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Œuvres complètes de Jacques Tati : 6 films inoubliables


Cinéaste de génie, Jacques Tati est encore injustement méconnu du grand public. Pourtant, son œuvre recèle des merveilles de poésie, soulignée d’un humour ravageur qui vous submerge de bout en bout de sa trop courte filmographie. Monsieur Hulot, son personnage fétiche et interprété par lui-même, sera le fil conducteur de la majorité de ses films. Naïf et rêveur, le grand monsieur a le cœur sur la main. Avec son parapluie sur le bras, sa fine pipe vissée aux lèvres, ses pantalons trop courts pour sa longue silhouette élancée, l’homme est un trésor de maladresse qui le place toujours dans des situations savoureusement incongrues. Enfin, la patte Tati c’est aussi un sens du cadre fascinant, qui, conjugué à une ambiance auditive soignée, donne à tous ses films une atmosphère unique. Autant de bonnes raisons pour voir ou revoir toute sa filmographie sur grand écran, lors d’une rétrospective intégrale. Pour vous mettre l’eau à la bouche, Abus de ciné vous présente un à un, chacun des ses six films.

1949 // JOUR DE FÊTE
Avec Jacques Tati, Paul Frankeur, Guy Decomble...

Ayant fondé, en 1946, la maison de production Cady-Films, le débutant Jacques Tati commence par réaliser le court-métrage "L’École des facteurs", qui deviendra une ébauche de son futur premier long-métrage. Il y crée notamment le personnage de François, le facteur gaffeur, protagoniste de "Jour de fête". Déjà en pleine maîtrise de son talent pour le burlesque, qui explosera définitivement dès son film suivant, le culte "Les Vacances de monsieur Hulot", Jacques Tati réalise et interprète le personnage principal, dans ce style mi-lunaire mi-gaffeur qui fera les beaux jours de toute sa filmographie, tout en offrant à un public encore réticent (tourné en 1947, le film ne sortira que deux ans plus, à cause de la frilosité des distributeurs), une véritable leçon de chaos contrôlé.
Car ce qui frappe d’abord dans ce film en apparence incontrôlable, c’est bien l’impression de folie généralisée, entretenue par une profusion de gags visuels hilarants (les débats avec le mulet, la livraison des pâtisseries) et une figuration géniale impliquée comme rarement.
Le film sera un tel succès que Tati le ressortira, partiellement colorisé, en 1961, avant de se voir offrir une nouvelle ressortie en couleur en 1995. Et comme pour l’auteur de ces lignes, découvrir un tel film, en salle, à l’âge de 11 ans, ça peut marquer sévèrement son homme !

Frédéric Wullschleger

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1953 // LES VACANCES DE MONSIEUR HULOT
Avec Jacques Tati, Nathalie Pascaud, Michèle Rolla, Valentine Camax, Louis Perrault, André Dubois...

C'est dans ce deuxième long métrage que Tati met au point le personnage qui fera sa notoriété mondiale : Monsieur Hulot. Comme Charlot pour Chaplin, Hulot est pour Tati un alter ego à la fois drôle et poétique, étourdi et malin, dont la silhouette et les postures sont clairement identifiables.
Tel l'art du caricaturiste, Hulot amplifie les comportements pour les tourner en dérision et nous permettre de porter un nouveau regard sur notre quotidien. Mais, quoique mordante, la moquerie n'est jamais cruelle chez Tati, qui a un regard le plus souvent bienveillant.
Là encore comme Charlot, cela passe par l'inaptitude de Hulot à se fondre dans la vie sociale et à se conformer aux normes, ce qui rend à la fois le personnage attachant et les situations tellement absurdes qu'on ne peut pas basculer dans la critique bête et méchante du monde qui entoure Hulot (le nôtre).
L'autre génie de Tati, presque paradoxal, c'est de refaire du muet tout en étant un véritable chef d'orchestre des sons – art qui atteindra son paroxysme dans "Playtime". Dans "Les Vacances de Monsieur Hulot", Tati a déjà les bourgeois et les pseudo-bourgeois comme cibles privilégiées, mais il balaye large dans son observation du quotidien, scrutant avec malice les éléments de confort ou de modernité, les détails superficiels de la vie, ou encore les comportements ordinaires et pourtant parfois si étranges (comme les marques de politesse). Il multiplie les scènes burlesques, s’attaquant notamment à la société de loisirs, comme lorsqu’il parodie avec bonheur les maniaqueries des joueurs de tennis.

