En l’espace de quinze ans et neuf films, le réalisateur Christopher Nolan s’est forgé la réputation d’être un des cinéastes les plus talentueux d’Hollywood. Les trois premiers l’ont fait découvrir aux cinéphiles avertis, puis deux films fantastiques (« Le Prestige » et « Inception ») et bien sûr la saga des Batman, malgré un 3e volet en deçà des attentes, lui ont permis d’acquérir une renommée internationale et accessoirement fait le bonheur de la Warner qui a engrangé plusieurs milliards de dollars grâce à ce cinéaste de génie. La sortie de son neuvième film, « Interstellar », un film de science-fiction, est l’occasion de revenir sur cette recette Nolan, qui allie à la perfection blockbuster grand public et vision d’auteur.
AVERTISSEMENT : cet article dévoile des moments clés des films « Following », « Memento », « Le Prestige », « The Dark Knight » et « Inception ».
Oui, depuis l’arrivée du réalisateur anglais chez les studios américains, via son deuxième film « Memento », Christopher Nolan a réussi à chacune de ses tentatives à proposer des scénarios solides, ne laissant de côté aucune conséquence suite aux décisions de ses personnages, et même si plusieurs interprétations sont souvent possibles, aucune question n’est laissée sans réponse au spectateur. Ses œuvres s’apparentent à des puzzles qu’il appartient à l’audience d’assembler et jamais aucune pièce ne manque dans la boîte !
Le sens du détail de la perfection narrative dans un univers résolument noir
« Inception » en est un parfait exemple : grâce à une sélection de scènes se concentrant sur l’essentiel, des ellipses parfaitement placées et un jeu de questions/réponses de la part des personnages, Nolan parvient à expliquer un univers complexe avec une limpidité déconcertante tout en narrant l’histoire tortueuse et torturée d’hold-up mental. Monté à l’envers, « Memento » est lui aussi un casse-tête narratif, véritable exercice pour les méninges des spectateurs qui s’efforceront constamment de remettre les séquences à l’endroit. Dès lors le potentiel de re-visionnage est impressionnant et le statut culte de ces films autant auprès des cinéphiles que du grand public est instantané.
En fait, le cas Nolan est tout à fait exceptionnel dans le microcosme Hollywoodien. Alors que de nombreux réalisateurs étrangers de talent sont contraints à subir la pression des studios pour des projets ou des sujets pas assez grands publics, Nolan, avec seulement trois films au compteur, a toujours réussi imposer l’aspect tragique prononcé de ses productions à la Warner. Mandaté par le studio, il livre une version de Batman ancrée dans un univers réaliste et résolument noir contrastant drastiquement avec la saga précédente aux épisodes beaucoup plus fantaisistes (épisodes de Tim Burton) et grotesques (épisodes de Joel Schumacher). Déjà reconnu comme un cinéaste rentable grâce à ses trois précédents films, « Batman Begins » coûte 194 millions de dollars et en rapporte quasiment le double au box-office mondial. Mais c’est la suite, « The Dark knight » qui présente une noirceur peu commune pour un blockbuster de ce calibre. Pourtant, l’aspect résolument tragique de l’histoire, digne des plus grandes tragédies grecques, s’achevant sur une fin rédemptrice et nihiliste, n’effraie pas les spectateurs, au contraire. Le film s’inscrit dans les records en engrangeant 155 millions de dollars en un week-end et rapporte presque six fois plus que son coût de production.
Christopher Nolan est alors le réalisateur du moment et ouvre la voie aux blockbusters à neuf chiffres, intelligents. Ce succès planétaire lui permet de confortablement débuter la production d’un projet d’envergure, vieux de dix ans, « Inception », lui aussi, profondément tourmenté et qui plus est, tortueux, qui récolte plus de six fois son coût de production. Vient enfin « The Dark knight rises » qui détone par rapport aux deux premiers volets. Le scénario de Jonathan Nolan associé à David S. Goyer, habituellement concis et sans concession, multiplie ici les incohérences et termine la saga sur un happy-end complétement incongru pour une trilogie qui avait placé la tragédie au cœur de l'œuvre. Malgré quelques fans déçus, le film est une nouvelle fois un carton qui rapporte plus de quatre fois le coût de la production.
Si ses films attirent autant les foules, c’est certainement parce que le réalisateur anglais y inclue des thèmes récurrents qui pimentent ses récits en plus de leurs parfaites maîtrises narratives. Ainsi, on retrouve régulièrement, des personnages solitaires (Bill dans « Following », le détective Dormer d’« Insomnia », Cobb d’« Inception »), la psychologie tourmentée, souvent par la perte d’un être cher comme une femme (celle de Leonard Shelby de « Memento », celle d’Angier dans « Le Prestige », l’amour secret de Bruce Wayne dans « The Dark knight » et la femme de Cobb d’« Inception »), de parents (Bruce Wayne dans « Batman Begins ») ou d’un coéquipier (celui du détective Dormer d’« Insomnia »). Ces protagonistes sont bien souvent soit en conflit avec d’autres personnages, le détective Dormer contre le tueur de Kay Connell, Angier contre Borgen, Batman contre le Joker ou Bane, soit en combat contre leurs propres démons comme Dom Cobb, Batman et Leonard Shelby.
