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IL ÉTAIT UNE FOIS… Taxi Driver de Martin Scorsese


Un cinéaste en pleine exploration formelle, un scénariste en proie au doute existentiel le plus destructeur, un acteur sur le chemin de la starification totale et une ville que l’on aime détester, ou que l’on déteste aimer… Voilà les principaux ingrédients d’un film, qui même 37 ans après sa confection, reste l’un de ces chefs-d’œuvre insubmersibles du cinéma américain, une plongée en apnée dans les eaux troubles de la jungle urbaine newyorkaise.

NEW YORK, 2 HEURES DU MATIN

Première des quatre collaborations entre Martin Scorsese et le scénariste Paul Schrader, "Taxi Driver" est sans aucun doute la plus aboutie, en tous cas celle qui associe le plus justement les thématiques respectives des deux hommes. Une œuvre à ce point viscérale et symptomatique d’un certain état d’esprit, qu’elle semble même parfois n’être qu’une anomalie dans la filmographie passionnante et passionnée du cinéaste Italo-américain. Cet état d’esprit, si singulier dans l’œuvre scorsesienne, c’est celui d’une Amérique déliquescente, symbolisée par une ville de New York gangrénée par la violence, et qui n’offre aucun secours aux hommes qu’elle envoie sans sourciller se faire trouer la peau à l’autre bout du monde, pour une guerre absurde qui n’ose même pas dire son nom. Dépressif, violent et crépusculaire, "Taxi Driver" est à l’image de son (anti)héros : Travis Bickle, le chauffeur de taxi.

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Cet homme, ex-Marine paumé par son retour à la vie civile, hanté par les fantômes de la jungle vietnamienne, c’est l’immense Robert De Niro qui l’interprète. Adepte de la « méthode » si chère aux élèves de l’Actors Studio, le comédien n’est pas encore devenu l’alter-ego de Scorsese (bien qu’ils aient déjà tourné ensemble le séminal "Mean Streets"), et se fond avec une nonchalance trompeuse dans la peau de cet homme progressivement contaminé par la violence urbaine, plus pernicieuse encore que celle de la guerre. Sa performance, constamment sur le fil du rasoir, constitue encore la principale attraction du film, l’acteur ayant fait de longues et méticuleuses recherches sur le métier de chauffeur de taxi nocturne, tout en apportant de subtiles improvisations (la célèbre réplique « You talkin’ to me ? » est de lui) au scénario très personnel, et quasi-autobiographique, de Paul Schrader.

LE VER DANS LA POMME

Que ce soit dans la relation qu’il entretient avec ses collègues, dans sa tentative de nouer un lien avec une jeune et belle militante politique, ou dans ses rencontres fortuites avec la faune newyorkaise (dont Scorsese lui-même, en client voyeur), Travis Bickle n’arrive jamais à trouver sa place, solitaire insomniaque se métamorphosant peu à peu en ange exterminateur, coiffure « punk » à l’appui. Il n’y a finalement que dans son obsession à sauver Iris, jeune prostituée et droguée de 12 ans – exceptionnelle Jodie Foster –, des griffes de son mac véreux (Harvey Keitel), que Bickle trouvera un semblant d’humanité, là où tous ses essais de créer du lien social se solderont par de cinglants échecs. Tel une soupape sous pression constante, le personnage en viendra à se refermer sur lui-même, jusqu’à l’attendue, mais totalement déstabilisante, explosion de violence libératrice.

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Cette apothéose sanglante, sorte de ballet de la violence aux teintes expressionnistes (adoucies par le cinéaste lui-même pour en atténuer les effets) renvoyant au cinéma d’épouvante des années 60, Martin Scorsese nous y a préparer tout le film durant. Sur la partition extraordinaire de Bernard Herrmann (musicien attitré d’Alfred Hitchcock), sa mise en scène, à la fois documentaire (dans la façon dont il filme la nuit de sa ville fétiche, entre crasse urbaine et désenchantement du rêve américain) et expérimentale (influencée par le travail du cinéaste Michael Powell), semble en effet constamment approcher le point de rupture, à l’image de cet homme en marche vers l’enfer, qu’une pirouette sardonique finale sauve de la damnation. Comme un ultime pied de nez à toute la vague de films de justiciers urbains s’apprêtant à envahir les écrans.

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Lorsqu’il sort sur les écrans, en 1976, "Taxi Driver" est un succès immédiat. Succès confirmé par l’obtention de la Palme d’Or au Festival de Cannes, et de multiples nominations aux Oscars, quand bien même le public et la critique resteront longtemps médusés par l’âpreté du film. L’année suivante, Paul Schrader écrira un film « jumeau » à "Taxi Driver", le méconnu "Légitime violence" de John Flynn (avec William Devane et Tommy Lee Jones en vétérans du Vietnam), tandis que Martin Scorsese et Robert De Niro continueront une collaboration précieuse en six films devenus indispensables.

Frédéric Wullschleger

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