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Décryptage : les polémiques sur le genre passées au crible cinématographique


Depuis les premiers débats sur la loi pour le « mariage pour tous » en 2012 jusqu'aux polémiques sur les programmes pédagogiques « ABCD de l'égalité » début 2014, la société française est agitée par divers mouvements qui se crispent autour des questions de sexualité et de genre. Le cinéma lui-même a été la cible de ces tendances souvent rétrogrades et parfois carrément obscurantistes : les déclarations de Christine Boutin après la Palme d'or de « La Vie d'Adèle » (sous-entendant l'existence d'un complot gay), les pressions du lobby catholique traditionaliste1 Civitas contre le film « Tomboy », ou encore les retraits d'affiches de « L'Inconnu du lac » par peur de choquer les habitants les plus conservateurs. Pourtant, le cinéma est un outil pédagogique pertinent (à destination des jeunes et/ou des adultes selon les films) pour expliquer le concept de genre à ces personnes qui se radicalisent sans essayer de comprendre ce qu'ils rejettent et caricaturent ! On vous propose donc d'expliquer cette notion en utilisant le cinéma comme outil, afin de combattre l'ignorance, le mensonge et l'intolérance.

Rappelons tout d'abord qu'il est préférable de parler d'études de genre (au pluriel) plutôt que d'une supposée « théorie du genre » unique, terme essentiellement utilisé par ceux qui refusent les conclusions de multiples recherches scientifiques et universitaires, et tentent ainsi de les décrédibiliser en les rabaissant à de vagues hypothèses non vérifiées. Notons aussi qu'il n'est pas hasardeux que cette formulation soit une sorte de miroir de l'expression « théorie de l'évolution » car, dans les deux cas, les mouvements religieux et ultra-conservateurs sont à la pointe de l'obscurantisme pour combattre des recherches qu'ils considèrent comme mécréantes2 ! Remarquons également que le concept de genre ne remet pas en cause le sexe biologique comme certaines critiques caricaturales l'affirment – le genre englobe un ensemble de comportements et de marqueurs qui ne sont pas déterminés par la biologie mais construits par la société. Un film de science-fiction pourrait d'ailleurs illustrer cette remarque : dans « Starship Troopers » (1997), Paul Verhoeven (qu'on pourrait difficilement qualifier de réalisateur féministe !) mélange hommes et femmes dans le sport et dans l'armée (jusque dans les douches communes) sans pour autant nier les différences biologiques entre les sexes ni empêcher l'attirance (hétérosexuelle) entre ses personnages. Pour reprendre les caricatures les plus hallucinantes des mouvements « anti-genre », il n'a donc jamais été question de vouloir faire accoucher un homme ou de greffer un pénis aux jeunes filles ! Les études de genre, comme la plupart des recherches scientifiques, n'ont d'ailleurs pas d'agenda et donc pas de « projet de société » – tout le contraire de ceux qui refusent la notion de genre et crient aux complots, car c’est bien eux qui veulent imposer une vision unique, restrictive et inégalitaire de la société, au nom des traditions et de la religion.

