Il n’existe pas plus provocateur que Gaspar Noé. Comme si le cinéaste s’extasiait de toutes les réactions exagérées de ses détracteurs. Deux films ont suffit pour lui faire un nom dans le microcosme du cinéma français. Un troisième pour créer le scandale, qui le révèlera autour du monde. A l’occasion de la sortie de son quatrième long-métrage "Enter the void" qui, une fois de plus, a fait sa petite sensation sur la croisette l’an dernier, Abus de ciné tente de définir ce réalisateur en marge.
2001, l'odyssée du plan séquence
En quatre films et quelques courts-métrages, Noé s’est construit un style qui lui est propre. Ses premières œuvres, jusqu’à la fin des années quatre-vingt dix, sont très statiques. Noé ne s’exprime exclusivement qu’en plans fixes. Il a beau faire une publicité contre la chasse ("Lâché d’animaux d’élevage") ou bien des clips pour les Frères Misère ou Insanely Cherful, matériaux qui ont vocations à être dynamiques, ses réalisations restent figées. Les mouvements de caméras restent parcimonieux et les acteurs évoluent dans le cadre. Parfois, ils sont tranchés au milieu des visages, ce qui leur enlève leur humanité et les réduit au rang de mannequins de chair animés. C’est particulièrement flagrant sur son premier court, "La tintarella di luna", son moyen-métrage "Carne" et son premier long, "Seul contre tous".
En 2001, il tourne "Irréversible", qui marque une césure dans sa filmographie d'un point de vue de la mise en scène. Gaspar Noé va s'approprier une grammaire cinématographique aux antipodes de ce qu'il produisait dans les années 90. Ses traditionnels cadres fixes deviennent des plans séquences déambulant dans d'improbables mouvements de caméra. Les premières minutes d'"Irréversible" donnent le La. On tourbillonne de scènes en scènes. Ses productions ultérieures resteront empreintes de ce style, que ce soit pour des clips musicaux ("Protège-moi" de Placebo), des films publicitaires (la campagne de l’été 2004 contre le sida), ou ses courts ("We fuck alone" pour "Destricted" de Larry Clark ou ses spots pour Eva).
Il délaissera les univers terne et gris (les cités ouvrières de "Carne", "Seul contre tous" et de "La tintarella de la luna") pour se rapprocher des lumières flashy du monde de la nuit. Même s'ils se déroulent pratiquement tous dans pénombre, ses films en deviennent plus colorés. Mais pas forcément plus rassurants : les néons blafards ou le tunnel d'"Irréversible", au rouge inquiétant, nous plongent dans un univers sordide. Les séquences en journées, elles, en deviennent lumineuses (La fin d'"Irréversible", le souvenir d'Oscar dans le parc avec sa sœur dans "Enter the void") et appellent systématiquement à la nostalgie.
Les sens en éveil, la rétine révulsée
Le cinéma de Noé n’est jamais omniscient ; toujours subjectif. La mise en scène sensorielle, immersive, plonge son audience en apnée dans la psyché torturée de ses personnages. Noé ne laisse aucun recul, si bien que le spectateur éprouve le besoin de se retrouver après chacun de ses films. En 1995, il réalise "Une Expérience télévisuelle d’hypnose", un court-métrage mettant en scène un hypnotiseur délivrant une séance devant la caméra. C'est avec ce court que son cinéma prend toute sa dimension sensorielle. Il use en effet d’effets visuels et autres ambiances sonores pour imprégner le spectateur dans cette expérience. A cette époque, Noé commence déjà à utiliser le stroboscope, qu’il emploiera ensuite à outrance dans “Irréversible”, provoquant les célèbres évanouissements dans plusieurs salles de France.
Il continue ensuite sa lancée en insérant tout au long de "Carne" et "Seul contre tous" les ruminements céliniens de son personnage principal en voix-off. Noé matraque les pensées nauséabondes et perverses de son boucher comme on déverse un vide-ordures sur la tête du spectateur. Comme emprisonné dans le cortex du vil protagoniste, "Seul contre tous" ne se regarde pas. Il se subit. Un peu comme la séquence du viol d’Alex dans "Irréversible" (avec ce plan vissé au sol qui nous met au même niveau que le personnage d’Alex), qui sera vécu comme un traumatisme pour la majorité des spectateurs. On ne regarde pas les films de Gaspar Noé. On les ressent.
L’empreinte de Noé
Le cinéma de Noé est fondé sur des partis-pris de mise en scène qui le rendent atypique et expérimental, ce qui n’empêche pas la controverse. En réalisant un film composé uniquement de plans séquences, Noé procure crée un effet immersif car continu. Les seules coupures consistent en des ellipses à travers des plans de caméras tourbillonnants. Au lieu de se retrouver dans la peau d’un personnage, le spectateur se voit comme prisonnier dans la peau d’une mouche qui suit inlassablement les protagonistes. L’effet produit est saisissant, et l’on ne ressort pas indemne de la salle. Dans "Enter the void", Noé pousse l’expérimentation encore plus loin. Le film ne contient absolument aucune ellipse temporelle et parait avoir été construit en un seul plan séquence de deux heures et demie. L’œuvre se découvre à travers les yeux et le cerveau d’Oscar (Noé va même jusqu'à simuler le clignement des yeux). Les déambulations de la caméra confèrent une incroyable impression de liberté.
