D’acteur de théâtre au réalisateur perfectionniste qu’on connaît aujourd’hui, retour sur la genèse d’un homme pour qui faire du cinéma c’est aimer pleinement un projet, afin d’offrir aux spectateurs le plus bel objet qui soit.
Cinéaste autodidacte qui attendra quarante ans pour pouvoir exprimer en images son amour du cinéma à travers un premier film, « La Faute à Voltaire » réalisé au tout début de notre jeune siècle, Abdellatif Kechiche est devenu en cinq films indispensables, le nouveau chef de file du cinéma français.
De sa conception novatrice d’une mise en scène qui tente d’outrepasser les contraintes techniques (ce qui se fait aussi bien lors du tournage - il filme infatigablement pour pousser les acteurs dans une transe d’où surgit la vérité - qu’au montage qui peut durer plusieurs mois) à son incapacité à s’intégrer au système français de production, le réalisateur franco-tunisien s’est forgé une image d’homme atypique qui irrite et crée parfois la polémique tout en provoquant l’admiration d’une critique fréquemment unanime et dithyrambique.
Cinéaste de la parole mais aussi du regard (le sien), Kechiche, que l’on compare volontiers aux cinéastes réalistes et naturalistes (Maurice Pialat, Jean Renoir mais aussi Jacques Rozier ou Eric Rohmer) livre au public des films épuisants mais le plus souvent populaires, au fond social flagrant (il s’intéresse toujours aux exclus pour tenter de modifier le regard du public envers les minorités).
Cependant, les vrais sujets de ses métrages sont les personnages eux-mêmes qu’il filme inlassablement avec un désir farouche de les faire aimer du spectateur. Pour la sortie de « La Vie d’Adèle », film « palmé » lors du dernier Festival de Cannes, Abus de Ciné à décider de revenir sur l’itinéraire de ce créateur unique, toujours en proie au doute et rarement satisfait.
De l’enfance et le goût du verbe…
Pour bien comprendre ses convictions de mise en scène, il est nécessaire de puiser dans les racines du réalisateur. Né dans la Médina de Tunis en décembre 1960, Abdellatif Kechiche a traversé, à l’âge de six ans, la Méditerranée en famille pour aller rejoindre Nice et son père, peintre en bâtiment dans le quartier des Moulins.
Très tôt, il développe une passion pour l’écriture, le théâtre mais aussi le cinéma, dévore les livres à travers les emprunts hebdomadaires du Bibliobus de sa cité, voit et revoit les films en s’abonnant à la cinémathèque de Nice puis en fréquentant le plus vieux cinéma de la ville où il découvre l’œuvre de cinéastes tels que Pier Paolo Pasolini, Maurice Pialat, Vittorio De Sica ou Claude Sautet.
Il rate son bac, s’inscrit à un BTS de géomètre qu’il abandonnera vite, préférant l’écriture que ce soit sous forme de nouvelles, de poésies, de scénarios, bouillonnant déjà de l’énergie qui épuisera plus tard ses collaborateurs.
Dans l’option d’être acteur, il passe le concours du conservatoire d’Antibes et sera reçu en jouant du Jean Anouilh et du Marivaux. Le directeur du Théâtre de Nice, Jean-Pierre Thamin le remarque et, séduit par l’interprétation du jeune comédien, le met en scène entre 1979 et 1985 dans diverses pièces signées Eduardo Manet, Paul Claudel et Jean-Paul Aron que cela soit dans son propre théâtre ou celui de l’Odéon à Paris.
… à la vision personnelle de la mise en scène
Kechiche, qui se fait alors appeler Abdel, signe même une mise en scène d’une pièce d’Arrabal, « L’Architecte et l’empereur d’Assyrie », qu’il jouera au festival off d’Avignon en 1981. On y perçoit déjà un certain goût pour la crudité - née d’une éducation sans tabou – ainsi que cet engagement total et absolu qui est le sien et qu’il demande aux autres comédiens pour aboutir à cette fameuse transe collective dont il recherche à capter, aujourd’hui, les traces au cinéma.
Jean-Pierre Thamin le présente également au directeur de casting Claude Wolf ce qui permettra à Kechiche de tenir, en 1984, son premier rôle sur grand écran dans « Le Thé à la menthe » d’Abdelkrim Bahloul où il incarne un immigré sans le sou qui tente de s’en sortir par divers moyens. Sa carrière de comédien est alors prometteuse et il joue notamment un homosexuel qui tente de séduire Jean-Claude Brialy dans « Les Innocents » d’André Téchiné en 1987 et un gigolo dans « Bezness » de Nouri Bouzid en 1991.