Raphaël Jullien

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1958 // MON ONCLE
Avec Jacques Tati, Jean-Pierre Zola, Adrienne Servantie, Alain Bécourt...

Ce troisième long métrage est celui de la consécration pour Jacques Tati. Celui qui le rendra célèbre au-delà des frontières nationales (il remporte le Prix spécial du jury à Cannes et l'Oscar du meilleur film étranger).
Conservant le personnage charismatique de Monsieur Hulot (grand gaillard silencieux qui ne se balade jamais sans son imperméable et sa pipe précédemment vu dans "Les vacances de Monsieur Hulot"), Tati va se jouer des nouvelles conventions qui découlent de l’industrialisation et la modernisation. Et pour l’illustrer, il utilise le personnage du petit Gérard Arpel, neveu de Hulot, qui trouve plus de plaisir à se promener et faire les 400 coups avec son oncle que de rester enfermé dans la grande maison pavillonnaire de ses parents, dans laquelle il ne peut même pas faire de vélo.
La comparaison entre les deux mondes, industriel et traditionnel, donne lieu à des scénettes cocasses et caricaturales, mais toujours avec une intention bienveillante de la part de Tati, que ce soit sur la propreté des rues ou des intérieurs, sur les relations amicales ou sur les transports (d’ailleurs les plans du ballet des voitures se rendant à l’usine ressemble à une introduction de son film suivant, "Trafic").
Mais là où réside tout le génie de ce film est dans la maison du couple Arpel, parent de Gérard. Tout y est électrique, bétonné, épuré. Une maison dans laquelle aucune place n’est laissée à la fantaisie, au naturel ou au confort (à part peut-être celui de la ménagère, qui dispose déjà d’un aspirateur qui avance tout seul 50 ans avant le Rumba !). Entre son portail électrique, sa fontaine centrale ou ses fenêtres en forme de hublots qui lui donnent l’allure d’un robot ou plutôt de Big Brother, cette maison domotique devient presque le personnage central du film.
Enfin, l’attention particulière que Tati a mis dans les bruitages relève du génie créatif. Ils accentuent le ridicule des personnages - comme par exemple quand les Arpel et leurs invités marchent sur les dalles de béton du jardin leur donnant l’impression de jouer à la marelle – tout en évitant l’écueil de tomber dans le film à sketch.
Et puis comment parler de "Mon oncle", sans évoquer son thème original, composé par Franck Barcellini, mêlant piano, flûte et accordéon…
"Mon oncle" est un petit chef-d’œuvre cinématographique, plein de poésie et de nostalgie sur le changement d’une ère, et annonçant des bouleversements comportementaux et sociologiques importants, qui semblaient à l’époque ne laisser que peu de place au naturel et à l’amusement.

Véronique Lopes

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1967 // PLAYTIME
Avec Jacques Tati, France Rumilly, Laure Paillette, Colette Proust, Erica Dentzler, Yvette Ducreux, Rita Maiden, Nicole Ray...

