Alors que le nouveau Lars von Trier confirme l’appétence de ce dernier pour la provocation, il est peut-être temps, avec près de deux ans de recul, de mieux analyser la polémique qu’avait déclenchée la conférence de presse cannoise de son film précédent, "Melancholia". Le cinéaste danois semble d’ailleurs profiter de la première partie de "Nymphomaniac" pour régler quelques comptes avec ceux qui l’auraient mal compris en 2011, en faisant dire au personnage incarné par Stellan Skarsgard : « Je suis antisioniste et non antisémite, ce qui n’est pas la même chose, contrairement à ce qu’essayent de nous faire croire certains dirigeants politiques ». Retour donc sur un scandale qui a eu des conséquences festivalières : habitué des sélections pour la Palme d’Or (9 de ses 11 longs métrages !), Lars von Trier, un temps "persona non grata" à Cannes (puisque la direction du Festival a récemment indiqué qu'il était à nouveau le bienvenu), a en effet préféré Berlin pour présenter une version non censurée de "Nymphomaniac".
Avant de débuter, clamons deux choses essentielles. À titre collectif, la rédaction d’Abus de ciné rejette et combat tout type de discrimination et a fortiori l’antisémitisme. À titre individuel, mon admiration générale pour l’œuvre de Lars von Trier (comme en atteste le dossier que j’avais réalisé à son sujet) ne m’empêche aucunement d’être critique à son égard – y compris d’un point de vue artistique, sachant que je considère, à contre-courant de l’ensemble des avis, que "Melancholia" était son film le plus vide, le plus pathétique, en bref le moins bon. Il est ensuite nécessaire de revenir sur un certain nombre de détails concernant les faits.
Le 18 mai 2011, Lars von Trier et son équipe (dont ses deux actrices Charlotte Gainsbourg et Kirsten Dunst) présentent le film "Melancholia" à Cannes. Dès le traditionnel photocall, le cinéaste danois montre qu’il est en "mode provoc" en exhibant avec malice le mot fuck tatoué sur les phalanges de son poing droit. Un clin d’œil aux mains de Robert Mitchum dans "La Nuit du chasseur" ? Sans doute, puisque ce film fait partie de ses références. Toujours est-il qu’il n’y a rien d’étonnant de la part d’un réalisateur habitué aux provocations, tant dans ses films (avec "Antechrist" comme climax) que dans son attitude (avec la presse surtout).
Lors de la conférence de presse, Lars von Trier montre rapidement qu’il a la volonté d’être taquin avec ses actrices comme avec les journalistes. Par exemple, lorsque Charlotte Gainsbourg évoque le fait qu’elle ne le connaissait pas encore beaucoup lors du tournage de "Antechrist", le réalisateur blague sur le fait qu’il la connaît désormais bien mieux « sous tous les angles ». Plus tard, il s’amuse à parler de son prochain film qui sera, sur insistance de Kirsten, « un film porno », ses élucubrations vont crescendo notamment lorsqu’il affirme que ses deux actrices veulent désormais « quelque chose de plus hardcore ».
Il en remet même une couche un peu plus tard en plaisantant sur le fait que les orgasmes seront « feints » dans le film, sauf pour Charlotte Gainsbourg car cela tiendrait à une « façon différente de jouer ». Les actrices comme les journalistes sont plutôt hilares. A posteriori, vu le caractère sulfureux de "Nymphomaniac" (dans lequel Charlotte Gainsbourg joue mais pas Kirsten Dunst), on peut se dire qu’il n’y avait pas que de la blague malicieuse dans les propos de Lars von Trier. Mais, même avec ce recul, il est clair qu’il était surtout dans une logique d’humour plus ou moins provocateur.
Humour et amalgames volontaires
Vers la fin de la conférence, une journaliste britannique lui demande de revenir sur une interview qu’il avait donnée à un magazine danois, dans laquelle il avait évoqué ses origines allemandes et son intérêt pour l’esthétique nazi. Le réalisateur commence par évoquer son histoire personnelle, rappelant qu’il avait longtemps cru avoir des origines juives et était tout à fait « content d’être juif », mais il insère rapidement une vanne envers sa compatriote Susanne Bier (née de parents juifs), tout en se pressant de souligner explicitement qu’il s’agit d’une blague. D’ailleurs la salle rit beaucoup à ce moment-là.