Manigances, manipulations et rivalités
En perpétuelles rivalités, les héros des films de Nolan n’hésitent pas à se manipuler. En sus, ceux-ci sont également parfois victimes de leur destin et leur entourage tente bien d’en tirer avantage. Dans « Following », Bill finit par être la victime d’une machination dont son prétendu ami Cobb et sa femme sont à l’origine tout comme Leonard Shelby de « Memento » qui, en proie à ses pertes de mémoires et obnubilé par la vengeance de la mort de sa femme, se fait manipuler pour assassiner des individus complètement étrangers à la mort de sa bien-aimée. Les alliés d’un jour deviennent ainsi les pires ennemis le lendemain. Trahisons et manipulations sont légions. Le détective Will Dormer d’« Insomnia » se fait chanter par le meurtrier de Kay Connell qui l’a vu accidentellement tuer son coéquipier dans une chasse à l’homme en pleine brume. Dans une sublime séquence de « The Dark knight », Christopher Nolan livre un incroyable retournement de rapport de force entre le Joker et Batman. Après un passage à tabac, le Joker accepte de livrer les informations sur les localisations de deux otages, Rachel, son amour d’enfance, et le procureur Harvey Dent. Il inverse cependant les lieux de détentions provoquant un drame assez ironique puisque c’est directement la conséquence de la tentation de Batman de céder à la violence qui plonge le désarroi le plus profond. De même, après des années de rivalités dont les femmes de Borden et d’Angier ont été les victimes, on apprend l’incroyable sens du sacrifice dont a fait preuve Borden pour conserver le truc de son tour principal.
Coécrits avec l’excellente plume de son frère, Jonathan Nolan, « Memento », « Le Prestige » et « The Dark knight » sont sans aucun doute les trois œuvres aux portées dramatiques et aux symboliques les plus fortes dans la filmographie de ce réalisateur de génie. C’est avec son frère qu’il nous livre les œuvres où le sens du sacrifice est le plus présent (Borden et son frère, Batman face au symbole du procureur Harvey Dent et Leonard Shelby vouant sa vie à sa perpétuelle vengeance). L’écriture des protagonistes tout comme celle des personnages secondaires excelle dans le portrait de leurs motivations et de leurs tourments. Ce sont tous ces ingrédients, en plus d’un sens aigu de la narration et du spectacle, qui contribuent sans nul doute à embraser les foules et emporter l’adhésion malgré quelques finals parfois dramatiques ou en demi-teinte. Pour preuve, même si son intrigue est bien plus simple que Nolan tente de nous le faire croire, son penchant pour les machinations envers ses protagonistes, que nombre de fans ont développé les théories les plus machiavéliques sur les « inceptions » qu’a pu subir Cobb à son insu.
La perception au cœur de la question
Une autre passionnante composante du cinéma de Christopher Nolan demeure la question de la perception de la réalité. Le discernement entre réalité et irréel, la vérité du mensonge, est central dans l’œuvre du cinéaste. Beaucoup de théories évoquées pour « Inception » se concentrent à tenter de démêler le rêve de la réalité réellement vécue par Cobb. C’est également bien souvent la question centrale pour le personnage principal.
Dans l’univers des magiciens rivaux de « Le Prestige », l’enjeu est de trouver le secret du tour de chacun. Discerner où est le truc, où commence et où s’arrête la performance sont les objectifs du Professeur et du Grand Danton lorsqu’ils viennent assister aux représentations de leurs rivaux. Le spectateur est lui aussi dans la même position puisque pendant deux bons tiers du film, il tente de trouver le secret des deux magiciens qui opèrent le même tour : « l’homme transporté ».
Dans « Memento », alors que le travail de Leonard Shelby consistait à discerner le vrai du mensonge lorsqu’il était expert en assurance, il se sert à présent des techniques apprises pour se protéger des manipulateurs. Là encore, faire la différence entre menteurs et personnages honnêtes est aussi un processus opéré par le spectateur qui, lui dispose de plus d’informations que Leonard et son handicap.
Dans une moindre mesure, « Insomnia », « Batman Begins » et « The Dark knight » évoquent dans certaines séquences l’altération de la perception. En effet, le détective Dormer, à force de manque de sommeil, est en proie à la vision de son défunt coéquipier dans la forêt, ou croit percuter un camion de plein fouet sur la route. Dans « Batman Begins », c’est le poison de l’épouvantail qui provoque des hallucinations, tandis que le Joker pense à un vil stratagème afin de confondre bandits et otages dans un immeuble aux baies vitrés dans le deuxième volet de la saga.