Lorsque Jacques Tati s’attaque au projet "Playtime", le soleil est bien là : auréolé d’un joli triomphe public et d’un Oscar du meilleur film étranger pour "Mon oncle", le cinéaste peut donc s’attaquer à son projet le plus ambitieux. Lorsque le film sort, c’est l’orage qui se déchaîne : éreinté par les critiques et victime d’un semi-échec commercial qui ne remboursera pas les problèmes financiers survenus pendant le tournage du film, Tati se voit contraint de vendre sa maison et de placer sa société de production sous liquidation judiciaire. Le budget colossal s’ajoutant à un perfectionnisme de premier choix (Tati aura été jusqu’à reconstituer une ville moderne, nommée « Tativille », dans son intégralité !) : il s’agissait-là du film de tous les excès pour son créateur. Et une image tragique reste encore dans les esprits : Tati jetant le manuscrit de son scénario sous les décors du film, alors que ceux-ci, envisagés au départ comme réutilisables pour une future école de cinéma, subissent les assauts des opérations de démolition par les autorités du coin.
Au moment même où le film ressort en salle dans une version restaurée en 4K, que peut-on dire sur "Playtime" ? Qu’il s’agit du plus grand chef-d’œuvre de son génial auteur ? Qu’il est impossible de le (re)voir sans dénicher mille et un nouveaux détails dans chaque plan ? Qu’il procure toujours le même plaisir et la même hilarité ? Que sa mise en scène millimétrée et puissamment symbolique touche encore à la perfection la plus insurpassable ? Ce serait justice, mais un peu schématique.
Le coup de maître accompli par Tati est avant tout d’avoir réussi à incarner ce qu’il est convenu d’appeler le « cauchemar urbain » : un Paris futuriste forme d’immeubles de verre et d’acier, surchargé de vitres invisibles et de surfaces froides, dans lequel s’active un étrange manège existentiel. Six gros blocs de séquences forment la narration par un montage d’une fluidité parfaite, faisant se croiser la visite de touristes américaines et le malchanceux M. Hulot, tous perdus dans un dédale d’ultra-modernité et assimilables à des pions joyeusement déréglés. Car, chez Tati, toute situation, aussi absurde soit-elle, est prétexte au rire et/ou à l’émerveillement. Parce que tout ce qui est trop ordonné ne vise qu’à finir déréglé, si possible dans la joie et la bonne humeur.
Au-delà d’un format 70 mm qui accentue la petitesse de l’homme face à l’architecture, Tati sidère par sa façon de minimiser l’échange verbal (les dialogues sont secondaires au sein de la bande-son et l’anglais n’est jamais sous-titré) et de privilégier la seule mise en espace des personnages, donnant ainsi à l’humain le relief d’une étrange espèce, à la fois abstraite et désincarnée dès lors que la moindre action lui semble dictée par une quelconque règle (une routine ?), et réellement vivante lorsque son désir de liberté et d’autonomie la pousse à tenter la diagonale.
Ce que Chaplin avait su illustrer des années auparavant, Tati réussit ici à l’incarner au travers d’une mise en scène située dans un espace entièrement dédié à ce jeu scénographique. Et ainsi, de ce vaste théâtre de l’absurde surgissent mille trouvailles, d’autant plus joyeuses et stimulantes qu’elles sont le fruit de ceux qui le peuplent. Telle est la majesté indétrônable de l’art de Jacques Tati : installer le gag là où il ne devrait surtout pas être. C’est-à-dire dans une société qui, à la base, n’a rien de drôle. "Playtime" ? Ni plus ni moins qu’une large fenêtre sur la vie elle-même, ce délicieux manège dans lequel on ne rêve que de remonter en sortant de la salle…

Guillaume Gas


1971 // TRAFIC
Avec Jacques Tati, Maria Kimberly, Marcel Fraval, Honoré Bostel...

