Triomphe public, échec critique : dans les deux cas, le troisième film de Luc Besson aura eu la (mal)chance de côtoyer les extrêmes, au point d’élargir la scission presse/spectateur. Encore aujourd’hui, comment faire pour dissocier "Le Grand Bleu" d’une telle disparité d’avis et d’opinions, vu que le film n’a toujours pas fini de susciter l’enthousiasme des uns et le rejet des autres ? C’est sans doute impossible. Mais replonger dans les profondeurs bleutées de ce mélo pas comme les autres procure toujours la même hypnose, en plus de prouver à quel point le style d’un cinéaste peut parfois engendrer malgré lui une salve de réactions disproportionnées…
THE BIG BLUE(S)
Nous sommes le 11 mai 1988. La Croisette ouvre ses portes le soir même, et un film extrêmement attendu, qui plus est entouré de mystère depuis plusieurs mois, est sur le point de faire l’ouverture du festival de Cannes : "Le Grand Bleu" de Luc Besson. L’équipe du film, pour la plupart constituée d’hommes en costumes bleu marine, monte les marches sous une pluie de flashs. Un peu moins de trois heures plus tard, c’est la douche froide. D’une projection nourrie de huées violentes et d’applaudissements polis jusqu’aux réactions de nombreux journalistes qui auront quitté la salle avant la fin, la presse coule le film et renforce les craintes d’un possible échec commercial. Et ce n’est pas fini, car la polémique va enfler pendant plusieurs jours, parfois avec une violence inouïe, si bien que le directeur du festival Gilles Jacob ira lui-même défendre le film face à un journaliste ayant prétendu que le film « manquait d’un scénariste, d’un producteur et même d’un réalisateur ». Lorsque le film sort en salles un mois plus tard, c’est la surprise : faisant front à une critique assassine, le public fait un triomphe au film, qui restera à l’affiche pendant près d’un an. Avec neuf millions d’entrées, Luc Besson vient d’accoucher d’un des plus beaux triomphes du cinéma français. Mais encore ?
Avec le recul, un tel divorce entre la critique et le public se révèle symptomatique d’une époque où un certain cinéma français, enfermé dans ses conventions auteuristes, aura soudain subi l’assaut d’une nouvelle génération de cinéastes, sorte de « nouvelle Nouvelle Vague » prompte à supplanter la précédente. Trois noms apparaissent alors : Beineix, Besson, Carax. Trois cinéastes bien plus proches qu’on ne le croit, dont la griffe visuelle se traduit par la conception d’un univers graphiquement sophistiqué, débarrassé des diktats du réalisme pur et chargé d’une myriade d’influences propres aux nouvelles formes d’art (vidéoclip, bande dessinée, etc.). Un « cinéma du look » qui sidère les uns et agace les autres. Bref, ça divise. Pour un cinéaste comme Besson, tout semble pourtant aller pour le mieux : le succès (public et critique) touche ses deux premiers longs-métrages à peu près autant que les récompenses du métier : un Grand Prix au festival d’Avoriaz pour "Le dernier combat" et trois Césars pour "Subway", dont celui du meilleur acteur pour Christophe Lambert. Mais avec "Le Grand Bleu", la rupture semble gravée dans le marbre entre lui et les journalistes. À la fois conforté dans ses choix d’artiste et meurtri par une réception critique aussi agressive, Besson ne déviera plus de sa voie : ses films s’adresseront désormais au public, point barre. Tant pis pour les autres.
LE JEUNE HOMME ET LA MER
Il est indispensable de préciser que "Le Grand Bleu" n’est en aucun cas « un film de plus » dans la filmographie de son jeune cinéaste. C’est surtout LE film que Luc Besson porte en lui depuis tant d’années. Il faut remonter au premier chapitre de sa biographie pour en saisir la portée et, par la même occasion, capter déjà de nombreux indices pour clarifier le propos d’un tel ovni cinématographique. En effet, le jeune Luc Besson passe son enfance entre la Grèce et la Croatie, en compagnie de ses parents, instructeurs en sports nautiques (surtout la plongée sous-marine) au Club Med. Le genre d’enfance marquée par l’omniprésence du bleu, ébloui par la lumière du soleil : une sorte de paradis perdu que les images du film (signée Carlo Varini) sauront refléter à la perfection.
