DOSSIER

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ANALYSE : l'inexorable processus de la folie chez Fabrice Du Welz


Présenté au festival de Gérardmer en 2005, le « Calvaire » du Belge Fabrice Du Welz avait fait sensation : cette petite coproduction franco-belge venait sans vergogne secouer des spectateurs blasés. Aussi étrange que cela puisse paraître, « Calvaire » fut comme un bol d’air pour les amateurs de cinéma de genre francophone : enfin un long-métrage avait le courage de ses ambitions et bataillait jusqu’au bout pour ses idées ; enfin un cinéaste francophile donnait au genre hexagonal ses lettres de noblesse en digérant le modèle américain. Et tout ça pour quoi ? Pour une sortie ultra-confidentielle limitée à quelques salles parisiennes et pour une semaine ou deux d’exploitation. Il semble que ce soit là le destin des films les moins consensuels…

A priori mieux placé sur la ligne de départ, « Vinyan » ne semble pas mieux s’en tirer en termes de diffusion, malgré les « concessions » faites par Fabrice Du Welz : passage du français à l’anglais dans le texte, comédiens plus bankables que Laurent Lucas et Jackie Berroyer – Emmanuelle Béart et Rufus Sewell qui ne déméritent pas. Il semble même qu’avec « Vinyan » le cinéaste belge a bénéficié d’une liberté de ton plus franche encore que pour son précédent long-métrage. « Vinyan » s’avère au final plus éprouvant que « Calvaire », ce qui n’était pas une mince affaire.

Mais la rapide éviction de « Vinyan » du paysage des exploitants hexagonaux interroge : peut-être le symptôme d’une incapacité du public à décrypter l’univers opaque et inquiétant de Fabrice Du Welz ? Certes, que faire de ces personnages insaisissables et monstrueux, de ces décors étouffants, de ces atmosphères lourdes et irrespirables ? Les deux films tendent à provoquer chez le spectateur un même chaudron de sensations : joie et peine, jouissance et douleur ; on y produit le bien comme le mal, on y fait l’amour comme on tue ; et c’est un tourbillon visuel qui vient terrasser les dernières gouttes de raison. Mort de la Raison ? Il y a de ça dans « Calvaire » et « Vinyan », deux œuvres qui n’hésitent pas à pénétrer le domaine réservé de la folie pour mieux en étudier la progression. Seul le décor change : l’Est de la France dans « Calvaire », la jungle birmane dans « Vinyan » ; mais qu’importe la scène quand se joue le même drame humain ?

« Calvaire » est un cancer et « Vinyan » une fièvre : les deux films calquent leur progression narrative sur le modèle de la maladie avec, en guise de séquences, des symptômes médicaux instillant lentement le virus de la démence. Ici et là, les malades ne sont pas seulement les protagonistes : c’est le monde entier qui est malade, c’est la France et la Thaïlande ; c’est l’Univers et ce sont les atomes mouvant dans nos corps. Tout est malade, donc, dans ce cinéma à fleur de peau, dans un voyage délirant où le sensible prend irrémédiablement le pas sur l’intelligible, où il ne s’agit plus de comprendre mais d’éprouver.

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Les hommes du « Calvaire »

« Calvaire » débute sur le visage de Mark Stevens (Laurent Lucas), chanteur raté qui dégaine ses airs désuets devant des parterres de vieilles femmes dans des maisons de retraite qu’il parcourt sans passion. Cette indifférence, qu’il affiche face aux déclarations très enflammées d’une pensionnaire puis de la directrice de l’établissement incarnée par Brigitte Lahaie, Stevens va en quelque sorte la « payer » lorsqu’il devient la cible des désirs des hommes du village près duquel il atterrit, sa camionnette en panne, en logeant chez l’aubergiste Paul Bartel ; le manque d’affection des vieilles femmes se répercute sur Stevens qui, de fait, attire celle, décalée, de Bartel et des autres villageois, tous persuadés que Stevens est en réalité Gloria, ex-femme de Bartel partie vers de meilleurs horizons, ex-maîtresse de ces paysans en manque d’amour. C’est en même temps la folie des personnages qui crée cet amour impossible pour un homme, et l’amour pour cet homme qui motive cette folie ; folie communicatrice ; folie cancéreuse.