C’est en observant le comportement nerveux et agressif des automobilistes un jour de grand départ que Jacques Tati eut l’idée de se pencher sur la relation passionnelle qui unit l’homme à son volant. Dans « Trafic », Monsieur Hulot est contremaître chez Altra, une petite société qui transforme une 4L en camping-car télescopique truffé de gadgets astucieux. Pour présenter le précieux prototype au salon de l’auto d’Amsterdam, notre héros prend la route accompagné d’un chauffeur débonnaire et d’une chargée de relations publiques, semblant tout droit sortie d’un défilé Courrège. Parlant un drôle de mélange français-anglais, la jeune femme a dans sa minuscule voiture jaune, une panoplie vestimentaire pour chaque situation (une salopette en jean pour aller chez le garagiste, un manteau militaire pour passer la douane, etc.). Flanquée de son petit chien « Python », elle slalome à vive allure dans le trafic, obsédée par la crainte d’arriver en retard à destination. Or, son comportement volubile et insouciant va provoquer une série de catastrophes qui vont obliger notre joyeuse équipe à faire de multiples haltes.
Tourné avec peu de moyen, suite à l’échec public et financier du sublime « Playtime », « Trafic » n’en est pas pour autant un film secondaire. Ses protagonistes, hauts en couleurs, engendrent des scènes burlesques délicieuses, entrecoupées de belles chorégraphies cinématographiques dont Tati avait le secret (le carambolage ou le ballet des parapluies et des autos lors de la scène finale). Avant-dernier film du maître, « Trafic » est aussi la dernière apparition de Monsieur Hulot, qui quittera définitivement l’écran au bras d’une jolie femme. On ne pouvait rêver meilleur happy-end !

Gaëlle Bouché


1974 // PARADE
Avec Jacques Tati, Karl Kossmayer et sa mule, Les Vétérans, Les Williams, Pierre Bramma, Les Sipolo, Pia Colombo, Michèle Brabo...

Sorti en 1974, "Parade" est le dernier film réalisé par Jacques Tati. Il occupe d'ailleurs une place bien particulière dans sa filmographie tant son style est différent des cinq autres productions du maître du renouveau burlesque. En effet, dans "Parade", le cinéaste-acteur laisse de côté son personnage fétiche Monsieur Hulot pour apparaître sous ses propres traits.
Il joue ainsi le rôle de Monsieur Loyal, ce personnage venu du cirque qui annonce les différents numéros. Car ce long-métrage se veut être plus qu'un film. Jacques Tati voulait qu'on le regarde en famille ou entre amis comme si on assistait à un spectacle de cirque. Les différents artistes visibles sont d'ailleurs de vrais saltimbanques. Acrobates, jongleurs, magiciens, musiciens ou encore clowns, tous viennent chacun à leur tour nous proposer leur numéro, prenant ainsi pour la première fois de la filmographie de Tati le rôle central, normalement réservé au cinéaste (avec le facteur dans "Jour de Fête" et Monsieur Hulot dans les suivants).
Néanmoins, le réalisateur ponctue sa production de sketchs de mimes venant droit de son passé. Car il faut également voir Parade comme un retour au source. En effet, avant 1946 et ses débuts dans le cinéma, Jacques Tati faisait du music-hall et proposait des spectacles de mimes dans des revues de cabarets. Il se servit d'ailleurs de cette expérience pour créer son personnage culte proche de nombreux maîtres des débuts du burlesque. Dans "Parade", Tati reprend des pantomimes qui lui avait valu une petite renommée théâtrale avant et pendant la guerre avec son spectacle Impressions sportives. On retrouve alors le boxeur, le tennisman et surtout un de ses sketchs préférés, celui du cavalier. Ayant servi dans le régiment des dragons, il avait affirmé que « aucune entrée de clown ne peut rivaliser en effets comiques avec la première leçon d'équitation d'un peloton de jeunes recrues. »
Produit par la télévision pour la télévision, "Parade" se regarde un peu comme une émission telle que "Au Théâtre ce soir". La différence étant que le public fait partie du spectacle et les sketchs se poursuivent dans les coulisses, au bar, durant l'entracte ou encore dans les gradins. N'ayant jamais pu réaliser son "Confusion" dans lequel il voulait tuer son Monsieur Hulot, Jacques Tati signe avec "Parade" sa dernière marque burlesque dans le monde du cinéma français et laisse son personnage icônique vivant pour l'éternité...

Quentin Chirol

Gaëlle Bouché et la rédaction

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