Hélas, deux événements terribles vont se produire dans la vie du jeune Luc : d’abord un accident qui le prive soudainement de sa principale passion (la plongée à haut niveau dans le but d’étudier les dauphins), ensuite le divorce de ses parents qui le conduit directement en pension (« Ma mère avait déjà eu des enfants avant, mon père aussi, et moi, j’étais le seul lien restant de leur histoire d’amour […] En fin de compte, cela m’a blessé de n’avoir été le souvenir que d’une chose qui n’a pas marché »). En bref, même inspiré de la vie de l’apnéiste Jacques Mayol, le film formera un écho lointain à son histoire personnelle, au travers du mythe de l’enfance disparue et de la quête du père absent (le film s’ouvre par le décès du père de Jacques Mayol dans un accident de plongée).
Tourné en décors naturels pendant neuf mois pour un budget très élevé (pour le studio Gaumont, c’était un risque à prendre), le film se révèle si personnel et important pour son auteur que ce dernier impose à ses acteurs, pour la plupart très peu connus du public, de plonger en apnée pour de vrai. Et du côté des acteurs, aux côtés de valeurs sûres (son acteur fétiche Jean Reno et une Rosanna Arquette remarquée dans "Recherche Susan désespérément"), c’est le rôle de Jacques Mayol qui sera déterminant. Besson pense dès le départ à Christophe Lambert, qui sera obligé de décliner l’offre suite à une otite attrapée lors de son baptême de plongée. C’est donc l’inconnu Jean-Marc Barr qui écope du rôle. Un choix absolument parfait : le jeu extraterrestre de ce jeune acteur a cela de sidérant qu’il offre un mystère quasi métaphysique à un personnage aussi étrange, encore bloqué au stade de l’enfance, incapable de répondre pleinement à l’appel de l’amour terrestre lorsque les créatures de la mer (les dauphins) se rappellent à lui. On peut carrément considérer que c’est au regard et au charisme de Barr que le film doit une large partie de sa puissance émotionnelle.
BLUE DIVING
Maintenant, retour au présent : peut-on adopter le même ressenti qu’avant en revoyant aujourd’hui "Le Grand Bleu" ? Etrangement oui, le film n’ayant pas vieilli sur le plan visuel, même si la récurrence (pour le coup injustifiée) de la courte focale dans la mise en scène de Besson continue de susciter un certain agacement. Signe d’un style malgré tout solide qui aura traversé le temps sans trop d’encombre, tout ce qui a pu forger l’aura culte du film reste bel et bien intact : la musique hypnotique d’Eric Serra, la virilité décomplexée de Jean Reno (à noter que le vrai Enzo Molinari, irrité par le film, bloqua sa distribution en Italie pendant une dizaine d’années), le sourire de Rosanna Arquette, les paysages idylliques de la Sicile et de la Grèce, le ballet sous-marin des dauphins, la bouleversante scène finale, et surtout, cette façon de donner au bleu de la mer le relief d’un liquide amniotique dans lequel le héros aime à se mouvoir, souvent sans limite de temps. Des éléments purement sensitifs, ancrés dans une mise en scène marquée par la pure combinaison image/son, et qui, à bien des égards, réussissent à rabattre au second plan le sujet central de l’intrigue (une compétition d’apnée).
Pour autant, un petit regret aura pu parfois s’installer dans la sphère cinéphile, en particulier chez les spectateurs ayant nourri trop d’espoirs en se pâmant devant la superbe affiche du film : pour un film qui s’appelle "Le Grand Bleu", pourquoi la majorité du film (déjà très long en soi) se passe sur le plancher des vaches ? Un reproche justifié que Besson aura réparé des années plus tard : d’abord en offrant au public une excellente version longue de son film, ensuite en signant le sublime "Atlantis", ballet sous-marin sans scénario ni dialogues, marquée par l’omniprésence du bleu et de la faune des océans. Là, pour le coup, on se noyait littéralement dans « le grand bleu », avec la ferme envie de ne jamais le quitter. Une interprétation qui relie notre condition de spectateur à celle de Jacques Mayol dans l’ultime scène du "Grand Bleu" : une fois que l’humain est descendu au fond des abysses, voilà qu’un dauphin vient l’emporter vers cet autre monde qu’il a toujours cherché. C’est triste, mais c’est beau. C’est tout, mais c’est beaucoup. Ça n’a l’air de rien, mais c’est pourtant du vrai (et grand) cinéma.
Guillaume Gas
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