Mis à l’honneur par l’édition 2012 du festival Lumière, « La Nuit du chasseur » est l’un des films les plus célèbres du septième art. Conte hypnotique pour adultes mais transposant à la perfection les angoisses de l’enfance et les travers d’une Amérique profonde des années 30, ce chef d’œuvre poétique était pourtant grandement méprisé à sa sortie en 1955 aux Etats-Unis. Une incompréhension qui a traversé l’Atlantique puisque même Truffaut déclara détester le long-métrage, en particulier sa fin et ses relents religieux. Si l’échec fut important dans un premier temps, la gloire et la postérité de l’œuvre ne furent que plus grandes. Au fil des années, les cinéphiles ont redécouvert une ballade cruelle et effrayante, où se côtoient expressionnisme, fantastique, naturalisme dans une harmonie déconcertante. C’est ainsi qu’à l’occasion de la sortie d’un superbe coffret DVD (édition Wild Side), nous avons décidé d’essayer de rendre modestement hommage à l’un des projets les plus fascinants du cinéma.
Un contexte particulier
Si aujourd’hui « La Nuit du chasseur » possède un statut particulier dans l’histoire du Cinéma, c’est peut-être, en premier lieu, en raison du contexte dans lequel le projet s’est monté, combinaison improbable d’éléments fortuits. A l’origine, on retrouve un roman, un best-seller de David Grubb racontant les crimes d’un faux prêcheur, Harry Powell, à travers l’Amérique, le vagabond prenant pour victimes de jeunes veuves encore emplies de chagrin. Mais le roman choisit pour protagonistes deux enfants à la vie paisible sur les bords de l’Ohio, jusqu’au jour où leur père est arrêté pour avoir descendu deux policiers lors d’un braquage de banque. Avant d’être capturé, le forcené parvient à cacher l’argent du butin avec la complicité de ses deux progénitures, leur demandant de promettre de garder le secret du lieu jusqu’à leur âge adulte. Envoyé en cellule avant l’heure fatidique de sa pendaison, le patriarche se retrouve à partager sa cellule avec celui qui va devenir un cauchemar pour sa famille, le faux prêcheur, arrêté pour un vulgaire vol de voiture. C’est alors le point de départ d’une chasse démoniaque qui amènera les deux enfants à protéger leur secret tout comme leur vie face à la folie d’Harry Powell, imposteur névrosé, assoiffé de sang et d’argent.
Très tôt, l’idée de tirer de ce roman un film apparaît dans l’esprit du producteur Paul Gregory. Développant un scénario proche du livre, il part tout d’abord à la recherche du futur metteur en scène. Il pense alors à Charles Laughton, comédien britannique, plus vraiment en odeur de sainteté dans le paysage cinématographique des années 50, et cible des sorcières de McCarthy. Mais une amitié profonde existe entre les deux hommes depuis que le premier a remis en selle le deuxième en lui proposant de participer à de nombreuses lectures à travers le pays. N’étant pas effrayé que Laughton n’ait jamais réalisé de film, Gregory lui remet le roman afin de décider son compère à passer derrière la caméra. Si Laughton avait toujours été réfractaire à devenir réalisateur, la seule lecture du bouquin suffit à lui faire changer d’avis. Les deux hommes partent alors à la quête de leurs acteurs. Judicieusement, ils vont décider de faire revenir sur le devant de la scène l’ancienne gloire du cinéma muet, « the First Lady of the silent screen », Lillian Gish, pour interpréter Rachel Cooper. En ce qui concerne le rôle principal masculin, dans lequel on n’arrive plus à imaginer quelqu’un d’autre que Robert Mitchum, Laughton espérait, dans un premier temps, enrôler Gary Cooper ou Laurence Olivier. Face aux difficultés pour convaincre ces deux noms, Gregory glisse, un peu par hasard, le nom de Mitchum au détour d’une conversation… la suite est désormais célèbre.
L’écrivaine Anne Bradstreet a déclaré un jour que « s’il n’y avait pas d’hiver, le printemps ne serait pas si agréable : si nous ne goûtions pas à l’adversité, la réussite ne serait pas tant appréciée ». Malheureusement, si Laughton va connaître de très nombreuses difficultés pour finaliser son œuvre, il n’assistera jamais de son vivant à son succès phénoménal, à la construction d’un mythe de ce qui restera son seul et unique métrage en tant que réalisateur. Alors que tous les éléments semblaient favorables, les trente-six jours de travail vont vite se transformer en cauchemar. Une animosité ambiante va s’emparer du plateau, poussant Laughton à gifler son actrice principale et Robert Mitchum à uriner sur la voiture du producteur. Rajoutez à cela une note faramineuse en whisky qui a retardé plusieurs fois le tournage (il fallait à Mitchum le temps de décuver) et vous obtiendrez un bon aperçu du tournage.
