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GENRE(S), SEXE(S) et CINÉMA(S) : LES FRAISES SAUVAGES


Cette rubrique a pour objectif de réfléchir de façon cinématographique au concept de genre : inégalités femmes/hommes, stéréotypes de genre, identité sexuelle… Chaque article propose ainsi d’aborder ces questions à partir d’un film ou d’un aspect particulier du cinéma.

Deuxième épisode : "Les Fraises sauvages" (1957) d’Ingmar Bergman.
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Le personnage principal de ce classique de Bergman est Isak Borg, un homme au crépuscule de sa vie (d’ailleurs joué par un Victor Sjöström malade dont ce fut le dernier film), qui fait le point sur son existence. Pourtant, sont abordées aussi, en filigrane, des questions qui ont été peu analysées : la place des femmes et les rapports hommes-femmes dans la société suédoise des années 1950. Si les fraises sauvages, en faisant remonter les souvenirs du personnage, sont un peu l’équivalent cinématographique des madeleines de Proust, se pourrait-il qu’elles soient aussi une évocation métaphorique des personnages féminins du film ? Toujours est-il que la diversité féminine dans cette œuvre patrimoniale du cinéma mérite qu’on se penche un peu sur cet aspect, notamment pour la façon dont il évoque l’évolution des mœurs.

Les premiers personnages féminins apparaissent à l’écran dès le prologue, sous la forme de photographies encadrées, alors qu’Isak Borg se présente en voix-off : d’abord sa bru, au moment où il parle de son fils unique (dont on apprend qu’il est aussi médecin et qu’il n’a pas d’enfant), puis sa mère, et enfin son épouse, Karin, décédée depuis plusieurs années. Cet inventaire n’a rien d’anodin : s’il s’avère immédiatement cohérent avec le caractère solitaire de Borg (qu’il a lui-même affirmé dès le départ), il sonne aussi comme un aveu inconscient du personnage à propos de l’importance réelle des femmes dans sa vie. Mais il s’agit aussi d’un trompe-l’œil car Karin, en étant la seule nommée parmi les quatre personnages photographiés, peut apparaître comme la plus importante. Or, dès le plan suivant, surgit une autre femme. Brièvement interrompu, Borg l’identifie ainsi : « Par bonheur, j’ai une excellente gouvernante ». Le sous-entendu est en fait plutôt glaçant : il n’y avait pas d’amour entre Isak et Karin, puisque l’existence de la gouvernante suffit à compenser son absence !

Une fois le générique passé, Bergman nous expose une relation plutôt ambiguë entre Borg et cette gouvernante, Agda. Le premier, en pyjama et robe de chambre, entre sans frapper dans la chambre de la seconde, encore couchée. Se développe alors un dialogue qui tient plus d’une dispute au sein d’un vieux couple, lorsqu’elle se montre vexée qu’il puisse partir sans elle pour la cérémonie qui va le nommer docteur jubilaire.

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De jeunes femmes libérées

Puis, lorsqu’Isak prend son petit déjeuner, arrive sa bru, Marianne, qui lui demande si elle peut faire la route avec lui. Ce personnage se pose dans une sorte d’entre-deux, tentant d’allier une certaine considération pour ses aînés et une volonté de modernité. Cela se traduit physiquement lors de sa première apparition : elle porte une robe longue et sobre, mais elle fume. D’autre part, on comprend qu’elle s’est réfugiée chez son beau-père et qu’elle hésite à se séparer d’Evald, le fils d’Isak. Dans la scène suivante, lorsqu’Isak déclare qu’« une loi devrait interdire aux femmes de fumer », l’expression de Marianne montre une véritable exaspération mais elle détourne d’abord la conversation pour éviter toute confrontation. Lorsqu’Isak revient toutefois sur ce thème en affirmant que le cigare est « un vice d’homme », Marianne ose demander : « Quels vices y a-t-il pour une femme ? » Bergman poursuit alors le portrait d’un homme du passé en faisant répondre à Isak : « Pleurer, enfanter et dire du mal d’autrui ». Marianne souligne subtilement le caractère rétrograde de cette réplique en demandant immédiatement : « Quel âge avez-vous vraiment ? » Isak n’est d’ailleurs pas dupe : « Tu fais de l’ironie ? » La discussion évolue ensuite vers une véritable franchise, avec l’aval d’Isak. Ce que Marianne dit alors de lui sonne comme un réquisitoire contre la sournoiserie des sociétés paternalistes : « Vous n’êtes qu’un vieil égoïste, sans le moindre égard pour autrui, qui n’écoute que lui-même mais qui camoufle tout cela par ses bonnes manières et son charme ».

