Comment pouvait-il en être autrement ? Comment ne pas craindre l’échec public, les moqueries critiques, voire la vindicte d’une horde de fans bloqués dans leur propre nostalgie ? On a beau admettre qu’adapter une série télévisée au cinéma n’a rien d’une mince affaire, surtout quand les trois quarts des réalisateurs refusent d’admettre que « adaptation » ne signifie pas « transposition », celle de "Chapeau melon et bottes de cuir" n’avait aucune chance d’éviter la catastrophe. Et ce n’est pas en raison de ses prétendus défauts artistiques (pour la plupart injustifiés) ou d’une conception chaotique (sans doute réelle), mais davantage à cause du statut d’une telle série télévisée : inclassable et quasi invraisemblable sur tous les points, et donc impossible à traduire sur grand écran. Cela dit, le résultat réussissant plus d’une fois à friser l’expérimentation totale (donc cohérente avec le style de la série télévisée), l’heure est désormais à la nuance sur un film qui, en fin de compte, ne méritait pas d’être conspué ici et là…
Rêves de cuir
"Chapeau melon et bottes de cuir", ce n’est pas seulement une série télévisée mêlant action, espionnage et science-fiction. C’est avant tout un état d’esprit. Mieux : une anomalie réjouissante au sein de la grille du tube cathodique. Il aura d’ailleurs fallu pas moins de six saisons pour que la série créée par Sydney Newman et Leonard White achève de déverser tout son potentiel culte, et ce au travers d’une structure et d’un casting qui n’ont jamais cessé de changer d’une saison à l’autre. Un seul fil directeur à relever, cependant : un certain John Steed, agent secret à chapeau melon et parapluie, décrit comme un personnage secondaire dans la première saison (en majorité inédite en France) avant de prendre le dessus dans les cinq suivantes, épaulé à chaque fois d’une nouvelle aide. On en comptera trois : l’anthropologue Cathy Gale (saisons 2 et 3), la très sexy Emma Peel (saisons 4 et 5, les plus réussies) et la provocante Tara King (saison 6). Il est aujourd’hui admis, surtout auprès des fans, que la période avec Emma Peel (entre 1965 et 1967) était celle où la série avait atteint son point d’orgue, sans doute à force de tirer aussi indéfiniment, d’un épisode à l’autre, sur une seule et même corde : celle des préliminaires.
Parce que, oui, même si la série reste sage (enfin, façon de parler…) et accessible au public le plus large (idem), le sexe reste l’une de ses composantes majeures, la relation entre Steed (le légendaire Patrick Macnee) et Peel (la sublime Diana Rigg) étant à l’image du principe même du show, à savoir « entretenir sans jamais conclure ». Un début, mais pas de fin. Alors, certes, à la fin de la saison 5, pressée à l’idée de rejoindre son mari miraculeusement vivant, la belle Emma donnait enfin un baiser d’adieu à son partenaire, scellant ainsi la fin des préliminaires et le début d’une nouvelle vie pour eux, chacun de son côté. Sauf qu’un regard attentif sur le mari d’Emma Peel, cadré de dos, rendait vite imparable une grande ressemblance avec la silhouette de John Steed ! Tel est le sel fondamental de cette série : un tandem d’agents secrets complices et complémentaires qui créeront le désir sans jamais cesser de l’exacerber, à la manière d’une cocotte-minute perpétuellement remontée, jusqu’à une fin aussi maligne que trompeuse. Si l’on ajoute à cela les combinaisons de cuir ultra moulantes d’Emma Peel (confectionnées par le couturier Pierre Cardin) et une multitude de dialogues piquants sans cesse à double sens (voire plus), la série avait donc tout pour devenir un objet de culte fantasmatique.
Touche pas à mes bottes !
Ce n’est toutefois pas le côté sexué de la série télévisée qui pouvait présenter un obstacle sérieux à une adaptation cinéma, mais plutôt son caractère inclassable. On évoquait l’absence de fin réelle à propos de la relation entre Steed et Peel, mais chaque saison suivait aussi la même logique : les genres s’y bousculaient sans crier gare, le psychédélisme s’invitait au cœur d’une situation réaliste, la linéarité ne semblait pas de rigueur d’un épisode à l’autre (à part le dernier de chaque saison, il était possible de les voir dans le désordre sans jamais être largué), la résolution de l’intrigue s’effectuait généralement en un claquement de doigts, et la logique prenait parfois de longues vacances au profit d’un surréalisme tous azimuts. D’autant que l’Angleterre y était présentée sous un aspect volontairement désuet, très proche du conte de fées ou du trip fantaisiste. Du coup, la question n° 1 ne pouvait que revenir au premier plan : le film ne devait-il être qu’un épisode de plus, qui plus est fini, surtout quand les fans ont une idée arrêtée sur la question (en gros : niet !) et que la série en question avait pour principe de ne jamais se finir ? Autre problème : trente ans après, à qui un tel film était-il censé s’adresser ? Aux nostalgiques qui avaient toutes les chances de craindre la douche froide ? Aux jeunes qui avaient toutes les chances de ne rien piger à un univers aussi barré ? Pas simple comme situation. On en arrive même à se mordre la queue…
Le pire était donc à craindre une fois la mise en chantier du film annoncée par le studio Warner. Quant à l’équipe sélectionnée, elle laissait clairement à désirer : un producteur (Jerry Weintraub) connu pour avoir massacré la sortie américaine du "Grand Bleu" en modifiant le montage de Luc Besson sans l’avertir, un réalisateur-tâcheron (Jeremiah Chechik) qui avait magistralement foiré le remake US des "Diaboliques" de Clouzot, un Ralph Fiennes inattendu sous le chapeau melon de Steed, une Uma Thurman serrée dans la combinaison en cuir d’Emma Peel, un Sean Connery en guise de super-méchant qui veut contrôler la météo (l’intrigue tourne autour de ça, pas la peine d’aller plus loin…), et cerise sur le gâteau, pour se mettre les fans de la série dans la poche, l’apparition-surprise d’un Patrick Macnee en général rendu invisible à la suite d’une expérience ratée !