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Si les différences biologiques entre les femmes et les hommes ne sont évidemment pas niées, les études de genre montrent aussi que sexe et sexualité sont deux concepts différents. L'identité sexuelle est ainsi une des composantes de l'identité de genre, les études restant toutefois indécises sur ce qui relève de l'inné ou de l'acquis. La majorité des personnes sont certes « cisgenres » (c'est-à-dire que leur identité de genre correspond à leur sexe biologique), et cela explique que l'hétérosexualité ait été facilement instituée comme norme dans toutes les sociétés contemporaines. D’ailleurs, c'est souvent à partir des sexualités LGBT (lesbienne-gay-bi-trans) que la question de l’identité sexuelle est étudiée et pensée – les particularismes, qu'ils soient véritables ou perçus comme tels, sont souvent des sujets d'étude privilégiés par la science car ils permettent aussi d’en apprendre plus sur la norme. Il n'est pas surprenant qu'un grand nombre de films abordent la question de l'homosexualité en révélant à quel point l'hétérosexualité s'impose de façon quasi dictatoriale dans sa façon de rejeter les homosexuel(le)s. Des films comme « Fucking Amål » (1998), « C.R.A.Z.Y. » (2005), « Le Secret de Brokeback Mountain » (2005), « Contracorriente » (2009) ou encore le documentaire « Les Invisibles » (2012) mettent ainsi en avant des individus qui se voient contraints de vivre leur sexualité de façon clandestine car elle n'est pas conforme à une norme qui les empêche d’être différents. D'autre part, un film tel que « Dr Kinsey » (2004), qui s'inspire des véritables recherches du précurseur Alfred Kinsey (publiées en 1948 et 1953), souligne la grande diversité des comportements sexuels humains et permet de comprendre qu'une majorité statistique (hétérocentrée et maritale) peut devenir une « norme » mais ne peut pas être qualifiée de « normalité », ni empêcher les individus de vivre librement leurs différences sexuelles – du moins pas quand il y a consentement mutuel car la pédophilie ou le viol sont une tout autre histoire ! Il est également utile de rappeler, comme l'a notamment souligné l'historien Marc Ferro, qu'un film est, comme toute production artistique, toujours plus le reflet de son époque de réalisation que de celle qui est narrée ; ainsi, il est symptomatique de constater que la très grande majorité des péplums reconstruisent les sociétés romaines ou grecques en fonction des repères contemporains (hétérosexuels et judéo-chrétiens) alors que les questions de famille et de sexualité n'étaient pas considérées de cette manière dans l'Antiquité – à ce titre, un film comme « Alexandre » (2004), dans lequel Oliver Stone respecte la bisexualité du roi macédonien, permet de mieux comprendre que les standards sociaux (quels qu'ils soient) sont bel et bien construits par les civilisations et non légitimés par la biologie. Il ne tient donc qu'aux sociétés actuelles d'accepter la diversité plutôt que d'imposer une norme exclusive en se réfugiant derrière des critères biologiques peu pertinents.

Hommes-femmes, mode d’emploi

« Les Garçons et Guillaume, à table ! » (2013) est l'un des films les plus intéressants pour comprendre la force des normes et constructions sociales en termes d'identité de genre, car il aborde le sujet dans toute sa complexité : le personnage principal de ce film (d'inspiration autobiographique, rappelons-le) se croit et/ou se revendique tour à tour féminin et homosexuel, car il intègre plus ou moins inconsciemment le fait que certains goûts ou comportements qui le caractérisent sont sociologiquement associés au sexe féminin et/ou à l'homosexualité3. Or, ce personnage (et donc Guillaume Gallienne lui-même) s'avère hétérosexuel, ce qui est en soit la preuve irréfutable que l'assimilation de certaines attitudes à un seul des deux sexes n'est que pure construction normative et donc sociétale.

Dans nos sociétés encore très patriarcales, la sexualité reste d'ailleurs essentiellement une affaire d'hommes. Prendre en main sa sexualité et l'assumer, c'est encore un défi pour les femmes contemporaines, et elles le relèvent parfois au cinéma de façon radicale : dans « Baise-moi » (2000), « Dirty Diaries » (2009) ou encore « Shortbus » (2006), les personnages féminins décident de ne pas subir leur sexualité et l'affichent sans complexe ni tabou. De façon bien plus soft, des films aussi divers que « Thelma et Louise » (1991), « Sur la route de Madison » (1995), « Bound » (1996), « Oh my God ! » (2011) ou encore « La Source des femmes » (2011), permettent aussi, au travers de la sexualité, une émancipation plus large des personnages féminins dont pourraient (devraient ?) s'inspirer les spectatrices (mais aussi les spectateurs, d'ailleurs !).

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Mais, évidemment, la notion de genre ne saurait se réduire au seul thème de la sexualité. C'est d'ailleurs une autre caricature anti-genre de se focaliser sur cette seule approche – avec une vision si étroite et erronée des choses, on comprend aisément que ces personnes soient scandalisées par toute forme d'initiative scolaire ayant pour but de déconstruire les stéréotypes de genre ! Ceci dit, la question de la sexualité peut aussi être un aspect révélateur des structures patriarcales pluriséculaires. De nombreuses recherches4 montrent ainsi que la répartition des tâches ménagères est bien plus égalitaire au sein des couples homosexuels car ceux-ci sont moins marqués par le poids des traditions qui désavantagent les femmes dans les couples hétérosexuels. Prenons l'exemple de « Mango Kiss » (2004), film plutôt médiocre dans l'ensemble mais intéressant sur ce thème : les personnages, lesbiennes, mettent en place des sortes de jeux de rôles plus ou moins sexualisés et sadomasochistes, où elles reproduisent les stéréotypes des couples hétérosexuels de manière volontairement caricaturale, certaines jouant des rôles dominateurs clairement masculinisés (le « papa », le « capitaine »...) alors que les postures de dominées sont féminisées et/ou infantilisées. Le fait même que ces jeux soient de nature SM souligne bien que ces répartitions des rôles ont quelque chose de cruel et d'injuste. Parmi les personnages de ce film, figure un couple lesbien qui se calque sur une norme hétérosexuelle plutôt rétrograde : Val adopte un comportement de conjoint macho et désagréable qui regarde la télé tandis que sa conjointe Leslie endosse le costume de la soubrette qui passe l'aspirateur. Pour ces deux personnages, cela dépasse le jeu de rôle, comme le soulignent les deux héroïnes : Lou les considère « enfermées dans les rôles rigides qu'[elle] voulai[t] éviter » et Sassy demande à Leslie si elle a « toujours été du style femme mariée », celle-ci lui répondant qu'elle était « née et élevée pour trouver [s]on homme » et que, même si Val est une femme, « la formule s'applique quand même ». Le poids de l'éducation et des normes sociales peut difficilement être plus net : même si on y échappe partiellement, les stéréotypes peuvent nous rattraper, car ils sont profondément ancrés dans les habitudes collectives !