De ces expériences d’acteur, il retiendra tout ce qui l’empêchait d’être à son aise sur un plateau au niveau de l’organisation d’un tournage et qu’il évitera lors de ses propres réalisations : machinerie trop lourde, durées des prises de vue trop courtes pour s’abandonner devant l’objectif, mises en place, marquages aux sols, rails déstabilisants… Ses certitudes de metteur en scène (qui lui pose aujourd’hui problème avec certains techniciens peu habitués à sa méthode) sont donc nées durant cette période où sa carrière d’acteur n’arrivera pas à décoller vraiment.
Premiers claps
Fort de cette vision personnelle de ce que doit être un tournage, Kechiche récupère son véritable prénom (Abdellatif et non plus son diminutif Abdel) et décide de proposer plusieurs de ses scénarios afin de devenir cinéaste. Bien qu’il ait du mal à comprendre la façon de travailler de son poulain, Jean-François Lepetit est le premier à miser sur le talent de metteur en scène du réalisateur qui, pour ses débuts derrière la caméra porte à l’écran le récit d’un jeune immigré tunisien qui se fait passer pour un Algérien afin de jouer sur la culpabilité française et obtenir des papiers.
Estime critique mais accueil public décevant, le film réunissant Sami Bouajila, Aure Atika et Elodie Bouchez intègre déjà quelques spécificités qui seront vérifiées avec les films suivants de l’auteur : film d’une durée de plus de deux heures aux connotations sociales s’intéressant aux gens fragiles (immigrés donc mais aussi nymphomanes, jeunes mères célibataires…), aux exclus, une certaine impulsivité et une part d’instinct présentes dans la manière de filmer et de monter les choses, une durée des scènes inégale et imprécise, une intensité des scènes d’amour physique avec une façon très personnelle de filmer les corps, une attention portée à tous les personnages, même les plus secondaires…
Faute d’un public satisfaisant, Kechiche se console en obtenant en 2000 le Lion d’Or de la Première Œuvre (ainsi que le Prix de la Jeunesse) à la Mostra de Venise. Largement de quoi prendre confiance en soi pour continuer la réalisation.
Consécration aux César
Pourtant, une anecdote prétend que cet accueil tiède aurait eu, un temps très court, raison de l’envie impérieuse de cinéma du réalisateur qui aurait pensé à se reconvertir dans la production fromagère à Tunis. Heureusement, sa rencontre avec le producteur Jacques Ouaniche en décidera autrement.
Monté sans véritable aide financière (probablement parce que ses protagonistes sont des jeunes de banlieue et qu’en 2003 le projet de Kechiche arrive après « La Haine » de Mathieu Kassovitz, « Ma 6-T va crack-er » de Jean-François Richet ou bien encore « Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? » de Rabah Ameur-Zaïmeche sorti l’année précédente), « L’esquive » sera tourné à la cité des Francs-Moisins de Saint-Denis dans le 9-3 avec des non-professionnels.
L'esquive - BA - FR par _Caprice_
Contrairement aux métrages cités précédemment, le film de Kechiche présente une jeunesse de banlieue ordinaire qui va au collège et confronte leur langage à la langue de Marivaux. En contant cette histoire d’un jeune qui, par amour, va se mêler à une classe répétant un passage du « Jeu de l’amour et du hasard », le réalisateur est définitivement rangé dans la catégorie « cinéaste de gauche » mais fait face à un emballement critique et à un succès public inattendus (plus de 600 000 entrées).
Tout en conservant ses spécificités de tournage (caméra qui n’en finit pas de filmer, sans story-board ni découpage prédéfinis), l’auteur fait émerger une nouvelle figure de cinéma en la personne de Sara Forestier. Elle sera récompensée du césar du Meilleur espoir féminin alors que Kechiche, contre toute attente, obtient lui trois statuettes, ceux du meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur scénario. Cette fois, la machine Kechiche est lancée.