On ne va pas se le cacher : si Ralph Fiennes s’en sort haut la main en incarnant un Steed impeccable et pince-sans-rire, le reste du casting ne suscite aucune satisfaction, la palme allant à une Uma bottée sans le moindre rapport avec l’héroïne que l’on a tant aimée. Pour tout dire, à cause de ses tenues vestimentaires ultra sexy et de son regard d’action-girl vénéneuse, on a sans cesse l’impression de visualiser la Poison Ivy de "Batman & Robin", véritable monument de fluorescence nanardesque dans lequel elle venait tout juste de tourner. Quant à l’ami Sean, il y a Connery dans son déballage sérieux de dialogues ineptes (il suffit d’entendre son discours menaçant au palais de Buckingham) ou de numéros de charme dignes d’un milliardaire sous Viagra… Mouais, ça ne fait pas très envie, tout ça…
Un cinéaste qui se prend (un peu) le melon…
Après, si l’on laisse de côté un scénario accessoire qui enchaîne les dialogues lourdingues (aux trois quarts composés d’au moins un jeu de mot ou d’une référence à la manière de déguster le thé), qu’est-ce qu’un tâcheron comme Jeremiah Chechik pouvait apporter visuellement à l’ensemble ? À l’époque de la sortie du film, il s’en expliquait : « J’ai voulu rester fidèle à l’atmosphère de la série originale, et faire en sorte que le moteur du film serait l’histoire d’amour entre Steed et Peel […] Je ne peux pas dire qu’il s’agisse d’un film purement d’action. C’est-à-dire que c’est un peu comme une pièce de Noel Coward, mais c’est aussi comme un James Bond ou un "Alice au pays des Merveilles". C’est une combinaison des trois […] Mon ambition a été de faire un film populaire intelligent ». Chacun jugera à sa guise la conformité du résultat envers les intentions d’un cinéaste qui s’est sans doute pris un peu trop le melon, mais force est de constater que le film a su retranscrire de façon brillante l’univers désuet et bizarre de la série.
D’entrée, la scène d’ouverture donne le tempo : une suite de bagarres entre Steed et plusieurs personnages dans une rue londonienne lardée de pièges… qui n’était en réalité que le décor d’une séance d’entraînement ! Bonne entrée en matière pour un film qui fait de l’artificialité son moteur graphique et narratif, installant celle-ci dans une suite de lieux qui semblent parfois repousser les frontières du surréalisme : rues désertes où semble se profiler une menace, parcs silencieux où l’on passe de l’été à l’hiver en dix secondes, chausse-trappes dans chaque décor du quotidien, maisons cadrées comme des maquettes à l’ancienne, escaliers en spirale ou en trompe-l’œil, labyrinthes décrits comme une boucle où l’on revient toujours au point de départ, sans parler d’une vague histoire de clonage (on a droit à deux Emma Peel pour le prix d’une !) ou d’ingrédients à la "Orange mécanique" (les méchants sont déguisés en gros nounours colorés ou en descendants punks des Droogies). Tout le plaisir ressenti est dans cette impression de voir un film en roue libre, sans aucun repère temporel ou chronologique, qui semble construire et redéfinir ses propres règles à chaque scène, histoire d’atteindre un stade de plus dans le décalage absurde et le non-sens jubilatoire.
So british !
En cela, il est clair que Chechik a su faire preuve de fidélité, non seulement à la série mais à ce qui caractérise l’esprit british : un peu de pluie (il est souvent question de mauvais temps), pas mal de non-sens et beaucoup de thé. Par ailleurs, le film étant aussi une redéfinition un tant soit peu moderne de la série télévisée, il n’évite certes pas les ajouts contemporains mais prend soin de les harmoniser à la dimension foutraque de l’intrigue : à titre d’exemple, on y croisera des tempêtes en images de synthèse ou encore une nuée de guêpes mécaniques qui font tout péter quand elles piquent. En termes de spectacle, il est cependant clair que le résultat n’égale pas en virtuosité un épisode moyen de James Bond et reste à des années-lumière de l’adaptation triomphale de "Mission Impossible", ce que la bande-annonce laissait déjà présager. Mais ce qu’il perd en action, il le gagne ailleurs, autant sur l’incongruité des situations qu’au sein d’une narration qui abuse à outrance des inégalités de rythme (ça peut désorienter, mais c’est aussi très stimulant).
Au final, le cinglant échec critique et public du film aura passé sous silence ces qualités loin d’être négligeables, et on peut s’en attrister, tant le résultat ne méritait pas une telle tempête de températures négatives. Aujourd’hui, les choses ont bien changé : Ralph Fiennes a joué les méchants sans nez face à un petit sorcier à lunettes, Uma Thurman boit du Schweppes en attendant de retrouver un vrai grand rôle depuis "Kill Bill", Sean Connery coule une retraite paisible dans son Écosse natale, et Weintraub s’est verni en produisant la saga "Ocean’s" avec la bande à Steven Soderbergh. Quant à Jeremiah Chechik, il s’est recyclé dans la réalisation de certains épisodes de la série "Chuck". Encore une histoire d’agent secret, comme par hasard…
Guillaume Gas
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