DOSSIER

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FOCUS SUR "MISSION : IMPOSSIBLE" (1/3)


MISSION : IMPOSSIBLE – Cartographie des faux-semblants

L’adaptation d’une série télévisée au cinéma est en soi un défi de premier choix, que leurs auteurs, aussi téméraires soient-ils, tentent souvent de relever sans en mesurer la spécificité et le besoin de faire correspondre adroitement les deux supports. Le problème est toujours le même : doit-on « faire comme » jusqu’à aboutir à un simple épisode rallongé, ou tenter une trahison intelligente au risque de se mettre à dos les fanatiques de la série ? Pas facile de faire un choix, et en général, il apparait judicieux de faire le grand écart afin de surprendre son audience et de conserver l’esprit du matériau de base. Avec le recul, on peut clairement qualifier la franchise "Mission : Impossible" comme la plus belle incarnation de ce paradoxe sacré : casser la logique de la série en mille morceaux pour finalement mieux la reformer et la transcender.


Créée en 1966 par le producteur Bruce Geller et diffusée pendant sept ans sur la chaîne CBS, la série "Mission : Impossible" aura comptabilisé pas moins de 171 épisodes. Une longévité assez impressionnante si l’on en juge par la structure immuable – donc potentiellement lassante – de chaque épisode : 1) Message. 2) Générique. 3) Briefing et composition de l’équipe. 4) Mission. 5) Conclusion. Ce qui reste aujourd’hui de la saga d’un point de vue purement mémoriel se limite à deux éléments : le thème mythique de Lalo Schifrin lors du générique de début, et surtout une introduction définie par l’écoute d’un message audio démarrant et finissant de la même manière (de « Votre mission, si toutefois vous l’acceptez… » à « Ce message s’autodétruira dans cinq secondes »). Une série bâtie autour du même pilier : Jim Phelps (Peter Graves), chef d’une équipe de l’IMF (Impossible Missions Force), chargée d’effectuer les missions les plus délicates, dans l’illégalité la plus totale, toujours avec psychologie et si possible sans aucune violence, afin de sauvegarder les intérêts des pays alliés – la série se déroule en pleine guerre froide. Leurs moyens ? Infinis : déguisements, sosies, faux argent, mises en scène, électronique, informatique, chirurgie esthétique et logistique sophistiquée. À chaque épisode sa mission, riche en suspense comme en coups de théâtre, en plus de laisser la part belle aux interactions d’une équipe soudée et efficace.

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Il en est de même pour les cinq films de la saga, supervisés depuis 1996 par un Tom Cruise investi à la fois comme acteur casse-cou et producteur bienveillant. Le choix d’un cinéaste différent pour chaque épisode est déjà le premier gros avantage de la franchise : ce parti pris offre à cette dernière de changer à chaque fois de look, de personnalité et de mise en scène, même au travers d’une structure narrative qui honore les fondamentaux de la série télévisée tout en les retravaillant. De Brian de Palma à Christopher McQuarrie en passant par John Woo, J.J. Abrams et Brad Bird, la saga a toujours su se renouveler, ne jamais se reposer paisiblement sur ses acquis, tenter de nouvelles approches et encapsuler à chaque fois un désir de mise en scène finalement on ne peut plus théorique.

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Le deuxième apport vis-à-vis de la série vient cette fois-ci du fil directeur de la franchise : en lieu et place du célèbre Jim Phelps s’impose désormais le mythique Ethan Hunt, héros qui ne veut surtout pas l’être, tête brûlée dépassée par les événements et confrontée à un danger immesurable. Ce protagoniste, Cruise aura pris toujours soin de l’incarner de façon à la fois banale et survoltée, prenant visiblement un pied fou à l’installer dans des situations inouïes, à le pousser à imaginer des plans ultra-tarabiscotés (y compris quand l’urgence prend le dessus sur la réflexion) ou à le faire naviguer d’une épisode à l’autre tel un palimpseste censé réécrire sa propre logique (déjà expert en déguisements et mises en scènes, Hunt semble réécrire une nouvelle cellule IMF au début de chaque film). Voilà la logique de la saga : faire de la mise en scène un double vecteur, celui d’un risque délicieux et celui d’un désir théorique de transformer les règles du monde.

C’est de là que découle le troisième et dernier point fort de la franchise : une mise en scène qui dévoile sans cesse un goût immodéré pour les scènes d’action les plus extraordinaires, pour le coup assez absentes de la série télévisée, et que des cinéastes plus qu’inspirés ont su prendre un pied d’honneur à rendre aussi immersives que possible, qui plus est avec le soutien d’un acteur désormais réputé pour effectuer lui-même ses cascades. Pour la peine, on a pris soin de vous en sélectionner une dans chaque film, même si le choix fut parfois difficile. Mais dans l’immédiat, retournons en 1996…

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"MISSION : IMPOSSIBLE" de Brian De Palma
Avec Tom Cruise, Jon Voight, Emmanuelle Béart, Henry Czerny, Ving Rhames, Jean Reno, Vanessa Redgrave, Kristin Scott-Thomas, Emilio Estevez…
Sorti au cinéma le 23 octobre 1996