Ce saltimbanque du 16 mm, qui déteste s’embarrasser avec la technique, exige un travaille minimaliste sur la lumière et refuse toute limite à la caméra. Chez Noé, l'objectif traverse les murs, les vitres des voitures, le cerveau et même l’intimité de ses personnages. Dès lors, il s’instaure ses propres limites dans des films à concepts, limites qui créeront elles-mêmes des difficultés techniques pour des prises de vue improbables défiant toutes lois physiques.
Cette mise en scène viscérale et hypnotique a toujours été l’une des signatures de Noé. C’est d’ailleurs ce qui rend son cinéma si singulier. Au-delà de l’aspect visuel, Noé porte une attention toute particulière au son. Son utilisation demeure une composante intégrante de sa volonté d'immerger le spectateur dans son univers et, surtout, d'influencer sa perception. Initié à l'hypnose, il imposera cette oscillation sonore à Thomas Bangalter, dans "Irréversible", pour la séquence du Rectum (une back-room gay), afin de renforcer le malaise et le caractère infâme de ce lieu de dépravation outrancière. L'audience se retrouve vite à la place d’Alex d’"Orange mécanique", à subir le magma d’images et de sons qui resterons gravés dans son subconscient.
La part sombre de l'homme
Si la forme est toujours hallucinante, le propos lui, n’est jamais très profond. Outre ses récursives qui ne parlent qu’à ceux qui veulent bien lui donner un sens (« Le temps détruit tout » dans "Irréversible" et « Chacun sa morale » de "Seul contre tous"), le fond des films de Noé n’est jamais dénonciateur ou sociétal. Aucun jugement ne transpire de ses films, ce qui a tendance à déstabiliser la masse qui le taxera de fasciste, complaisant et autres qualificatifs affectueux. Raciste pour “Seul contre tous”, car il reste difficile dans ce long-métrage de distinguer ce que l’auteur pense de son personnage. Pourtant, outre ce sentiment de mal à l’aise qui nous parcourt, conséquence directe de sa mise en scène immersive, "Seul contre tous" ne fait que décrire les ressentis primaires, incestueux du boucher envers sa fille et haineux envers la société. Il s’agit d’un voyage au plus profond du subconscient d’une personne que la vie avilie.
Ce vertige de la conscience, cette part sombre, violente et inhumaine qui sommeille en chacun est l’un des thèmes récurrents dans l’œuvre de Noé. Dans “Enter the void”, Oscar laisse libre cours à ses fantasmes incestueux en infiltrant l’esprit de ses amants, alors qu’il ne l’a jamais touchée, malgré une relation fraternelle pour le moins fusionnelle. Dans "Irréversible", le personnage d’Albert Dupontel, pourtant plus réfléchi que celui de Cassel, est bel est bien celui qui défonce le crâne d’un des clients du Rectum à coups d’extincteur. Poussé dans ses retranchements, assistant à la dérouille que prend son ami devant lui, l’instinct protecteur de Pierre prend le dessus et se transforme en véritable sauvagerie, dans un lieu qui n’en est pas moins sauvage.
D’ailleurs, Noé aime les environnements urbains moroses, la grisaille des HLM, les boucheries chevalines crasseuses, les ruelles sombres et autres clubs techno sordides. Toute sa filmographie se déroule à l’intérieur de quartiers qui font peur à traverser. Le monde de la nuit plane toujours dans ses productions. Pas celui aux strass et paillettes qui fait rêver les héroïnes de "Tout ce qui brille", non, celui des bas fonds, des rues ou des passages famés de dealers et prostituées, des boites aux ambiances malsaines portant des noms évocateurs comme le Rectum ou le Void.
Les films de Gaspar Noé s’inscrivent tous dans le ressentiment de la perte de l’être cher à la suite d’un évènement tragique et inattendu faisant basculer toute une vie. Le meurtre de l’ouvrier commis par le boucher de "Carne" et de "Seul contre tous" qui le privera de sa fille, le viol d’Irréversible, chronique d’un bonheur condamné, qui poussera Pierre à se venger sur le mauvais coupable, ou encore l’accident de voiture d’"Enter the void" qui amènera à la séparation d’Oscar et de sa sœur. Que l’on se retrouve dans la peau d’un petit dealer ou d’un boucher haineux envers le monde, ou que l’on suive un couple qui perd tout pour une stupide dispute, ces situations tragiques et irréversibles touchent car le point de non-retour fait frémir.
Alexandre Romanazzi
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