourner en Espagne y livrer un autre « petit » film hanté par les fantômes de la Guerre civile. Seulement, le cinéaste n’est plus tout à fait le même qu’à l’époque de "L’Échine du diable", et son imaginaire est désormais tourné vers la fantasy et la mythologie. En résulte donc un conte sombre et féerique à la fois, dans lequel les monstres, une fois n’est pas coutume, ne sont pas forcément ceux que l’on croit.
Avec ses créatures enchantées et cauchemardesques, chacune personnifiant un trait d’esprit de la jeune héroïne ou de sa Némésis infernale (Sergi Lopez dans un terrifiant numéro de capitaine franquiste), "Le Labyrinthe de Pan" célèbre l’imaginaire comme seule échappatoire à l’horreur de la guerre, tout en se permettant quelques envolées lyriques héritées d’un Miyazaki et en ne négligeant jamais les aspects les plus « réalistes » de son récit (la guerre et ses exactions…). Un travail d’équilibriste constant qui trouvera sa pleine puissance dans un final doux-amer, beau et triste à la fois.
Une nouvelle fois, la réussite est totale, et le film manque de peu de décrocher un prix au Festival de Cannes de 2006 (mais remporte trois Oscars). Toujours enclin à alterner « petits » et « gros » films, Del Toro retrouve son Hellboy favori, et se décide à l’emmener vers de nouveaux horizons. Toujours aussi attaché au personnage (certaines scènes sont totalement autobiographiques, notamment la beuverie nostalgique entre le héros et son meilleur pote), le cinéaste met de côté les fondamentaux du comics et du premier film, et porte son intrigue vers une surenchère de créatures féeriques et d’influences variées.
Produite par Universal (qui a récupéré le personnage pour l’inclure dans son catalogue de monstres célèbres), "Hellboy II : Les légions d’or maudites" surpasse l’original. Il est plus épique, plus drôle, plus bourrin, plus intimiste, bref, plus complet. Un brassage d’éléments épars issus de toutes les strates de la culture populaire, que Del Toro met en scène avec une virtuosité, une générosité et une sincérité sans commune mesure dans le cinéma contemporain. Comme une Madeleine de Proust cinématographique, porteuse de sens et de spectacle, que ses dernières scènes annoncent comme une « simple » étape avant un troisième opus forcément apocalyptique.
En route pour le futur
Le méga-blockbuster "Pacific Rim" marque le retour au cinéma de Del Toro, après cinq ans de déconvenues diverses et variées. Embauché par Peter Jackson et son équipe pour écrire et réalisé la future trilogie du "Hobbit", le cinéaste mexicain abandonne à regret le projet, et tente alors de lancer son adaptation de la nouvelle de Lovecraft, Les Montagnes hallucinées. Produit par James Cameron et interprété par Tom Cruise, le projet est finalement annulé par Universal, frileuse à l’idée d’investir 150 millions de dollars dans un film d’horreur réservé aux adultes. Beaucoup aurait pu se laisser abattre par l’enchaînement de ces deux échecs, mais loin de se laisser aller, Guillermo Del Toro rebondit rapidement et se lance donc dans "Pacific Rim", fantasme de geek ultime mêlant robots géants et monstres titanesques.
La suite, elle, ne devrait pas trop se faire attendre. Du succès éventuel de "Pacific Rim" dépendront les deux arlésiennes du cinéaste : le troisième (et dernier) épisode de la saga "Hellboy" et ces "Montagnes hallucinées" qui lui sont si importantes. En attendant, Del Toro s’apprête à mettre en scène la ghost-story "Crimson Peak" et travaille sur des personnages de DC Comics ainsi que sur une nouvelle version de Frankenstein. Une multitude de projets qu’on espère découvrir très rapidement, tant le cinéaste semble avoir d’histoires (de monstres) à nous raconter…
Frédéric Wullschleger
Cinémas lyonnais
Cinémas du Rhône
Festivals lyonnais