Il jette ensuite un vrai froid lorsqu’il dit avoir finalement découvert qu’il avait des « origines nazies » (en faisant volontairement l’amalgame entre « nazies » et « allemandes »), affirmant que cela lui a « également apporté du plaisir » et assurant même « comprendre Hitler ». Dans la salle mais aussi à ses côtés, la gêne est palpable – seul Stellan Skarsgard (qui le regarde en souriant et en hochant la tête) semble prendre cela comme une vraie plaisanterie. Lars von Trier nuance toutefois en affirmant immédiatement qu’Hitler « a évidemment fait de mauvaises choses » mais qu’il pouvait « l’imaginer assis dans son bunker à la fin ».
Il mélange ensuite de façon beaucoup plus flagrante (tant dans le ton que dans le propos) des affirmations qui semblent sincères et des plaisanteries provocantes : « Je ne suis pas contre les juifs, même Susanne Bier » ou encore « Je suis évidemment très en faveur des juifs, enfin pas trop non plus car Israël est vraiment casse-couilles » (« pain in the arse » en VO). Le réalisateur se rend manifestement compte lui-même que ses propos vont être mal interprétés (il demande « Comment puis-je m’en sortir avec cette phrase ? ») et il essaie de revenir au cœur de la question posée à propos de l’art nazi et notamment d’Albert Speer (architecte et ministre nazi). Toutefois il ne termine pas son explication, soupire et finit par lâcher « OK je suis un nazi » avec un ton qui n’est assurément pas sérieux. La salle rit et la conférence se termine peu de temps après.
Des conclusions hâtives
Quand on revoit la conférence (qui est accessible in extenso sur Internet), il est assez facile de comprendre qu’il n’y avait pas de premier degré dans ce qu’affirmait Lars von Trier (en tout cas pas concernant les propos potentiellement antisémites). On peut tout à fait avancer que son humour était maladroit, déplacé ou de mauvais goût (avis qu’on peut aisément partager) mais il est difficilement acceptable d’en tirer des conclusions hâtives et disproportionnées en taxant les déclarations du réalisateur d’antisémitisme ou d’apologie du nazisme.
Les journalistes qui ont fait leurs choux gras de cette polémique ont rarement contextualisé les propos incriminés, à tel point qu’on peut se demander s’ils avaient vraiment assisté à la conférence. Des extraits ont été repris sans aucune analyse (notamment le fameux « OK je suis un nazi », qui ne comportait pourtant aucune ambiguïté), la tonalité et les réactions de la salle ont souvent été tues… Avec le recul, il semble que cette affaire soit révélatrice de la tendance actuelle au journalisme sensationnaliste et malhonnête, à la recherche constante du sujet qui fait parler et donc vendre, quitte à exagérer ou déformer la réalité.
Evidemment, Lars von Trier leur a amplement facilité la tâche en rajoutant une couche par la suite, se déclarant fier d’avoir été le premier réalisateur à être banni du Festival de Cannes ! Malgré cela, on peut déceler une faute journalistique massive : quand on traite un sujet, soit on le connaît sur le bout des doigts, soit on se renseigne. Or, quand on connaît la personnalité et l’œuvre de Lars von Trier, il n’est pas crédible de prendre ses propos au pied de la lettre quand il dit être nazi. Un simple visionnage de quelques-uns de ses films suffit à comprendre qu’il n’est ni raciste ni antisémite ni pro-nazi (regardez "Europa" ou "Manderlay"). Mieux : comment Charlotte Gainsbourg (qui est juive) aurait-elle pu accepter de tourner trois films avec lui, dont un après la polémique ?
Cette controverse est également symptomatique d’une époque où il n’est plus possible de faire de l’humour sur des sujets graves, et donc pas sur le judaïsme ou le nazisme. Il fut un temps où Pierre Desproges pouvait par exemple dire qu’Himmler était « chargé de résoudre le problème de la surpopulation chez les commerçants en milieu urbain, par la création de voyages organisés gratuits » et que « cet homme délicat préférait passer ses week-ends à Amsterdam plutôt qu’à Auschwitz où les apatrides pissaient sur les tulipes ». Durant les mêmes années 1980, son compère Luis Rego interprétait un sympathisant nazi dans un sketch devenu culte.