Entre sobriété formelle et désordre artistique
Pourtant, de ce capharnaüm va naître une œuvre fascinante entre démence et envoûtement, frisson et sourire, un film haletant d’une cruauté terrifiante mais d’une poésie émouvante et d’une beauté inattendue. « La Nuit du chasseur » est exemplaire de l’alliance entre différentes inspirations et du mariage entre la quasi-totalité des genres cinématographiques. Le spectateur est en permanence déstabilisé, tous ses repères sont détruits par une trame narrative qui n’en finit plus de nous berner pour mieux nous surprendre. Dès le début du métrage, le metteur en scène nous prévient que son œuvre ne s’inscrira dans aucun schéma classique. Après avoir fait résonner la berceuse d’un chœur enfantin invisible, l’ouverture nous plonge au cœur d’un ciel étoilé où progressivement se dessine à l’écran le visage de Lillian Gish. Fixant le spectateur en permanence et s’adressant aux enfants qui vont l’entourer, elle nous délivre, de manière inattendue et fantastique, la vérité à laquelle nous allons assister. Dans un sermon, parabole biblique, elle nous met en garde contre les fausses apparences, opposant la bonté naturelle à la confiance accordée aveuglement aux faux hommes de Dieu. A la dureté des mots va répondre la dureté des images, le plan suivant, brutal et prompt, nous montrant la découverte du cadavre d’une femme par de jeunes enfants. La caméra omnisciente quitte le ciel pour nous condamner à affronter la cruauté du monde précédemment évoqué. Ni la caméra, ni le spectateur, ne pourront échapper à la démence d’Harry Powell qu’on nous montrera immédiatement après, roulant à toute allure, s’adressant, lui, en direction du ciel, comme pour commencer l’affrontement avec le personnage de Rachel Cooper.
Plongeant son récit dans une Amérique rurale idéalisée, Laughton va rapidement rompre le pittoresque avec un ennemi bien plus effrayant que la crise de 1929, le faux prêcheur interprété par Robert Mitchum, allégorie de la corruption de l’époque. Cependant, il va complètement renverser les codes habituels du thriller en choisissant d’octroyer à son personnage des caractéristiques de héros de cartoon, poussant son acteur à l’excès et provoquant des situations cocasses là où le spectateur s’y attend le moins. Ne se refusant rien, Laughton n’hésite pas à exprimer les pulsions sexuelles de son personnage principal par son couteau, dont l’ouverture violente et fréquente évoque bien plus que des excès de colère. S’inspirant aussi bien des mythes fondateurs de l’Amérique que de la Bible, le réalisateur bénéficie d’une liberté artistique totale, lui permettant de s’émanciper de toute contrainte formelle et rendant impossible toute catégorisation de son œuvre. Passant du conte onirique aux limites d’un fantastique ancré dans le réel (notamment dans la scène de la rivière), à l’expressionisme allemand, chaque scène du métrage pourrait être soumise à une relecture tant on assiste à un foisonnement d’inventivité. Laughton transpose ainsi les tourments intérieurs de ses personnages sur les décors, la chambre de Willa Harper prenant, par exemple, des allures de chapelle au moment où son mari s’apprête à la poignarder.
Entre ombre et lumière
Mais si l’on peut qualifier « La Nuit du chasseur » de chef d’œuvre, c’est également en grande partie grâce au travail de son directeur de la photographie, Stanley Cortez. En sa personne, Charles Laughton va trouver le parfait partenaire pour transposer sa vision poétique. Alors que le monde vit en Technicolor, les deux hommes vont opter pour un noir et blanc contrasté, Cortez en étant l’un des grands spécialistes dans les années 50 (il a notamment travaillé avec Orson Welles, Fritz Lang ou encore Samuel Fuller). Dans un jeu d’ombres chinoises, ils parviennent à transcrire à l’écran l’affrontement entre le bien et le mal, entre Rachel Cooper et Harry Powell, entre la lumière et l’obscurité. Dans la scène impressionnante et tant attendue du face à face, la mise en scène et le travail sur la lumière atteignent leur paroxysme. Les deux antagonistes se retrouvent enfermés dans le même plan, tous les deux fredonnant la même chansonnette. Lorsque Mitchum commence à chanter, il est plongé dans une obscurité totale, écho à la noirceur de son âme, tandis que la bonté sans faille du personnage de Gish est marquée par une lueur s’emparant de toute la pièce. Mais lorsque l’écran les condamne à cohabiter, la pénombre s’empare de chaque recoin de l’image, à l’exception du visage du diable, seul point illuminé, renforçant incroyablement l’effroi de cette scène. Et lorsque la pureté d’une jeune fille vient interrompre cet équilibre contre-nature, c’est dans un halo de lumière que disparaît Robert Mitchum, non sans une pointe d’ironie de la part du metteur en scène.
A l’image de cette séquence, tout le métrage va être un affrontement entre le bien et le mal et entre l’obscurité et la lumière. Et si l’horrible Harry Powell est de tous les instants, poursuivant inlassablement les deux enfants pour les corrompre et les assassiner, il est intéressant de constater que lorsque les petits sont amenés à choisir entre une maison éclairée et une maison cachée dans la pénombre, la petite Pearl, symbole de l’innocence, se dirige inconsciemment vers l’obscurité, comme pour nous montrer qu’en plus de devoir lutter contre le mal, les enfants seront aussi amenés à lutter contre eux-mêmes. Les peurs de ces enfants seront également celles qu’ils devront affronter à l’âge adulte.
Christophe Brange
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