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Arrive ensuite la scène où Isak et Marianne font une pause près de la maison où le vieil homme a passé tous les étés de son enfance. La vision des fraises sauvages fait ressurgir le passé. À travers un mélange de souvenirs et d’illusion, il revoit sa cousine Sara, avec qui il avait une relation amoureuse mais qui a fini par se laisser séduire par Sigfrid, le frère d’Isak. On comprend mieux l’aigreur du personnage et l’absence d’amour entre lui et Karin, dont on saisit qu’elle a sans doute été un choix par dépit.
Les rêveries d’Isak sont soudainement interrompues par l’irruption d’une jeune femme qui ressemble de façon troublante à Sara et porte le même prénom (les deux femmes sont jouées par Bibi Andersson). Dès son apparition, tout participe à faire d’elle la femme moderne et émancipée : sa tenue (pantalon, chemise à carreaux), sa coiffure (cheveux courts), sa grande désinvolture (notamment dans sa façon de tutoyer le vieil homme), sa liberté de ton... Ensuite, sa présence dans la voiture paraît délivrer Marianne, qui se détache les cheveux. Sara affiche son extrême indépendance en tenant une pipe (même si celle-ci semble éteinte) et en voyageant avec deux jeunes hommes, Anders, qu’elle présente comme son « ami fidèle » tout en disant « nous nous aimons avec passion », et Viktor, qui les « chaperonne » sur ordre du père de la jeune femme, laquelle affirme qu’il l’« aime aussi ». Elle continue avec une spontanéité sans tabou : « Il me faut séduire Viktor pour m’en débarrasser. Je suis vierge, voilà pourquoi je suis si mal embouchée ».

Une misogynie bien ancrée

Lors de la scène de l’accident qui suit, un nouveau personnage féminin intervient : Bérit, la conductrice de l’autre véhicule. Son mari, Alman, la présente comme une ancienne actrice et la rend responsable de l'accroc. Il la force à s’excuser. On la sent totalement soumise, même si elle se permet ensuite de se moquer de son mari lorsqu’il remet sa voiture sur ses roues avec l’aide des autres. Cette tentative de rébellion semble encourager l’homme à l’humilier davantage devant les occupants de l’autre véhicule : il prétend que son comportement est dû à un état de choc, et qu’il lui permet de le ridiculiser car c’est une « excellente psychothérapie ». Dans la scène suivante, il accentue son emprise, apparaissant comme un véritable pervers narcissique. Alors que sa femme est en pleurs, il est hilare, met en doute sa sincérité (car c’est une actrice) et parle d’elle à la troisième personne tout en la fixant avec insistance, pour mieux la briser. La gêne est palpable parmi les autres personnages mais seule Marianne ose briser leur silence. Quand elle lui suggère de laisser sa femme tranquille, Alman opte pour l’ironie machiste : « Ne touchez pas aux larmes des femmes, elles sont sacrées ». Il tente ensuite de disqualifier l’intervention de Marianne en prétendant qu’elle peut se « payer le luxe de la défendre » parce qu’elle est « belle » ! Ce personnage paraît incapable de porter un quelconque crédit intellectuel à une femme, affirmant implicitement que le sarcasme dont fait preuve Marianne est, pour lui, inexplicable car elle ne lui semble pas hystérique contrairement à sa femme. Voilà résumé en un personnage les plus grands stéréotypes de la mentalité misogyne : si une femme fait preuve d’une forme de révolte contre un homme, ou d’une simple affirmation de son individualité, c’est parce qu’elle souffre d’hystérie – implicitement : une femme dépend d’un homme (le plus souvent son mari ou son père) et n’a pas d’intelligence propre.

Un autre aspect de la domination masculine est abordé durant l’arrêt à la station-essence. Le pompiste, qui connaît et admire le docteur Borg, appelle sa femme enceinte et suggère d’appeler leur futur fils Isak en son honneur. Le médecin demande alors ce que serait leur choix si l’enfant était une fille. Réponse du futur père : « Nous ne faisons que des garçons ». C’est un réflexe typique des sociétés qui valorisent plus les hommes : pour certains pères, avoir une fille n’est pas envisageable ! Également prisonnier des traditions, Borg ne semble absolument pas choqué par cette réponse et propose d’ailleurs d’être « le parrain du garçon », ne faisant plus allusion à l’autre hypothèse.

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Une émancipation difficile ?