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La domination masculine peut aussi être questionnée par le cinéma de façon drastique : dans « Jacky au royaume des filles » (2014), Riad Sattouf s'amuse à inverser les rôles pour mieux faire réfléchir les spectateurs sur le bien-fondé des traditions et habitudes sociétales qui favorisent les hommes. Le cinéma incite donc parfois les hommes et les femmes à s'affronter à armes égales et à vivre sur le même pied d'égalité. Étonnamment, on peut observer cette tendance très tôt dans l'histoire du cinéma : « L'Insoumise » (1938) ou « Madame porte la culotte » (1949 – au titre français peu élégant !) étaient déjà des tentatives de cinéma féministe qui exploraient la notion de genre bien avant que celle-ci ne devienne un sujet d'études universitaires ! L'ancrage des stéréotypes de genre intervenant dès le plus jeune âge, il est également pertinent d'y réfléchir en évoquant l'enfance. Au grand dam des intégristes, « Tomboy » (2011) est une remarquable leçon d'intelligence et d'humanisme. Dans ce film, où une jeune fille de dix ans, qui vient de déménager, se fait passer pour un garçon pour mieux s'intégrer dans son nouveau quartier, on voit bien qu'une personne est perçue très différemment selon si elle est considérée en tant que fille ou en tant que garçon, alors qu'il s'agit du même individu ! Le poids des regards et des stéréotypes a rarement été mis en évidence de façon aussi pertinente au cinéma, et c'est en cela que ce film est un précieux outil pédagogique, qui devrait même être déclaré d'utilité publique pour mieux protéger la société contre les risques de régression obscurantiste ! En laissant un peu de côté le cinéma, un test simple permet le même constat que « Tomboy » : habillez un même bébé tantôt en rose tantôt en bleu, et observez les réactions...

Il va y avoir du sport !

Le thème du sport, en partie abordé dans « Tomboy » (on voit la jeune fille jouer au foot torse nu avec des garçons), est idéal pour réfléchir aux lieux communs sur l'infériorité supposée du sexe dit « faible » : le football dans « Joue-la comme Beckham » (2002), le baseball dans « Une équipe hors du commun » (1992), la boxe dans « Girlfight » (2000), « Million Dollar Baby » (2004) ou « Dans les cordes » (2007), figurent parmi les démonstrations cinématographiques que les sports n'ont pas de sexe et qu'ils sont symptomatiques des stéréotypes de genre. Inversement, « Billy Elliot » (2000) démonte les clichés sur la danse, qui serait l'apanage des filles et des homosexuels. De façon plus générale, le cinéma a su proposer toute une gamme de « femmes à poigne » faisant face à des difficultés qui semblent tout aussi insurmontables pour elles que pour les hommes : pour ne prendre que deux exemples, l’héroïne de « Cours, Lola, cours » (1998) cherche à sauver son mec plutôt loser sur les bords, et celle de « Gravity » (2013) s’avère plus coriace que ses collègues masculins.

Girl Power !