Triomphe avec sa graine et son mulet
Alors que la légende le dit sur le tournage de… « Kingdom of Heaven » de Ridley Scott, le réalisateur aux multiples César reçoit l’appel de Claude Berri qui tient absolument à produire son prochain film et lui fait signer un contrat de trois métrages. Aussi, contrairement à ses deux premières créations cinématographiques, « La Graine et le mulet » se tournera avec un budget conséquent.
À la base, cette histoire d’un ouvrier d’origine maghrébine qui tente de se reconvertir en ouvrant un restaurant sur une péniche ancrée sur le port de Sète devait se tourner avec le père du metteur en scène. Celui-ci décédant peu de temps avant le tournage, Kechiche choisira un très bon ami de son père pour incarner le rôle principal de cette chronique aux multiples personnages qui sont chacun mis en avant à un moment du film.
S’il affine encore sa façon de tourner, Kechiche garde son regard bienveillant et ne veut sacrifier aucun protagoniste à l’intérieur de son récit fictionnel. De nouveau le film reçoit un accueil critique et public triomphal (plus d’un million de spectateurs), et est multi-récompensé aux César cuvée 2008 (toujours meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario et meilleur espoir féminin cette fois pour Hafsia Herzi).
Mais les rumeurs concernant les difficultés de tournage commencent à circuler notamment sur la scène du repas familial qui aurait demandé un mois de répétition et deux semaines pour être filmée. Kechiche s’en moque et est loin de se douter que son perfectionnisme et son besoin impératif de capter une réalité qui le fait vibrer seront, deux films plus tard, perçus comme un manque de respect envers techniciens et acteurs…
Echec public avec la Vénus hottentote
Le décès de Claude Berri en janvier 2009 mettant prématurément fin à son contrat, Kechiche doit se chercher un nouveau partenaire financier. Le producteur de son quatrième film « Vénus noire » (son premier et, pour l’instant, unique métrage historique) sera finalement Marin Karmitz.
Cette œuvre sombre et cruelle, tournée entre la Belgique et la France, porte sur l’histoire vraie d’une esclave Sud-africaine du XIXe siècle, Saartje Baartman, la Vénus hottentote qui, après avoir été exploitée et exhibée dans des fêtes foraines et des salons bourgeois comme une curiosité sera, après sa mort précipitée par les drogues, utilisée par les scientifiques qui feront un moulage de son corps pour démontrer une prétendue infériorité de la race noire.
De ce sujet révoltant, Kechiche signe une œuvre sur le voyeurisme tout en réussissant à capter la beauté, physique et morale de cette héroïne dont la vie a été entachée et détruite par le regard fascinée mais teintée de mépris des Français. Karmitz et Kechiche se fâcheront lors du tournage tandis que le film sera un échec public malgré la révélation de l’actrice principale (Yahima Torres), certains spectateurs étant, par ailleurs, choqués par la crudité de quelques scènes (la transe où la Vénus danse nue, en proie aux regards concupiscents et aux attouchements des Blancs).
Démoralisé, le cinéaste finit par tomber dans une sorte de dépression dont ressort l’impossibilité pour lui de continuer à réaliser des films. Il faudra que les producteurs associés Vincent Maraval et Brahim Chioua viennent le chercher pour que le réalisateur retrouve le désir de filmer.
Son cinquième film sera donc « La Vie d’Adèle – chapitres 1 et 2 », l’histoire d’une passion amoureuse entre deux jeunes femmes venues de milieux sociaux opposés, récit adapté de la bande dessinée de Julie Maroh, « Le Bleu est une couleur chaude ». La suite, on la connaît. Une Palme d’Or partagée avec ses deux interprètes Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, une critique unanime, des conflits avec les techniciens puis avec les deux actrices…
Et maintenant ?
Conseillé par Vincent Maraval, Abdellatif Kechiche a créé sa propre structure de production, « Quat’ Sous Films », animé par l’envie d’aider au financement de premiers films de personnes n’ayant pas accès au monde fermé du cinéma. Après les polémiques qui ont enflé depuis la palme d’Or cannoise (surtout les altercations avec Léa Seydoux), le réalisateur a de nouveau baissé les bras, rééditant son désir perdu de réaliser des films. Mais on parle d’un projet sur la star de l’âge d’or du X américain, Marylin Chambers, qui a choqué en couchant avec un Noir dans « Behind the green Door » en 1972 et qui est morte l’année de l’élection présidentielle de Barack Obama. Un bien beau sujet qu’il serait bien dommage que Kechiche ne réalise pas.
Christophe Hachez
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