Plus tard, Isak rend visite à sa mère (âgée de 96 ans), en compagnie de Marianne. Lorsqu’ils pénètrent dans la maison, la vieille dame reste un moment hors-champ, la caméra s’attardant sur le visage de Marianne. Lorsque le raccord regard est enfin proposé, l’aïeule est encore invisible, cachée derrière Isak, puis elle se penche, dévisage Marianne et déclare sèchement : « Est-ce ta femme ? Je ne veux pas la voir. Elle nous en a trop fait ». Cette réplique sert à dresser le portrait d’une femme à la fois sénile et caractéristique d’une pensée orthodoxe, austère et intransigeante. Après que Marianne l’a saluée avec une grande courtoisie, elle reproche à la jeune femme de ne pas être « auprès d’Evald et de [s]on enfant ». Marianne lui rappelle qu’ils n’ont pas d’enfant, provoquant une remarque très conservatrice : « Les jeunes d’aujourd’hui sont curieux ». Elle se justifie immédiatement en se prenant pour exemple : « J’ai mis, moi, dix enfants au monde ! » À travers ce personnage, transparaît la façon dont les femmes elles-mêmes sont façonnées par des siècles de domination masculine qui les ont assignées à des rôles restreints de mères et d’épouses.

Après cette visite, Anders et Viktor, qui s’étaient déjà disputés au sujet de la religion, sont en train de se battre, officiellement pour les mêmes raisons, mais il y a fort à parier qu’ils expriment implicitement leur rivalité amoureuse envers Sara. D’ailleurs, Bergman se focalise sur la discussion entre Isak et Sara, véritables spectateurs du combat de coqs qui se déroule essentiellement hors-champ. La jeune femme explique qu’elle leur a suggéré : « Occupez-vous plutôt de moi ». Sa franchise et le contenu de ses déclarations continuent de la poser un peu plus comme la femme affranchie par excellence. Elle s’interroge sur celui qui lui plaît le plus, visiblement épanouie par sa possibilité de choisir librement celui qu’elle aimera. Elle avoue ostensiblement son attirance physique pour Anders, mais la volonté du jeune homme de devenir pasteur lui paraît « antique », elle-même n’étant pas croyante. Inversement, elle admet que Viktor l’intéresse parce qu’il est « sympa », qu’il « ira loin » et qu’il gagnera « plus d’argent » s’il devient docteur. Sur ce point, on peut déceler un soupçon de conformité avec le statut social traditionnel des femmes qui vivent aux crochets de leurs maris – et n’ont donc pas d’indépendance, ne serait-ce que du point de vue financier. Quand les deux hommes sont séparés par Marianne et qu’ils s’installent à nouveau dans la voiture de part et d’autre de Sara, celle-ci s’amuse à les provoquer : « Alors, Dieu existe ? »

Isak s’endort ensuite sur le trajet (notons au passage que c’est, comme souvent durant le film, Marianne qui conduit). Reprennent donc ses rêveries et son introspection, qui nous permettent de mieux comprendre son rapport avec les femmes. Il se souvient de sa cousine Sara, qui lui annonce qu’elle va se marier avec Sigfrid et paraît prendre un plaisir malsain à le faire souffrir. Il se retrouve ensuite dans une scène cauchemardesque qui mêle habilement consultation médicale (dont il est le patient), procès (où il est le prévenu) et examen oral de type universitaire (où il est le candidat). Désarçonné par cette étrange situation, il y apprend que sa femme l’accuse de « froideur, égoïsme, dureté ». Il est alors conduit dans la forêt où il revit la fois où il a été témoin d’une relation adultérine de son épouse. On saisit donc que le personnage s’est réfugié dans sa froideur par incapacité à digérer deux échecs amoureux, ce qui l’a conduit à la solitude.


Traumatismes, héritage et mimétisme

Une fois son somme terminé, Isak se confie à Marianne sur ses rêves récurrents : « comme si je voulais me dire quelque chose qu’au fond je ne veux pas entendre […] : que je suis mort bien que je vive ». À ces mots, l’expression de sa belle-fille se durcit car cela lui rappelle l’échange qu’elle a eu avec Evald lorsqu’elle lui a annoncé être enceinte. Celui-ci lui a demandé de choisir entre lui et l’enfant. « Il est absurde de mettre des enfants au monde et de croire qu’ils auront une meilleure vie que nous », a-t-il ajouté avant d’avouer que lui-même était un enfant qui n’était « pas désiré dans une union qui était un enfer » et qu’il n’était même pas certain d’être le fils d’Isak. Ses propos sont alors proches de ceux de son père : il sous-entend un certain déterminisme sur les besoins supposés naturels des femmes, qui seraient « de vivre et de donner la vie », alors que les siens seraient « de mourir, d’être complètement mort ». Après cette confession, Isak se sent probablement fautif de la froideur de son fils car il autorise Marianne à fumer. À travers ces deux personnages masculins, l’incapacité d’être père peut apparaître comme un autre déterminisme (l’effet miroir du fantasmagorique instinct maternel) mais on comprend en fait que c’est lié aux traumatismes personnels de ces deux hommes, donc que la question de la paternité dépend d’évolutions individuelles et d’influences sociales, et non d’une inhérente caractéristique masculine.