Quand la forme sublime le fond
Mais tous ces thèmes ne généreraient pas autant d’entrées s’ils n’étaient pas mis en forme de manière à les sublimer. Dans toutes ses productions, Christopher Nolan s’est distingué des ses réalisateurs hollywoodiens contemporains en préférant les effets visuels mécaniques aux fonds verts et autres CGI (Computer Generated Imagery). Ce choix confère un aspect beaucoup plus réaliste et spectaculaire que les films à grands renforts d’effets spéciaux digitaux facilement décelables à l’œil. Là encore, « Inception » et « The Dark knight » sont les parfaits exemples de cette maîtrise, et même si Christopher Nolan ne sera probablement jamais un grand réalisateur sur le plan formel – il n’est ni John Woo, ni Brian de Palma - et qu’il a parfois du mal à rendre lisible certaines scènes d’action démesurées qu’il imagine, son ambition visuelle renverse bien souvent tout sur son passage.
Il sait que sa plus grande force ne réside pas dans la démonstration d’effets de styles bien sentis mais dans sa capacité à transcender ses récits au moyen d’une narration parvenant fréquemment à sublimer le fond et à leur conférer une dimension quasi-biblique (cf. la notion de sacrifice et de conséquences de ses actes, très présente dans la filmographie de Nolan). Trois films sont particulièrement révélateurs de cette habilité à faire vivre au spectateur le sujet de ses œuvres : « Le Prestige », « Memento » et « Inception ».
Les premières phrases du film « Le Prestige » prononcées par Cutter nous apprennent les fondamentaux d’un tour de magie et à l’issue du long métrage, on se rendra compte que Christopher Nolan nous dévoilait dès les premières minutes, toute l’armature scénaristique de son film. Une promesse : Augier s’est fait abattre par Borden, puisque l’une des séquences du début du film nous dévoile une cour en train de juger Borden pour le meurtre de son rival Augier pendant l’exécution de son tour « L’homme transporté ». Le tour, quant à lui, qui se veut être réalisé avec une indispensable mise en scène qui conduit le spectateur à remettre en question ses incertitudes, est la quasi-intégralité du film où l’on trouve les deux magiciens disparaissant pour un même tour mais également, le moment où Borden assiste impuissant à la noyade d’Augier lors de l’exécution de son plus grand tour de magie. Grâce à nombre d’ellipses bien senties et habilement disséminées, le réalisateur nous offre une magistrale démonstration de son savoir-faire de prestidigitateur de la narration avant de nous dévoiler son Prestige, la réapparition d’Augier, que nous croyions tous mort, tout en nous révélant les inimaginables secrets des deux rivaux. Là réside toute la magie du cinéma pour Nolan et c’est cette fusion du propos à la forme qui fait de « Le Prestige » une réussite des plus formelles.
Le personnage principal de « Memento » est atteint d’une malade qui affecte sa mémoire à court terme. Tout ce qui lui est arrivé depuis son accident, il ne parvient à le mémoriser que deux minutes. Afin de mettre le spectateur dans une posture similaire, Nolan utilise un procédé très ingénieux. Distinguer la mémoire court-terme, montrée en couleur (ce qui lui arrive au moment présent), de la mémoire long-terme, diffusée en noir et blanc, (souvenir, anecdotes…) et monter à l’envers la mémoire à court terme tandis que l’histoire bi-chromique est racontée de manière chronologique. Ainsi, le spectateur se retrouve rapidement dans le même état que celui du protagoniste, ne sachant jamais ce qui vient de se passer la minute avant la séquence à l’écran. Mais a contrario de Leonard, il sait en revanche ce qui se passe ensuite et cela lui permet de recoller les pièces avant de découvrir l’infâme cercle vicieux dans lequel est enfermé Leonard. « Memento », le film puzzle par excellence.
Une « Inception » est une idée ou une certitude, pouvant s’avérer inexacte, qui est plantée dans le subconscient d’un individu, à son insu. Malgré un récit limpide tout du long et alors que tout laisser supposer que la réalité était telle qu’elle avait été narrée, Christopher Nolan réussit, grâce à une séquence finale subtilement coupée, à brouiller l’esprit de son audience et à lui insuffler l’idée qu’un autre niveau de rêve se serait glissé dans le film. « L’inception » est brillamment opérée, le public s’est fait berné par le véritable maître des rêves, Christopher Nolan.
Après un troisième volet en demi-teinte d'une trilogie extrêmement prometteuse, on espère tous qu’avec « Interstellar », Christopher Nolan saura garder le cap et continuer à nous offrir des blockbusters aussi divertissants qu’intelligents. L'adaptation de comics de super-héros, de l'univers DC Comics tout du moins, semble écartée de ses futurs projets selon une récente déclaration faite au magazine Coming Soon. L'an dernier, il a réitéré son intérêt pour s'approprier l'univers de la juteuse franchise des James Bond. Lorsque l’on constate le potentiel de la série pour s’insérer dans la filmographie du réalisateur, il y a de quoi donner envie de le voir hériter du projet.
Alexandre Romanazzi
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