L’histoire : Jim Phelps et ses agents de l’IMF sont envoyés à Prague afin d’appréhender un espion ennemi au cours d’une réception à l’ambassade américaine : l’homme en question s’apprête à dérober une disquette contenant la liste secrète des agents infiltrés en Europe centrale. Mais la mission tourne mal : toute l’équipe est décimée, à l’exception d’Ethan Hunt. Peu après, ce dernier apprend alors que la CIA, persuadée que l’équipe de Phelps était infiltrée par une « taupe », avait envoyé secrètement une seconde équipe pour les surveiller. Étant le seul survivant, Ethan est alors soupçonné d’être le fameux traitre. Il lui faut désormais fuir afin de découvrir la vérité…

Le rapport avec la série : Ce n’est un secret pour personne : une large partie des fans n’aura pas hésité à conspuer cette première adaptation. La raison ? Sans doute que le fait d’avoir choisi Jim Phelps pour être la fameuse « taupe » a fini par en horrifier plus d’un, à commencer par son interprète principal Peter Graves – qui aura d’ailleurs refusé de reprendre son rôle à cause de ce twist final. Mais ceci n’est qu’un détail, tant la mission de Brian De Palma, aidé en cela par deux brillants scénaristes (David Koepp et Robert Towne), aura eu des conséquences plus vastes et plus stimulantes sur la logique soi-disant immuable du feuilleton télévisé. Pendant le premier quart d’heure, tout coule de source : un message qui s’autodétruit, un générique génial où Danny Elfman redynamise le thème culte de Schifrin, une équipe formée (petit détail : seul le personnage de Phelps a été conservé par rapport à la série), une mission qui semble se dérouler comme prévu… Et boum ! Tout à coup, l’impossible se produit : la mission échoue et toute l’équipe est éliminée ! Pour le spectateur, c’est évidemment un choc. À partir de là, l’objectif ne sera donc plus de suivre une logique devenue familière, mais de s’investir au cœur même de la mécanique d’une série qui a fait de la « mise en scène » son propre sujet. Ne pas oublier que l’univers de "Mission : Impossible" est en soi un dédale de duplicités, de masques et de faux-semblants (le film débute d’ailleurs à Prague, patrie de Kafka : hasard ?), dans lequel une vérité se doit d’être identifiée au prix d’une mission périlleuse. De Palma a donc trouvé l’idée suprême : la mission de ce premier film devient une mise en abyme de la série, ici disséquée par un savant jeu de miroirs, et donc obligée de retravailler et de transcender sa logique de départ.


L’impression globale : On peut clairement parler d’un coup de maître. En plus de renouer enfin avec le succès après les échecs commerciaux successifs de "L’Impasse" et du "Bûcher des vanités", Brian De Palma trouvait avec "Mission : Impossible" un terrain idéal pour recycler ses thèmes les plus connus, du voyeurisme aux faux-semblants en passant par le trompe-l’œil. On peut d’abord juger que les ficelles d’un scénario manipulateur à l’extrême lui permettent ici de reprendre le concept de la série (une mission à accomplir par le biais d’une mise en scène sophistiquée) pour mieux le dynamiter (l’échec inaugural de la mission pousse Ethan Hunt à reconstituer la cellule IMF, donc à rebâtir en tant que telle l’identité de la série). Nul doute qu’on l’imagine se projetant dans le personnage de Jim Phelps, ici redéfini en faiseur d’illusions aux intentions souterraines. En cela, fidèle à son image de démiurge sadique, De Palma s’en donne à cœur joie dans l’accroissement insidieux de la paranoïa (les décadrages en contre-plongée sur Tom Cruise et Henry Czerny pendant la scène du restaurant génèrent une trouille quasi polanskienne), joue sur le triple sens d’un dialogue qui se retrouve parfois en conflit avec l’image, confère à sa mise en scène une portée vertigineuse à force de multiplier les faux-semblants et les poupées russes, et, l’air de rien, fait de ce premier film un immense trompe-l’œil qui brouille nos propres perceptions d’une action – un exercice dans lequel il s’est imposé comme un maître.

La scène qui tue : On pourrait évoquer la poursuite finale sur le toit du TGV, mais rien ne sera plus impressionnant ici que la scène de cambriolage du siège de la CIA à Langley. Imaginez une chambre forte hermétique, contenant un terminal d’ordinateur dans lequel réside une liste informatique que vous souhaitez récupérer. Problème : la salle n’est accessible que par une seule et unique personne habilitée, qui doit passer plusieurs contrôles de sécurité (codes d’accès numériques, empreinte vocale, double clé électronique, exploration rétinienne…). Et quand personne n’est dans la pièce, c’est encore pire : une bouche d’aération protégée en permanence par des rayons laser, un détecteur de vibrations sensible au moindre petit murmure, une alarme thermique qui s’active si la température de la pièce augmente d’un seul petit degré Fahrenheit, et un sol sécurisé qui interdit toute pression sous peine d’activer l’alarme. Ainsi, le temps d’une suspension quasi kubrickienne où le silence est d’or et la tension insoutenable, on a l’impression d’être en pleine science-fiction. La dernière fois qu’une telle sensation d’apesanteur métaphysique avait pu être ressentie, c’était dans le vide spatial de "Gravity". Soit dix-sept ans plus tard.

La réplique qui tue :
« Souhaitez-vous regarder un film, monsieur Phelps ?
– Non merci, je préfère le théâtre.
– Aimeriez-vous connaître le cinéma ukrainien ? »

(dialogue d’introduction entre Jim Phelps et une hôtesse de l’air venue lui donner le fameux message)

Lire la seconde et la troisième parties de l'article

Guillaume Gas

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