Les grands succès rencontrés cette année par deux films auteuristes américains de grand public (non, ce n’est pas une contradiction dans les termes), « Inception » et « The Social Network », peuvent s’expliquer de deux manières. D’abord, bien sûr, par leurs importantes qualités intrinsèques. Il est d’ailleurs rassurant de constater que des œuvres à la fois esthétiquement brillantes et narrativement intelligentes peuvent remplir les salles obscures, et pas uniquement des mascarades pour pro-bobos amateurs de Kleenex comme les insupportables « Petits mouchoirs » de Canet. Ensuite parce que, d’une certaine manière, ces deux exemples réaffirment le pouvoir des films de cinéma – entités rares et savoureuses qui avaient tendance à disparaître et qui resurgissent royalement, avec une tentation avouée pour un retour nostalgique vers les prémices cinématographiques, ainsi que le prouve la Palme d’Or attribuée à « Oncle Boonmee », qui est moins un film qu’un discours sur les processus magiques du cinéma (en ce sens, « Joe » aurait pu également sous-titrer son film « celui qui se souvient de ses œuvres filmiques antérieures »).
Les films de Christopher Nolan et de David Fincher mettent en valeur la toute-puissance de l’Idée, cette Idée qui est à l’origine de l’acte même de filmer : une idée d’image à montrer, d’histoire à raconter, de personnage à décrire. « Inception » : idée que l’on insère au plus profond de la psyché, dans les abîmes insondables du rêve, et qui finit par germer « dans le monde réel ». L’inception, évidemment, est le propos de tout film : provoquer chez le spectateur l’éclosion d’idées neuves et originales qui pourront étendre leurs branches au-dehors de la salle, à cette différence près que l’Idée de Nolan est minimaliste, réduite à son expression la plus brève, à l’instar d’un slogan publicitaire, tandis que les Idées produites par le cinéma sont vastes et innombrables. « The Social Network » : idée qui constitue la base de l’édification d’un Empire virtuel dont les contours évasifs ne cessent de s’étendre, un réseau social dont le seul objet est de générer des référents et des liens, et jamais d’autres idées. Si la première et la dernière image se répondent, Zuckerberg face à Erica / Zuckerberg face à la page Facebook d’Erica, ce n’est pas parce que le personnage a avancé, ni produit quelque chose : c’est parce qu’il ne s’est jamais écarté de son Idée d’origine, et parce que Facebook n’est rien d’autre qu’une Idée originale. L’Idée est conceptuelle : elle tourne sur elle-même comme une toupie en espérant tomber, elle consiste à cliquer éternellement sur le même bouton de la même souris en attendant l’apparition d’un nouveau statut Facebook.
Certains spectateurs ont du mal à saisir en quoi consiste une idée de cinéma. Ainsi, on a pu voir, en 2010, les politiques hexagonaux tenter de récupérer, avec diverses fortunes, les messages sous-jacents et le plus souvent tronqués des productions françaises. Passons sur la polémique engendrée par le député Lionnel Luca aux environs de Cannes, qui a voulu purement et simplement embrocher le très moyen « Hors-la-loi » de Rachib Bouchareb sur l’autel de la reconnaissance idéologique. En cela, il fut tout aussi fantaisiste, sinon plus, que cet autre Lucas, le barbu qui fait des films de science-fiction. Revenons plutôt sur la tentative de recyclage du succès populaire de la très belle œuvre de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux » ; un succès qui a aiguisé les appétits politiques, toujours voraces quand il s’agit de s’acoquiner avec une réussite de cinéma, et leur a souvent fait raconter n’importe quoi : « voilà un film apaisant, qui prône le vivre-ensemble et la tolérance entre les religions, bla-bla ». Ces discours frelatés en oubliaient étrangement la dimension profondément mélancolique du film, exprimée dans cet ultime abandon de la vie par les moines lors du superbe « Lac des cygnes ». Il y a une forme d’apaisement chez ces anachorètes, mais avant tout parce qu’ils choisissent d’accepter la mort prochaine. Les politiques s’égaraient donc en prenant une idée pour une autre : dans la mesure où le message du film tend à l’alanguissement devant l’inéluctable fin, ce serait presque, de leur part, un affreux contresens… Ou un message subliminal nous informant de notre fin prochaine !
Les politiques et la plupart des personnages publics en général, n’ont manifestement pas compris ce que le cinéma, dans sa largeur culturelle, dans ses normes comme dans ses marges, à travers « Inception » comme « Oncle Boonmee », essaie continuellement de fabriquer : une Idée qui produise une Image, et de là une Image qui produise du sens afin de générer d’autres Idées. Il y a, dans « Toy Story 3 », un dénouement exceptionnel d’émotion qui voit Andy transmettre ses jouets à une petite fille qui saura mieux que lui, désormais, s’en occuper ; au-delà des motifs de la pérennité et de la nostalgie, qui infusent toute la saga de Pixar, il y a ce principe originel fondamental : l’Idée est à la base de toute chose sur la toile (comme sur la Toile internet) car elle se suffit à elle-même quand il s’agit de franchir les paliers de la réalité ; autrement dit, elle se transmet de proche en proche, peu importent les frontières, physiques ou morales. En sortant de la salle, nous sommes ainsi prêts à croire qu’ « il y a une autre réalité » ou que les jouets peuvent effectivement s’animer en notre absence. Voilà la magie du cinéma, réactivée en 2010. Voilà une bien belle Idée.
Eric Nuevo
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