Dans la même logique, le cinéma a créé ou adapté tout un panel d'héroïnes modernes (aventurières et autres femmes d'action) qui s'affirment comme les égales de leurs équivalents masculins. Il est vrai qu’elles sont parfois des objets de fantasme masculin, à l'image de « Barbarella » (1968) ou « Lara Croft » (2001 et 2003), mais cela contribue à titiller la virilité instituée ! Un réalisateur comme Quentin Tarantino propose une place quasi-équivalente aux femmes et aux hommes dans sa filmographie survitaminée avec, évidemment, l'héroïne de « Kill Bill » (2003 et 2004), mais aussi celles de « Boulevard de la mort » (2007), le personnage-titre de « Jackie Brown » (1997) ou celui joué par Mélanie Laurent dans « Inglourious Basterds » (2009). Depuis le début des années 2000, les adolescent(e)s sont de plus en plus habitué(e)s à ces nouvelles formes d'héroïsme féminin, notamment via la saga à succès « Hunger Games » et diverses super-héroïnes : « Catwoman », la Femme invisible des « Quatre Fantastiques », la Veuve noire dans « Avengers » ou encore les différentes mutantes des « X-Men » (série qui serait en outre, selon l'acteur Ian McKellen, une défense symbolique des droits des homosexuels).


Au risque de décevoir les intégristes qui ont peur que leurs enfants soient pervertis, force est de constater que l'animation (pas toujours créée pour les enfants, soit dit en passant) s'imprègne de plus en plus d'une forme de rééquilibrage en faveur de l'égalité des sexes – et donc contre certains stéréotypes de nos sociétés. Chez les studios Disney, pourtant très imprégnés par les diktats du marketing et trop frileux face à l'innovation, on assiste, de façon partielle et souvent maladroite, à une mutation progressive des personnages féminins depuis « Pocahontas » (1995), qui finit par décider librement de sa vie, jusqu'à la récente « Rebelle » (2012) de la filiale Pixar (sans doute la seule vraie féministe de la galaxie Disney) en passant par l'héroïne guerrière de « Mulan » (1998), la gamine casse-cou de « Lilo et Stitch » (2002) ou la pauvre jeune fille noire qui prend en main ses rêves de restaurant dans « La Princesse et la Grenouille » (2009). En-dehors de Disney, d'autres personnages animés bousculent un peu nos sociétés masculino-centrées : dans « Dragons » (2010) la jeune Astrid est en quelque sorte plus « virile » que le jeune héros viking ; l'héroïne de « Princesse Mononoké » (1997) est combative et déterminée ; et le personnage-titre de « Kaena, la prophétie » (2003) est la seule à oser braver les interdits de sa communauté.

Les exemples cinématographiques sont innombrables et le septième art n'a pas fini de faire réfléchir l'humanité sur la question du genre. Soyons toutefois lucides : premièrement le cinéma ne suffit pas pour faire progresser les mentalités, deuxièmement il est lui-même imprégné par les stéréotypes de genre. On peut trouver de nombreux contre-exemples qui ne font que perpétuer les clichés, à travers des personnages qui entretiennent les lieux communs de la masculinité ou de la féminité – du héros bodybuildé à la bimbo soumise en passant par les mecs dingues de bagnoles ou les mères au foyer5. Le cinéma se nourrit évidemment d'images, donc de symboles. Plus ceux-ci sont facilement intelligibles par le public, plus ils continueront d'être servis comme ingrédients cinématographiques, quitte à conforter des normes sociales plus ou moins rétrogrades. Le chemin est encore long !


1 - Notons que l’expression « lobby catholique traditionaliste » est revendiquée par Civitas. Au moins le message est clair : ses partisans ont bien l'intention d'imposer leur norme unique à la société !
2 - Pour donner un exemple récent de rapprochement entre « théorie du genre » et « théorie de l’évolution » : le 8 mars 2014, le collectif « La Manif pour tous » organisait un « Grenelle de la famille » lors duquel la phrase suivante a été prononcée : « Il est plus simple aujourd’hui de dire que l’homme descend du singe qu’un enfant naît d’un homme et d’une femme ». Ou l’art de mixer deux combats moyenâgeux en un seul !
3- Notons d'ailleurs que, par une autre forme de cliché, l’homosexualité est souvent vue de façon caricaturale comme une féminisation systématique des hommes – et vice-versa pour les lesbiennes.
4 – Voir Liza Mundy, « The Gay Guide to Wedded Bliss », The Atlantic, juin 2013. Traduction partielle de l'article en français : « Ce que les couples gays peuvent apprendre aux hétéros », Courrier international, 29 mai 2013.
5 - Comprenons-nous bien : ces modèles sont rétrogrades avant tout parce qu’ils sont marqués par les stéréotypes de genre. En effet, il serait par exemple stupide de considérer qu’être mère au foyer est rétrograde et qu’être père au foyer est un signe de modernité ! C’est le grand déséquilibre homme-femme qui est rétrograde et non le modèle lui-même.

Raphaël Jullien

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