Puis on comprend mieux ce qui se cachait derrière les expressions de Marianne lors de la visite chez la mère d’Isak, quand elle avoue la peur qu’elle avait ressentie en comparant la froideur de l’aïeule à celles d’Isak, d’Evald et de son futur fils : il lui paraît alors nécessaire de rompre avec cet héritage comportemental, quitte à élever seule son enfant. Elle évoque aussi le couple rencontré lors de l’accident, refusant que son propre couple devienne ainsi – Isak faisant remarquer que cette rencontre lui a rappelé sa propre relation avec son épouse. Le ménage traditionnel est ainsi questionné de façon tacite.

Les personnages arrivent ensuite à destination. Isak retrouve Agda, qui est finalement arrivée avant lui. La gouvernante prend des mains du vieillard le bouquet que Sara, Anders et Viktor venaient de lui offrir, comme si ces fleurs lui étaient destinées ; et leurs chamailleries recommencent. Les retrouvailles entre Marianne et Evald présentent quant à elles un mélange de froideur et de possibilité de réchauffement.

La pression du regard d’autrui

Après la cérémonie organisée en son honneur, Isak s’inquiète de la mine fatiguée d’Agda et lui indique qu’il regrette leur dispute du matin. Agda le croit malade, tellement l’attitude du vieil homme ne correspond pas à son comportement habituel. Le professeur ose ensuite lui proposer de se tutoyer, comme une reconnaissance des nombreuses années qu’ils ont vécues ensemble, mais la gouvernante refuse catégoriquement de telles « familiarités ». Surgit un autre aspect du statut traditionnel des femmes quand elle ajoute : « Une femme doit veiller à sa réputation ». Sa courte argumentation fait apparaître toute la pression sociale, à travers le jugement d’autrui, qui ralentit toutes les tentatives d’évolution des rapports entre femmes et hommes. Elle sous-entend également le fait que la société est encore plus incapable d’accepter des relations libres entre deux personnes âgées. Quand elle sort de la chambre, elle conclue : « Je laisse la porte ouverte ; vous savez où je suis en cas de besoin ». Cela rentre certes dans son rôle de gouvernante mais le sourire qu’elle arbore sonne comme une possible invitation, avec l’allusion suivante : toute relation est tolérable mais elle doit rester secrète si elle sort des normes admises.

Juste après, Isak entend une chanson provenant de l’extérieur. Il sort sur le balcon et, en contrebas, aperçoit Sara, Viktor et Anders qui viennent le féliciter avant de pa
rtir. Alors que les jeunes hommes sortent du plan, Sara ajoute, avec le ton espiègle qui la caractérise : « Sais-tu que je n’aime que toi ? » Il est facile d’y voir dans cette séquence un retournement de la fameuse scène du balcon de "Roméo et Juliette", donc un pied-de-nez possible aux relations traditionnelles entre hommes et femmes. Ensuite, Isak parle à son fils, qui admet qu’il ne peut pas vivre sans Marianne et affirme : « Elle décidera ». C’est une porte entre-ouverte vers plus d’égalité et de compréhension au sein de leur couple – donc de modernité.

Le film se termine par un rêve plus apaisé d’Isak, dans lequel sa cousine Sara l’aide à retrouver ses parents. Des courants de pensée rétrograde (de type Manif pour tous) pourraient interpréter cela comme la nécessité absolue, pour l’équilibre d’un enfant, de vivre aux côtés d’un père et d’une mère. Mais y voir un tel signe n’est pas cohérent par rapport au reste du film. Plus que la défense de la famille traditionnelle, ce film de Bergman semble plutôt plaider pour plus d’égalité entre hommes et femmes, pour plus de liberté amoureuse, et pour plus de sérénité dans les relations humaines – ce qui, par extension, aurait également des conséquences positives sur le bien-être des enfants.

>>> En partenariat avec l'association EgaliGone

Raphaël Jullien

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