Quel est le mode de progression du cancer, cette maladie effrayante du XXe siècle ? C’est l’entrechoquement de cellules saines et de cellules viciées qui cause le développement du mal ; c’est la rencontre accélérée de la corruption et de l’innocence qui produit la décrépitude de l’organisme ; des cellules indépendantes phagocytées par ce qui n’est d’abord qu’une unique cellule mauvaise, et progressivement, et inexorablement ce sont toutes les cellules saines du corps qui le deviennent à leur tour. Jusqu’à extinction.

La folie, qui n’est pas le symptôme d’un mal mais bien la maladie elle-même, progresse dans « Calvaire » d’une manière identique : de proche en proche. Les cellules « Stevens », « Bartel » et « Villageois » rentrant en collision, les saines sont vite corrompues par la mauvaise – en l’occurrence la cellule « Stevens », élément perturbateur qui déclenche les événements. Certes, la maladie est latente chez Paul Bartel et chez les villageois, il suffit au faux chanteur d’apparaître pour la révéler ; mais dans la logique du film il en est tout autant le destinataire que la cause première : s’il ne propage pas le mal, tout du moins il le déclenche.

La mise en scène, entièrement maîtrisée, contribue à cette contagion : guidé par une succession de plans rapprochés et de plans larges, le spectateur se sent sécurisé grâce à l’équilibre des échelles de plans, constance qui nous pousse à croire que cet Enfer a sa propre sortie et qu’il s’agit d’une question de temps avant que Stevens ne la trouve. Jusqu’au tourbillon final, où la folie s’empare du cadre en même temps que des villageois : la caméra s’envole, filme la scène en plongée totale, et tournoie sur elle-même jusqu’à donner la nausée. C’est cette turbulence visuelle, avec sa mêlée de corps, qui offre à Stevens son échappatoire.

C’est donc à travers un schéma de contagion que se propage la folie dans « Calvaire ». Cette démence, une fois pleinement développée et intégrée, le moment d’équilibre des folies se concentrant dans la séquence où les villageois, interrompus par la crise d’un Bartel jaloux, se mettent tous ensemble à danser sur un air lugubre et lancinant, cette démence finit par s’emparer même de la cellule « Stevens » et contamine l’innocent chanteur pour vieilles dames. Grimé en femme, transfiguré en Gloria, corrompu par la succession des folies individuelles qui s’accumulent, face à face avec tout un troupeau de mâles persuadés de poursuivre une femelle, Stevens, dans le dernier plan, et alors que l’un de ses traqueurs (joué par Philippe Nahon) se noie grossièrement dans la vase, répond à celui-ci en lançant un très faible « Je t’aime ». Ultime acte de soumission à son bourreau ? Non, car le bourreau est désormais impuissant. C’est plutôt qu’à cet instant la contagion est effective, et Stevens tout à fait prisonnier du rôle de femme dont on a voulu à tout prix lui faire endosser le costume. La démence a gagné.

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Les enfants de « Vinyan »

A l’inverse du cancer, dont la progression est lente et inexorable, la fièvre se manifeste dans l’organisme par des poussées brusques et ponctuelles de la température corporelle, poussées qui provoquent une perte des repères géographiques, une certaine dégradation des sens, ainsi que des délires et des hallucinations illustrés par des comportements impulsifs et violents. Ces crises sont échelonnées avec de soudains retours à une tranquillité artificielle dans une succession d’humeurs déroutantes, et ce jusqu’à l’explosion fiévreuse finale qui tend à la démence.

