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IL ETAIT UNE FOIS... L‘Impasse, de Brian de Palma


Propos liminaire : à l'âge de 14 ans, je découvris « L’Impasse » au cinéma. J’étais sans doute un peu jeune pour comprendre la noirceur et la mélancolie du film, mais je me souviens avoir été particulièrement happée et préoccupée, même des mois après. En le revoyant récemment et en ressentant exactement les mêmes vibrations, je me suis demandée comment un film montrant le milieu de la pègre dans le New York des années 1970, sujet maintes fois exploré au cinéma, pouvait continuer de faire son effet. Voici quelques pistes de réflexion qui, je l’espère, susciteront le débat et donneront envie à ceux qui ne l’ont pas encore vu de découvrir ce chef d’œuvre sous-estimé.


Adapté de deux romans de l’écrivain portoricain Edwin Torres (« Carito’s way » et « After hours »), « L’Impasse » est le 22e long-métrage de Brian de Palma. Son échec relatif lors de sa sortie en France en 1994 (seulement 275 000 spectateurs l’ont vu en salle), sans doute lié à sa fausse réputation de suite de « Scarface », aurait pu reléguer le film au rang d’œuvre mineure et d’énième gangster movie américain. Pourtant, force est de constater qu’il s’est bâti au fil des ans un statut de film culte, marquant pour les uns un tournant dans la filmo de son réalisateur, hissant pour les autres Al Pacino au sommet de sa carrière. Les Cahiers du cinéma l’ont même désigné comme meilleur film de la décennie 1990. Mais comment expliquer cette tardive reconnaissance ? Vingt ans se sont écoulés, et le film n’a pas pris une ride. Revenons sur ses qualités et tentons de percer les secrets de sa longévité.

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Un héros énigmatique et habité

Bien que le film démarre sur un monologue exubérant de Carlito Brigante (Al Pacino), face à une cour de justice contrainte de lui accorder -à contre cœur- une remise de peine, le personnage s’avère tout sauf harangueur. Les comparaisons avec Tony Montana, campé dix ans plus tôt par le même acteur dans « Scarface », sont nombreuses, puisque tous deux sont des trafiquants de drogue latino-américains ayant réussi à bâtir un empire en partant de rien. Mais passée l’introduction de « L’Impasse », on comprend assez vite que les deux personnages sont en fait symétriquement opposés, incarnant d’une part l’ascension fulgurante vers le pouvoir, l’opulence et la violence (Montana), d’autre part la discrète mais résolue descente vers une vie rangée et sans histoire (Brigante). Carlito est donc de ces héros que le pouvoir n’intéresse plus, un homme certes vieillissant mais au charisme intact, qui place l’honneur et la loyauté au sommet de son échelle de valeurs. Al Pacino incarne à la perfection ce personnage mélancolique et énigmatique, toujours de noir vêtu tel l’ombre de lui-même, et qui semble éternellement de passage (son lieu de vie n’est jamais montré). Pour autant, il crève l’écran à chacune de ses apparitions. Sous l’œil de Brian de Palma, Al Pacino n’est pas seulement un personnage. C’est aussi un corps, aux gestes et déplacements d’une classe folle, à la fois virils et gracieux. Exit le Tony Montana enflammé et destructeur, l’heure est à la sagesse et aux grandes décisions. Cette aura qui émane de Carlito Brigante est d’autant plus vibrante que les amis qui l’entourent, l’avocat David Kleinfeld en tête (sans doute l’un des plus grands rôles de Sean Penn), sont tous plus dégénérés les uns que les autres.

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Un film clair et obscur, à l’image de son personnage

L’une des plus belles réussites techniques du film est sa photographie. Pensée pour mettre en évidence les gestes et attitudes des personnages dans leur environnement, elle offre de magnifiques scènes d’obscurité en intérieur (l’attente insoutenable de Carlito derrière la porte d’un bar, persuadé qu’il reste encore des ennemis pour l’attaquer) et en extérieur (l’escapade nocturne en bateau avec Kleinfeld). Le monde de la nuit étant de toutes façons au cœur des activités de Carlito Brigante et de ses amis, le film cumule les scènes au sein de la boîte de nuit appelée « El Paraiso » (autre clin d’œil à « Scarface »), lieu clé où se révèlent intrigues et personnages, et les scènes tournées de nuit dans les rues de New York. On remarquera alors que les séquences les plus lumineuses du film sont celles où apparaît Gail, l’ancien amour de Carlito, dont la blondeur et la fraicheur s’opposent littéralement à la noirceur de ce dernier. La dichotomie, assez marquée, résume à elle seule la quête du personnage : se défaire des forces de l’obscurité pour atteindre la lumière, là où un bonheur possible existe. Mais le monde qui gravite autour de Carlito Brigante n’est peut-être pas prêt à lui rendre sa liberté. Et la mise en lumière du film retranscrit à elle seule ce tragique constat.

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Une déferlante d’idées de mise en scène

Bien plus que dans « Scarface », Brian de Palma fait preuve avec « L’Impasse » d’une grande inventivité dans la mise en scène. La scène finale de course-poursuite entre Carlito et un clan de la mafia italienne, qui dure 30 minutes et a été tournée dans l’enceinte du Grand Central terminal de Manhattan, est devenue culte grâce à son découpage haletant, ses longs plans séquences fluides et sa maîtrise à la fois temporelle et spatiale. Parce qu’elle explore toutes les possibilités de la steadicam de l’époque, cette séquence fait référence dans l’histoire du cinéma. Autre scène marquante : celle de la partie de billard, qui se tient au début du film, alors que Carlito Brigante vient tout juste de sortir de prison. Venu en spectateur mais sentant qu’il se trame quelque chose d’anormal, il sollicite l’assistance des joueurs pour mettre en œuvre un stratagème qui lui permettra de prendre le dessus en cas de dérapage. Le jeu de caméras, la direction d’acteurs et l’étirement du climax créent un suspense remarquable, faisant de cette scène l’une des plus mémorables du film.


Le plus extraordinaire reste que même dans les moments apaisés, la mise en scène brille par sa créativité. Moins célèbre et pourtant tout aussi impressionnante, la scène dans laquelle Carlito se rend chez Gail, en pleine nuit, pour tenter de la reconquérir, est un concentré du savoir-faire de Brian de Palma en matière de création de tension, sexuelle cette fois-ci. Après un dialogue à voix basse à travers la porte entrouverte, puis une parade amoureuse de la femme désirée, vue à travers un miroir, Brigante d’introduit violemment dans l’appartement pour saisir, littéralement, cette promesse qui s’offre à lui. Le mouvement de son corps, entièrement absorbé par la caméra, crée un vertigineux effet de happement, suivi d’une sensation d’ivresse provoquée à la collision des deux personnages. Deux idées de mise en scène (la chainette de la porte, le miroir), trois mouvements bien pensés, des acteurs inspirés, et la magie prend instantanément.

De toute évidence, « l’Impasse » regorge de traits de génie. Outre les aspects précédemment cités, de nombreux détails (les choix musicaux significatifs d’une époque, les répliques cinglantes, l’apparition marquante de futures stars du cinéma comme John Leguizamo ou Viggo Mortensen…) contribuent à donner au métrage, pourtant non exempt de quelques défauts, ses galons de film culte. Reste que chaque visionnage, outre le plaisir inchangé qu’il procure, apporte son lot de révélations qui contribuent à alimenter le mythe. Continuer de voir ce film vingt ans après, c’est rendre secrètement hommage à cette œuvre majeure qui s’ignore.

Sylvia Grandgirard

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