Où sont aujourd’hui les limites de l’humour ?
Si tout cela était produit de nos jours, des journalistes et polémistes de tous bords auraient à n’en pas douter crié au scandale en citant des extraits hors contexte. Mais tout ceci s’explique par le développement de deux attitudes extrêmes qui semblent contradictoires mais qui se provoquent mutuellement : d’un côté une aversion pour tout ce qui n’est pas politiquement correct, de l’autre un extrémisme décomplexé. C’est évidemment parce qu’il y a des dérives comme celles de Dieudonné que les limites du rire sont désormais difficiles à cerner ou à accepter.
Les choses sont pourtant assez simples : le cœur du problème concerne le second degré, forme d’humour qui comporte le risque d’être perçu au premier degré. Pour s’y retrouver, il est parfois nécessaire de comparer les déclarations humoristiques avec les autres attitudes ou discours de la personne concernée. Quand on analyse le cas Dieudonné, on remarque qu’il fait preuve d’un acharnement vis-à-vis des juifs, lequel dépasse l’humour soit disant potache ou ironique dont il prétend se parer pour sa défense – on est donc dans le premier degré et on tombe donc dans l’antisémitisme inacceptable. En revanche, rien de tel pour Desproges, Rego et autres Coluche. Idem pour Lars von Trier.
D’aucuns diraient que Lars von Trier n’est pas un humoriste. Un tel argument pose problème. Premièrement, l’humour n’est pas l’apanage des humoristes ; rappelons que les réalisateurs produisent aussi des comédies – d’ailleurs, même si ce n’est pas sa spécialité, Lars von Trier s’y est essayé avec talent dans "Le Direktor". Deuxièmement, comment pourrait-on accorder à certains le droit de faire de l’humour en public et pas à d’autres ? Faudrait-il mettre en place une carte d’humoriste sur le modèle de la carte de presse ? Cette dernière n’étant pas un gage de qualité journalistique, cela ne résoudrait pas le problème pour l’humour, et cela n’empêcherait pas les réels délires haineux comme ceux de Dieudonné.
Une dernière chose posait question dans cette polémique. En effet, la question de départ était implicitement celle-ci : comment Lars von Trier peut-il apprécier l’esthétique nazie et peut-on autoriser une telle affirmation ? Quels que soient les goûts de chacun, il n’y a aucune raison d’assimiler une esthétique et une idéologie, même lorsque la première s’est construite au service de la deuxième. Combien d’œuvres soviétiques méritent d’être estimées voire vénérées sans qu’on n’accorde de bienveillance envers le stalinisme ? Du côté du nazisme, combien d’historiens et critiques de cinéma ont loué la qualité artistique des films de Leni Riefenstahl alors même qu’il s’agissait d’une propagande nazie ? Plus largement, n’existe-t-il pas une multitude d’œuvres qui sont encensées alors que leurs créateurs sont vilipendés ? Récemment, on a d’ailleurs entendu de nombreuses personnalités s’indignant des propos de Dieudonné tout en rappelant (ou regrettant) qu’il avait du talent !
Il est donc tout à fait possible que Lars von Trier ait pu être agacé par cette forme de procès d’intention à son égard. Il est sans doute fâcheux qu’il ait réagi par une provocation en partie malvenue, mais il est sain de savoir prendre du recul sur ce genre de propos, pour éviter les conclusions simplistes qu'engendre une analyse précipitée des faits. Laissons le dernier mot à Lars von Trier lui-même : « Les gens voulaient m’entendre dire qu’Albert Speer n’était pas un grand artiste. Et cela, je ne peux pas. C’était un connard, responsable de la mort de beaucoup de gens, mais c’était aussi un artiste qui a eu une influence énorme sur sa postérité. Il faut tracer une ligne de démarcation –comme entre le sport et la politique ». Voilà. C’est ce qu’on appelle faire la part des choses.
Raphaël Jullien
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