Comment mieux définir la marmite de sensations produites dans et par « Vinyan » ? Conte de la folie ordinaire, ce film pousse très loin le rapport entre l’image et la sensibilité du spectateur, provoquant chez ce dernier une réaction épidermique, comme en témoignent les premières secondes du film : une saturation d’angoissantes particules lumineuses mêlées à une bande sonore agressive faite de sons insaisissables. Le calme apparent des séquences qui suivent sonne donc faux. Jeanne Bellmer (Béart) sort de l’eau et rejoint son mari, Paul (Sewell), sur une plage de Phuket, en Thaïlande ; elle Française, lui Américain, ils avaient un fils, Joshua, disparu lors du tsunami qui ravagea l’Asie du sud-est en 2005. Déjà le traumatisme se cache, latent : il surgit sans prévenir lors d’une soirée de charité pour les enfants orphelins de Birmanie, le temps d’un plan dans un documentaire montré aux invités par une humanitaire européenne, Kim. Jeanne aperçoit en arrière-plan d’une bande d’enfants une silhouette vêtue d’un pull rouge qu’elle reconnaît fiévreusement comme son fils, sans autre preuve que l’instinct d’une mère : c’est lui, ce ne peut être que lui, et si Paul accepte d’abord de se lancer dans la folle quête de la progéniture à la frontière birmane, c’est surtout dans l’espoir que ce voyage aboutisse à un deuil jusque-là rejeté.

La plongée est brutale. En un déclic – le temps qu’il faut à Jeanne et Paul pour quitter le taxi qui les ramenait chez eux et aller zoner dans les rues de la ville à la recherche du guide de Kim – le film bascule vers un univers où les sens habituels n’ont plus cours. La mise en scène, volontiers expérimentale et chaotique, accompagne cette poussée fiévreuse : la caméra virevolte entre les corps, s’attache à des visages qu’elle repousse immédiatement, se perd dans l’obscurité d’une ruelle avant de retrouver son chemin à la lumière diffuse d’une boîte de nuit bruyante ; le spectateur, privé de repères géographiques, est pris de nausée. Déséquilibré, le monde bascule en même temps que s’effiloche la raison de Jeanne, progressivement effacée au profit du seul instinct.

A mesure que les protagonistes s’enfoncent dans la jungle birmane, pendant une bonne moitié du film, guidés par deux hommes étranges, puis livrés à eux-mêmes lorsque ceux-ci disparaissent, il semble que le récit s’affranchisse tout à fait de la réalité. La température augmente et les délires et hallucinations, symptômes de la fièvre, remplacent bien vite la simple dégradation des sens ; Paul se débat dans des visions entre rêve et cauchemar où il serre son fils dans ses bras ; Jeanne s’enfonce dans la démence tant et si bien que confrontée à un petit Asiatique qu’on voudrait faire passer pour Joshua, elle s’imagine reconnaître son fils disparu.

L’enfant, la quête de l’enfant : origine de la maladie, mais également seule médication possible pour une mère.

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Victoire de la folie

Le processus de la folie a pour origine un trouble dans l’identité. Ce ne sont plus les yeux qui se trompent mais l’entendement lui-même qui échoue à la reconnaissance, et décide de remplacer le corps offert par le corps désiré – afin de conserver, peut-être, ce qui reste d’équilibre dans la conscience. En perdant la reconnaissance des êtres et des choses, nous perdons pied dans la réalité, nous nous noyons dans une folie passive où les formes et les genres se confondent. Bartel prend Stevens pour son ex-femme, Gloria, et par le jeu de la contagion, Stevens finit par devenir cette femme ; Jeanne, dans un accès de démence, confond un petit Asiatique avec son fils et finit par accepter n’importe quel enfant comme étant le sien. Quand le corps est entièrement perverti par le mal, c’est que la maladie a gagné.

« Calvaire » et « Vinyan » célèbrent la victoire totale de la folie sur la Raison, de l’illusion sur la réalité. Victoire psychologique dans le premier (le « Je t’aime » de Stevens / Gloria), physique dans le second (le sort réservé à Paul par la « secte des enfants » à la solde de Jeanne). Le succès mental de « Calvaire » est rendu possible par un processus corporel qui passe par le travestissement de Stevens et les tortures perpétrées sur son corps ; tandis que l’annihilation physique de Paul, qui boucle « Vinyan », s’explique par un processus psychologique ayant pour point de départ la perte de l’enfant et sa négation. Dans les deux cas, la Raison, personnifiée d’un côté par Stevens, de l’autre par Paul, est éliminée, tout à fait gommée, pour que la folie seule envahisse pleinement l’écran. Avant d’envahir le monde.

Eric Nuevo

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